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Mouloud Idir, Centre Justice et foi
Coordonnateur du secteur Vivre ensemble
Ici comme ailleurs, la machine à altériser (fabriquer l’Autre) et à stigmatiser fonctionne à fond. Elle est entretenue par les élites politiques et médiatiques, soutenues par les États, les pratiques administratives et les politiques en vigueur, soit les politiques de migration, de surveillance, de mobilité de la main-d’œuvre, etc. Ceci contribue notamment à renforcer un désir de sécurité et de fermeture des frontières, alimenté par les effets destructeurs de l’ordre économique mondial néolibéral sur les communautés. Ce qui donne lieu à des discours anxiogènes qui construisent une extériorité constitutive : une altérité – immigrante, musulmane, autochtone, etc. – représentée comme radicale, et aux caractéristiques trop souvent dépréciatives et infériorisantes.
La phase actuelle du capitalisme engendre une logique de domination et nous oblige à affiner l’analyse des mécanismes produisant les inégalités. Il nous faut aussi mieux comprendre ce qui induit les déplacements humains, sans oublier la logique toujours plus utilitariste de notre régime migratoire. Une division internationale du travail déjà asymétrique et inégalitaire – largement tributaire du colonialisme et de ses phases impérialistes successives – se trouve ainsi renforcée. À l’échelle globale, cela induit, comme le rappelle souvent Achille Mbembe, une sorte de rebalkanisation du monde sur fond de deux formes obscures du désir qui taraude les sociétés contemporaines : celui d’apartheid (les gens ne veulent vivre qu’entre eux) et le rêve d’une communauté sans étrangers.
Tout cela fait en sorte que l’analyse de la notion dite de « race » se complexifie. Elle se modifie et se recompose. Les discours de type nationaliste qui en portent la matrice deviennent difficiles à décrypter. La particularité du racisme tient au fait qu’il joue le rôle de ce qu’Étienne Balibar appelle un « supplément intérieur » du nationalisme :
Il s’agit de la représentation d’une certaine « identité » ou d’une certaine « pureté » biologique, culturelle ou religieuse, comme un ciment nécessaire à la préservation de l’unité nationale et à la protection contre ses ennemis de l’intérieur ou de l’extérieur (surtout peut-être ceux de l’intérieur…). Ce « supplément intérieur » est toujours en excès par rapport au nationalisme, mais toujours indispensable à sa constitution, et cependant toujours encore insuffisant à achever son projet[1].
Ceci dit, gardons à l’esprit que les causes du racisme et ses manifestations ne cessent de muter, ce qui exige d’être attentif à ses variations et aux discours auxquels il s’agglutine. En somme, analyser la nature et les fonctionnements du racisme en termes d’altérisation, de dépréciation et surtout d’exclusion exige d’en rechercher les corrélations avec des phénomènes multiples : le sexisme, le nationalisme, l’impérialisme ou les logiques dites bio-politiques du capitalisme. Ce texte fera ces va-et-vient.
Le langage évident du racisme et les dignités foulées
Cette mécanique stigmatisante laisse une empreinte sur la réalité : une empreinte sociale et humaine trop importante à nos yeux pour ne pas faire des efforts communs afin de tenter de l’arrêter et de la démonter. Des êtres exclus, qui ont perdu le statut de sujet, ravalés au rang d’objets, définis par l’Autre, véritables territoires occupés, assiégés, colonisés et assujettis à des représentations et des interprétations réductrices, désavantageuses et infériorisantes, qui ne sont pas les leurs.
Ce sont des dignités foulées et des conditions d’épanouissement individuel et collectif qui sont affectées, voire détruites; ce sont trop souvent des vies brisées, précarisées, des communautés qui se voient refuser le droit à l’existence; autant de violences déshumanisantes, symboliques et réelles, ici et ailleurs dans le monde, prêtes à en justifier d’autres (guerres, occupations, asservissements de toutes sortes).
Disons donc ce qui peut sembler une banalité : le discours racisant ne se réfère pas forcément à des caractéristiques phénotypiques, pas plus qu’il ne parle en termes de « races », de « supériorité » ou d’« infériorité ». Il parle d’abord et avant tout en termes d’« évidences ». Des évidences faites de stéréotypes et de pré-jugements, moteurs de cette mécanique raciste consistant en un ensemble d’opérations d’ordre conceptuel, affectif et perceptif.
