Être en prison dans une prison

Sous toutes ses formes, l’isolement cellulaire est une pratique qui porte atteintes aux droits des personnes incarcérées, malgré les tentatives d’encadrement par les services correctionnels au Québec et au Canada. Cet article explique ce qu’est l’isolement cellulaire et pourquoi il est nécessaire d’y mettre fin.

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Droits et libertés, printemps / été 2024

Être en prison dans une prison

Lynda Khelil, responsable de la mobilisation, Ligue des droits et libertés

Me Nadia Golmier, avocate carcéraliste et membre du comité Enjeux carcéraux et droits des personnes en détention de la Ligue des droits et libertés

L’isolement cellulaire est une pratique déshumanisante et dégradante qui consiste à priver une personne incarcérée de contacts sociaux pendant une période significative. Il est bien connu que cette pratique radicale entraîne des conséquences néfastes sur la santé des personnes. Bien qu’elle soit sans cesse dénoncée et qu’en 2019, des tribunaux ont déclaré que la pratique bafoue les droits des personnes incarcérées, l’isolement continue d’être utilisé largement dans les prisons provinciales du Québec.

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Les effets de l’isolement ont été démontrés par de nombreux experts. La privation de contacts humains, de liens sociaux et d’activités infligée aux personnes incarcérées soumises à l’isolement affecte leurs habiletés sociales et provoque un spectre de conséquences sur leur santé mentale et physique : accentuation des troubles d’ordre psychologique déjà présents, perte de la maîtrise des réalités temporelles, spatiales et sociales, anxiété, paranoïa, dépression, psychoses, attaques de panique, explosions de violence, automutilations, tentatives de suicide, troubles cognitifs, troubles obsessifs compulsifs et stress post-traumatique.

L’isolement des personnes incarcérées est interdit par les normes de droit international énoncées dans l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (aussi appelées Règles Nelson Mandela). La pratique y est définie comme le fait d’isoler une personne incarcérée 22 heures ou plus par jour, sans contact humain réel et significatif. L’isolement est dit prolongé lorsqu’il dure plus de 15 jours consécutifs ; il s’agit alors de torture.

S’il est indéniable que les normes internationales ont grandement contribué à une prise de conscience du public sur les conséquences de l’isolement, il apparaît aussi que le seuil établi de 22 heures à 24 heures sur 24 limite notre compréhension de cette problématique. En effet, qu’en est-il des situations où les personnes incarcérées sont confinées pendant 21 heures 45, 21 heures 30, 20 heures, 18 heures pendant des jours et des jours ? Qui plus est, l’adhésion à ce seuil mine notre capacité collective à faire éclater le paradigme de l’isolement qu’imposent les autorités carcérales. Nous y reviendrons.

Atteinte aux droits et libertés

En 2019 et 2020, après une longue lutte judiciaire contre Service correctionnel Canada (SCC), les Cours d’appel de la Colombie-Britannique et de l’Ontario ont déclaré que l’isolement cellulaire de 22 heures et plus par jour sans contact humain significatif est une pratique qui bafoue les droits des personnes incarcérées protégés par la Charte canadienne des droits et libertés1. Plus précisément, les tribunaux ont statué que cette pratique porte atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité (art. 7) et constitue un traitement cruel et inusité (art. 12). Rappelons qu’une peine d’incarcération entraîne une privation de liberté de circuler en société, mais que les personnes incarcérées demeurent titulaires de tous leurs droits pendant toute la durée de leur détention. Cela inclut le droit à la liberté résiduelle, une notion juridique signifiant que les personnes incarcérées ont le droit de circuler au sein de l’établissement de détention et de ne pas être mis en isolement, une pratique qui équivaut à être placé en prison dans une prison.

Les unités d’intervention structurée au fédéral

En réaction aux décisions des tribunaux, Service correctionnel Canada (SCC) a annoncé en 2019 la mise en place d’un nouveau modèle censé remplacer l’isolement cellulaire : les unités d’intervention structurée (UIS). Elles consistent à garantir aux personnes qui y sont isolées deux heures de contacts humains dit significatifs. Depuis son implantation, plusieurs voix affirment que l’isolement se poursuit, mais sous un autre nom, et que plusieurs règles qui régissent les UIS ne sont pas suivies. Dans son rapport annuel 2021-2022, le Comité consultatif sur la mise en œuvre des unités d’intervention structurée constate par ailleurs que les personnes autochtones et les personnes ayant des problèmes de santé mentale sont surreprésentées dans les UIS – tout comme elles l’étaient auparavant en isolement cellulaire2.

