La démocratie au cœur de la transition

Les droits humains et la démocratisation de l’économie doivent aller de pair pour que la transition écologique soit porteuse de justice sociale.
image de la revue Droits et libertés

La démocratie au cœur de la transition

Frédéric Legault, Sociologue, enseignant et co-auteur de Pour une Écologie du 99 % : 20 mythes à déboulonner sur le capitalisme publié chez Écosociété en 2021
Laurence Guénette, Coordonnatrice de la LDL et antérieurement militante au sein des milieux écologistes

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2023

Nous ne sommes pas tous et toutes égaux face à la crise écologique1 et ne subissons pas au même degré les violations de droits humains qu’elle engendre. Dans la nécessaire transition écologique qui est sur toutes les lèvres actuellement, la démocratie devra jouer un rôle de premier plan. Puisque ce sont les classes populaires et les groupes marginalisés qui ont le plus à perdre, et à l’échelle internationale les populations du Sud global, ces mêmes groupes ont tout avantage à faire entendre leur voix et à s’opposer aux choix politiques et aux structures économiques qui accentuent la crise écologique. Pour prévenir ou amoindrir la catastrophe, il faut donc davantage de démocratie, et un renforcement des droits humains qui sont le socle de cette démocratie.

Pour la Ligue des droits et libertés, les droits humains doivent être au cœur des réflexions sur la transition et servir de cadre d’analyse. Autant les impacts de la crise écologique que les mesures d’adaptation et d’atténuation envisagées doivent être examinés à la lumière des droits humains. Ceux-ci proposent un cadre d’analyse qui « désindividualise et acquiert une portée plus collective, et qui se conforme à l’exigence de l’interdiction des discriminations, devenues systémiques, à l’heure de la transition écologique2 ».

L’interdépendance des droits prend tout son sens devant les crises environnementales, qui ont des impacts avérés sur le droit à la vie, à la sécurité, à la santé, au logement, au travail, etc. Tant les écosystèmes eux-mêmes que les mouvements écologistes sont affectés par les violations du droit de manifester, du droit à l’information, du droit à la justice, du droit de défendre les droits3 ! L’universalité des droits humains prend également tout son sens, et exige que les droits des populations victimes du colonialisme et de l’extractivisme soient pleinement pris en compte.

Le droit à un environnement sain4, qui se développe beaucoup depuis quelques années à l’échelle internationale, reflète remarquablement bien l’interdépendance des droits. Ses composantes substantielles (air et atmosphère, eau, sols, éléments toxiques, etc.) s’arriment à des droits démocratiques incontournables pour permettre la pleine réalisation de ce droit : ses composantes procédurales. Celles-ci comprennent l’accès à l’information, la participation du public et l’accès à la justice, conditions sine qua non à une réelle participation démocratique en matière d’environnement.

Plusieurs identifient la planification démocratique de l’économie5 comme étant la meilleure façon d’alléger la pression de l’activité humaine sur les écosystèmes. Comme le capitalisme est un système basé sur la propriété privée, les entreprises sont en compétition entre elles. La propriété privée des moyens de production entraine donc une concurrence entre les entreprises pour écouler leur production au plus bas coût possible. Elles cherchent donc à réduire leurs coûts de production, à maximiser leurs profits et, conséquemment, à croitre.

Parce que les principales décisions y sont prises par et pour les intérêts d’une élite restreinte, un système hiérarchique comme le capitalisme est intrinsèquement enclin à défendre les intérêts des élites. Il n’est pas adapté pour respecter et assurer la mise en œuvre des droits humains, ni n’a cela pour objectif ! Et lorsque les populations et les groupes marginalisés sont néanmoins entendus et pris en compte, c’est au prix de longues luttes exigeantes.

C’est là un puissant argument en faveur d’une démocratisation de l’économie, qui doit aller de pair avec la transition écologique qui est sur toutes les lèvres. Comme l’élite dirigeante n’a pas intérêt à décider en fonction de l’intérêt de la classe dirigée, combattre la crise écologique et l’immobilisme de ceux et celles qui en bénéficient implique de lutter pour davantage de réelle participation démocratique, y compris en matière économique.