À coups d’évidences donc, la machine à stigmatiser à l’ère du capitalisme néolibéral agit sur nos manières de penser, de ressentir et de percevoir les groupes qui composent nos sociétés et les enjeux plus globaux. Et ceci, de telle façon que notre compassion se distribue inégalement et que notre mansuétude soit moins grande à l’égard de certains groupes humains présentés comme porteurs de traits qui sont à l’opposé des exigences de la vie moderne, civilisée ou simplement normale.
Géopolitique du racisme
Ces groupes, apparemment excédentaires, déjà infériorisés, sur le dos desquels tout peut dès lors se faire, sont ainsi prêts à être déshumanisés sans que ceci ne suscite l’indignation publique. Les représentations infériorisantes rendent disponibles certains pans de l’humanité, ici et ailleurs, pour le déploiement paternaliste, occidentalo-centriste, colonialiste, impérialiste de rapports de domination et de pouvoir entre des forces inégales qui profitent aux dominants de l’ordre du monde, autant sur le plan local que transnational.
Dans cet ordre du monde, régi par les pays les plus puissants de l’axe de l’OTAN, le Canada occupe une place dominante et privilégiée. Cette place est le produit des conquêtes coloniales et d’une division internationale du travail. Il nous incombe donc d’adopter non seulement la perspective des personnes et des groupes auxquels est niée une dignité et les conditions de leur épanouissement, mais aussi une perspective de lutte aux diverses dominations, ce qui exige d’intervenir à partir d’une position profondément égalitaire qui tienne compte des rapports de pouvoir à l’œuvre dans les sociétés et aussi au sein du système mondial.
Enfin, il faut aussi se prémunir et oeuvrer contre la persistance et la normalisation des grandes divisions entre groupes humains qui servent à justifier des inégalités ou qui tendent à trouver des circonstances atténuantes – sous toutes sortes de motifs moraux, éthiques et humanitaires – à des mises sous tutelle de pays qui sont confinés à des formes contemporaines de protectorat. C’est le cas de pays comme Haïti, la République démocratique du Congo, ou plus récemment la Libye[2]. Les arguties déployées – et instillées dans les consciences – pour justifier notamment l’expansionnisme militaire, lequel se trouve le plus souvent drapé dans les oripeaux de missions humanitaires, s’inscrivent dans une grammaire politique et des formations discursives qui renforcent le credo d’une « mission civilisatrice » ou d’une supériorité morale occidentale pour régenter le monde. Le tout s’incarne le plus souvent dans des guerres permanentes, qualifiées de préventives, et menées pour des raisons dites humanitaires ou sécuritaires. C’est pourquoi les crimes commis par les États occidentaux ou leurs relais échappent à ce jour à toute responsabilité lorsqu’ils sont perpétrés dans le monde non-occidental.
Le poids du « schème généalogique » : matrice colonialiste et d’exclusion
Un cadre anthropologique d’analyse auquel on peut recourir pour comprendre le racisme et en étudier les usages discriminatoires – mais aussi les métamorphoses – est celui que certains auteur-e-s appellent le « schème généalogique » :
…c’est-à-dire de l’idée que les enfants héritent des parents, génération après génération, des « qualités » ou inversement des « tares » collectives qui sont soit physiques, soit intellectuelles, soit morales. Cela peut notamment être illustré par la façon dont des sociétés libérales, qui prônent l’individualisme et l’égalité des chances, enferment les descendants d’immigrés dans une « identité étrangère » remontant à loin, alors même qu’elles sont des sociétés formées par le mélange et les apports migratoires[3].
La culture devient ainsi le critère de différenciation raciale qui réifie, co-produit et creuse le clivage symbolique et frontalier entre un eux et un nous.
Ce qu’il faut faire valoir ici c’est l’idée que, le plus souvent, le racisme dans nos sociétés libérales se rapporte moins à une exclusion de droit qu’à des formes d’exclusion intérieure. Ce concept ne se rapporte pas seulement à un statut juridique, mais à sa combinaison avec des représentations et des pratiques. L’importance des droits est indéniable et fondamentale, mais leur rapport avec l’usage effectif ne l’est pas moins. C’est donc à une sorte d’exclusion de l’inclusion effective qu’il faut être attentif.