Formes d’isolement au Québec

En dépit des décisions des tribunaux canadiens, des Règles Nelson Mandela et des conséquences avérées sur la santé mentale et physique des personnes incarcérées, l’isolement cellulaire demeure une pratique courante dans les prisons provinciales au Québec. Cette pratique revêt différentes appellations selon les motifs (disciplinaires, préventifs et administratifs) invoqués par les autorités carcérales. Un survol des différentes formes d’isolement permet de constater l’ampleur de cette pratique et son caractère arbitraire.

Isolement disciplinaire

Le premier type, l’isolement disciplinaire, est régi par l’Instruction sur la discipline et responsabilité de la personne incarcérée. Ce type d’isolement peut découler d’une mesure temporaire, imposée en réaction à ce qui est considéré comme un manquement disciplinaire (maximum de 24 heures, en théorie), ou encore constituer une sanction disciplinaire imposée par le comité de discipline de la prison (maximum 5 ou 7 jours). Les services correctionnels utilisent deux expressions pour désigner cette forme d’isolement : réclusion (quand l’isolement a lieu dans un secteur différent du secteur de vie habituel de la personne) et confinement (lorsqu’il a lieu dans sa propre cellule). Il est à noter que dans les pénitenciers fédéraux, l’isolement ne peut plus être imposé comme sanction disciplinaire depuis 2019.

Rappelons qu’une peine d’incarcération entraîne une privation de liberté de circuler en société, mais que les personnes incarcérées demeurent titulaires de tous leurs droits pendant toute la durée de leur détention.

Le régime disciplinaire dans les prisons du Québec ne respecte pas la Charte canadienne qui énonce à l’article 7 que toute privation de liberté (incluant les atteintes à la liberté résiduelle des personnes incarcérées) ne peut être imposée qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Or, le régime disciplinaire au Québec ne prévoit pas de procédures permettant d’assurer l’impartialité des décideurs, ne garantit pas le droit à l’avocat-e, procède par renversement du fardeau de preuve, c’est-à-dire qu’il est demandé à la personne détenue de s’expliquer, et procède selon la norme de la prépondérance de preuve au lieu de celle du hors de tout doute raisonnable qui devrait s’appliquer lorsqu’un décideur prend une décision pouvant porter atteinte au droit à la liberté résiduelle. Une action collective contre l’isolement disciplinaire de 22 heures et plus par jour a été intentée au Québec contre les services correctionnels.

Isolement préventif

L’isolement préventif, quant à lui, est appliqué dans deux types de situations : pour dissimulation d’objets prohibés et pour la prévention du suicide. Dans le premier cas, la personne incarcérée est placée en cellule d’isolement préventif (cellule sèche) lorsque l’établissement considère qu’« il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle dissimule des objets prohibés dans ses cavités corporelles3 ». Selon l’instruction encadrant cette pratique qui implique aussi des fouilles à nu déshumanisantes, l’isolement peut durer au plus 72 heures et peut être prolongé une seule fois pour une période maximale de 24 heures (en théorie).

Dans le second cas, l’Instruction provinciale sur la prévention du suicide prévoit la possibilité de mettre en isolement une personne incarcérée suicidaire. Il doit s’agir d’une « mesure de dernier recours, à utiliser uniquement en cas de crise intense ou de risque suicidaire imminent, limité à la durée de l’épisode, et dans le but de […] protéger [la personne] contre elle-même ». Dans la pratique, l’Instruction n’est pas respectée,  des  personnes  incarcérées suicidaires étant isolées de manière prolongée. Et plus fondamentalement, il y a lieu de se demander : comment se fait-il que les autorités carcérales répondent à une situation de risque suicidaire par une mesure qui cause des dommages à la santé mentale ?

Isolement administratif

Finalement, la troisième forme, l’isolement administratif, est une expression qui désigne le confinement en cellule en raison d’un manque de personnel ou pour des raisons de sécurité. Les autorités carcérales utilisent aussi l’expression régime réduit. Cela peut survenir sans préavis, pour une période indéterminée, 22 heures ou plus par jour, parfois pendant plusieurs semaines. La durée du confinement en cellule peut aussi être de 18, 20 ou 21 heures 30, ce qui est tout autant problématique. Sur la base de recommandations de la Santé publique, la pratique a été très utilisée pendant la pandémie de la COVID-19, alors que les personnes incarcérées étaient maintenues dans leur cellule pendant des semaines, sans vêtements de rechange, sans douche, sans contact avec l’extérieur et sans activité.