Cette exigence de démocratie est d’autant plus nécessaire que ces crises menacent tout un ensemble de droits, du droit à l’eau et au logement en passant par le droit à la vie. Elles impactent de façon exacerbée certaines populations déjà marginalisées, comme les peuples autochtones, les populations appauvries du Sud global et les personnes en situation de handicap, par exemple. Ce n’est pas pour rien que les composantes procédurales et démocratiques sont au cœur de la réalisation du droit à un environnement sain, et sont nécessaires pour que la réponse aux crises environnementales soit porteuse de justice sociale.

Or, en plus d’être inéquitablement répartie, la croissance économique a une dimension irréductiblement matérielle : davantage de voitures, de gratte-ciels, d’appareils électroniques, etc. Comme les ressources sont intrinsèquement limitées, toute forme de croissance dite verte est forcément une équation insoluble. Ne nous laissons pas berner ; la transition ne se réduira pas à une transition technique au sein d’un système capitaliste, visant à basculer des énergies fossiles vers des sources d’énergie renouvelables. En fait, il ne suffit plus de réfléchir à une transition énergétique, mais bien de préparer une descente énergétique. La transition ne peut consister en un simple changement d’huile : une réorganisation en profondeur de nos sociétés s’impose afin de satisfaire les besoins de toutes et tous dans le respect des limites planétaires.

Pour y arriver – et nous savons que c’est possible6 – une société se doit de mettre en place un système dans lequel les entreprises ne seraient pas poussées à maximiser leurs profits pour survivre, un système où les dynamiques de concurrence et de croissance doivent être remplacées par des dynamiques de collaboration et de bien-vivre que permettrait un régime de propriété collective. Encore une fois, proposer la planification démocratique de l’économie met les collectivités au cœur de la prise de décision et permet la mise en place de ces dynamiques.

Pour éviter que la nécessaire descente énergétique et matérielle ne se fasse au détriment des plus vulnérables, les décisions entourant cette réorganisation sociétale devront être prises par et pour l’ensemble de la population. Un tel système mettrait fin à l’externalisation des impacts des décisions économiques, tant les violations de droits humains que les émissions polluantes, ainsi qu’au phénomène du pas dans ma cour, puisque la planification démocratique de l’économie postule que toutes les personnes concernées et potentiellement affectées soient impliquées dans la prise de décisions.

Autrement dit, un système au cœur duquel les droits humains, notamment le droit à un environnement sain, et la démocratie servent de boussole. Défendre le contraire, c’est s’engager dans une voie dangereuse. On peut aisément imaginer un gouvernement conservateur récupérer le discours écologiste pour défendre un programme autoritaire d’austérité et de réduction des conditions de vie de la majorité. Un tel gouvernement pourrait utiliser la catastrophe climatique pour justifier la suspension de certains droits et libertés.

Ainsi, si on évacue la démocratie du processus de transition (et avec elle les droits des personnes les plus démunies ou marginalisées), on risque fort d’assister à une reconfiguration, voire un renforcement, des rapports de pouvoir préexistants aux crises environnementales, et conséquemment à des bilans beaucoup plus catastrophiques en matière de droits humains et de dommages environnementaux !

Dans les années à venir, les mouvements sociaux devront demeurer à l’affût pour préserver les espaces de participation démocratique qui existent et lutter pour les élargir. La démocratie requiert du temps. L’urgence climatique et environnementale ne doivent surtout pas servir de prétexte à des reculs démocratiques, alors que la démocratie est plus nécessaire que jamais !


  1. La crise écologique réfère non seulement aux changements climatiques, mais également à la perte accélérée de la biodiversité, à l’épuisement du phosphore dans les sols cultivables, à la pollution majeure des écosystèmes par les déchets et les produits toxiques, à la rareté de l’eau qui s’annonce, etc.
  2. En ligne : https://liguedesdroits.ca/revue-dossier-ecologie-dh/
  3. Pour ce droit spécifique, voir la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’homme de 1999 A/RES/53/144.
  4. Le droit à un environnement sain est brièvement mentionné dans la Charte québécoise, mais non justiciable, et absent de la Charte canadienne.
  5. Bengi Akbulut, Éric Pineault, Frédéric Legault, Mathieu Dufour, Simon Tremblay-Pepin, L’environnement et la planification démocratique de l’économie, L’écosocialisme, une stratégie pour notre temps – Nouveaux Cahiers du socialisme – No 28 – Automne 2022.
  6. Daniel W. O’Neill, Andrew L. Fanning, William F. Lamb et Julia K. Steinberger (2018), A good life for all within planetary boundaries, Nature Sustainability, vol. 1, p. 88-95