D’autant plus que cette dynamique de l’exclusion s’applique quotidiennement dans l’expérience politique : exclusion et inclusion ne décrivent pas tant des règles ou des situations fixes que des enjeux de conflits au travers desquels, en quelque sorte, la citoyenneté réfléchit ses propres conditions de possibilité. Sous cet angle, la lutte de certains groupes contre le racisme ne manifeste pas les traits d’une logique identitaire. Elle met plutôt en scène des rapports entre identités : mieux encore, elle met en scène un rapport entre inclusion et exclusion.
Il faut, pour finir, rappeler qu’à l’ère du supra-impérialisme néolibéral, la politique globale renforce le schème généalogique évoqué plus haut et les formes d’exclusion intérieure[4] qui en sont le tribut. Rapportées au champ des relations internationales, la logique racialiste[5] dont tout cela participe s’inscrit dans une grammaire politique et des formations discursives qui permettent notamment de faire circuler et de rendre audibles et acceptables les justificatifs moraux et éthiques qui président souvent à la construction de grands discours idéologiques. Ces derniers permettent de justifier un expansionnisme militariste qui consolide les intérêts des États de l’axe anglo-saxon de l’OTAN, structure et bras armé auxquels s’arcboute la politique étrangère canadienne.
La résistance qui s’impose pour infléchir le poids d’une telle logique aux caractéristiques néocoloniales exige dès lors des choix importants. En prendre la mesure impose de ne pas se séparer d’une pensée critique de l’entre-deux, une pensée frontalière capable de nous déprendre des schémas cognitifs et épistémiques qui fondent les représentations et des savoirs dominants sur les sociétés humaines et de nous engager dans la désobéissance face à toutes les formes de rationalités colonialistes et hégémoniques, héritées du projet colonial de connaissance. Telles sont les conditions pour que s’opère une véritable décolonialité, en mesure à la fois d’ouvrir à des modes de pensée et d’être qui sont disqualifiés depuis le début de la modernité capitaliste et coloniale, réduits au registre de l’irrationnel et du sauvage, et de faire valoir un universalisme des droits qui ne se rabatte pas sur un modèle unique d’humanité et de civilisation, voire qui se conjugue avec un horizon qu’Enrique Dussel appelle pluriversaliste[6].
Bibliographie
[1] Voir Étienne Balibar, « Racisme et nationalisme », dans Étienne Balibar, Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe : les identités ambiguës, Paris, La Découverte/Poche, 1997, p. 78.
[2] Rémi Bachand, Mouloud Idir, « Décoloniser les esprits en droit international : La « responsabilité de protéger » et l’alliance entre naïfs de service et rhétoriciens de l’impérialisme », Revue Mouvements, 2012 /4, n° 72, p. 89-99. Accessible sous ce lien : http://www.cjf.qc.ca/userfiles/file/Accueil_CJF/Janv_2013/Idir-et-Bachand-sur-la-R2P.pdf
[3] Pour une analyse plus fine et serrée de ce cadre, voir : Étienne Balibar, « The genealogical scheme : race or culture », Présentation faite dans le cadre du Interdisciplinary Journal in the Humanities and Social Sciences de l’Université de Californie Irvine, 16 février 2011. Le texte est accessible sous ce lien : http://sites.uci.edu/transscripts/files/2014/10/2011_01_launch.pdf
[4] À ce propos, étudier le racisme d’un point de vue global ou postcolonial ne revient pas nécessairement à circonscrire un ensemble de structures symboliques, de représentations et d’imaginaires qui produisent la figure de l’altérité. C’est aussi s’interroger sur la production structurelle de ces représentations à partir de leur production institutionnelle, à l’intersection de la régulation des rapports sociaux et des modes de subjectivation. Le racisme est repérable dans les conduites ordinaires, dans un rapport intime au monde. Il est également lisible dans un cadre phénoménologique, dans des conduites, des êtres-au-monde. Voir : Hourya Bentouhami, Guillaume Sibertin-Blanc, « Racial States. Retour sur la production raciale des États », Tumultes, 1/2015 (n° 44), p. 85-101.
[5] Robert Vitalis, White World Order, Black Power Politics: The Birth of American International Relations, New-York, Cornell University Press, 2015.
[6] Enrique Dussel, « Agenda for a South-South philosophical dialogue”, Human Architecture: Journal of the Sociology of Self-Knowledge, no.11, vol.1, automne 2013, p.3-18.