Dans son rapport annuel 2022-2023, le Protecteur du citoyen déplore que le recours au confinement cellulaire pendant 22 heures et plus par jour se poursuive dans les prisons du Québec, en violation des Règles Nelson Mandela. Le Protecteur y évoque le cas d’un homme confiné en cellule 22 heures par jour pendant deux mois en raison d’un classement non conforme qui lui avait été attribué.

L’isolement administratif est devenu ni plus ni moins qu’une méthode de gestion dans les prisons du Québec. Pour pallier la pénurie d’agents correctionnels, plusieurs établissements ont des plans de contingence qui prévoient des réductions draconiennes du temps hors cellule. Dans une décision de la Cour supérieure rendue en 2021, pendant la pandémie, le juge Daniel Royer déclare que « cette façon de gérer la pénurie en érigeant en système la privation de liberté résiduelle des détenus est illégale [et] déraisonnable ». Il ajoute qu’« une société de droit ne saurait tolérer que la gestion du manque de personnel d’un établissement de détention se fasse sur le dos de la liberté résiduelle des détenus4 ». Une deuxième action collective a été intentée au Québec concernant l’isolement administratif de 22 heures et plus par jour.

L’isolement administratif crée une rupture avec le régime de vie régulier d’une prison. En dehors de la période où les portes des cellules sont verrouillées pour la nuit (de 22 h 30 à 8 h par exemple5), les personnes incarcérées doivent pouvoir circuler au sein de la prison, avoir accès à des programmes, à des activités intérieures, à la cour extérieure, à des visites et des appels téléphoniques de leurs proches et de leur avocat-e.

Refuser le paradigme de l’isolement

Depuis 2016, le Protecteur du citoyen demande au MSP d’encadrer le recours à l’isolement administratif. Dans son rapport annuel 2022-2023, le Protecteur indique que le MSP poursuit son travail sur une instruction liée au classement et dont plusieurs sections porteront sur l’isolement cellulaire ainsi que le temps hors cellule. Le travail ayant débuté en 2017, on ne peut que constater le laxisme des autorités vis-à-vis des violations systémiques des droits des personnes incarcérées. Le Protecteur demande également au MSP d’encadrer l’isolement administratif par voie règlementaire, ce à quoi le MSP ne s’est pas engagé formellement.

S’il est vrai que l’adoption de règles strictes visant à encadrer et minimiser le recours à l’isolement est préférable à l’absence de règles, il demeure que cette approche est défaitiste. Elle s’inscrit toujours dans le paradigme de l’isolement imposé par les autorités carcérales, comme s’il était impensable que des pratiques pleinement respectueuses des droits des personnes incarcérées puissent être envisagées et appliquées. Or, il nous faut faire bifurquer le débat social à l’extérieur de ce paradigme. C’est pourquoi la Ligue des droits et libertés appelle à refuser l’isolement et à demeurer critiques face aux approches qui prônent l’encadrement de cette pratique.

Quelles que soient la forme d’isolement ou les raisons invoquées pour y avoir recours, il apparaît évident que cette mesure draconienne entraîne des conséquences graves sur la santé mentale et physique des personnes incarcérées et dès lors, elle devrait être proscrite. Une autre approche, pleinement respectueuse des droits des personnes incarcérées, s’impose.


  1. Reddock Canada (Attorney General), 2019 ONSC 5053 ; Brazeau v. Canada (Attorney General), 2020 ONCA 184.
  2. En ligne : https://www.securitepublique.gc.ca/cnt/rsrcs/pblctns/2022-siu-iap-nnlrpt/index-aspx#s10
  3. MSP, Instruction Isolement préventif des personnes incarcérées pour dissimulation d’objets prohibés.
  4. Lanthier c. PGQ (ministère de la Sécurité publique), QCCS, no dossier 500-36-009944-219, 16 juillet 2021.
  5. C’est le cas par exemple du « régime de vie A en semaine » prévu dans le document Régime de vie de l’Établissement Rivière-des-Prairies.