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Martin Papillon, Professeur agrégé
Département de science politique, Université de Montréal
En septembre 2014, la nation Atikamekw déclarait sa pleine souveraineté sur le Nitaskinan, un territoire de 80 000 km2 situé au cœur du Québec. Les Atikamekw souhaitaient ainsi affirmer leur droit à l’autodétermination et, surtout, leur droit de décider à quelles conditions se fera dorénavant l’exploitation des ressources naturelles sur leurs terres ancestrales. Cette déclaration symbolique s’inscrit dans la lignée de la décision de la Cour suprême du Canada qui reconnaissait quelques mois auparavant le titre ancestral de la nation Tsilhqot’in de Colombie-Britannique (voir encadré). D’aucuns parlent depuis cette décision d’un changement de paradigme dans les rapports entre les populations autochtones et les industries extractives au Canada. Qu’en est-il au juste?
Afin de mieux comprendre ces développements, il importe de les situer dans la foulée de la reconnaissance grandissante du statut et des droits des peuples autochtones sur la scène internationale. L’adoption par l’Assemblée générale des Nations Unies de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) en septembre 2007 est un moment charnière en ce sens[1].
Le droit à l’autodétermination
La Déclaration demeure un document en principe non contraignant. Elle est cependant le fruit de longues années de négociations et de nombreux compromis, si bien que les normes qui y sont définies sont aujourd’hui de plus en plus reconnues et acceptées. En vertu de la DNUDPA, les États doivent s’engager à reconnaitre le statut des autochtones en tant que peuples distincts porteurs de droits collectifs, notamment le droit à l’autodétermination :
« Les peuples autochtones ont le droit à l’autodétermination. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel (Article 3 de la DNUDPA). »
Lors des négociations ayant mené à l’adoption de la Déclaration, plusieurs États s’opposaient à la reconnaissance d’un droit absolu à l’autodétermination pour les peuples autochtones. L’exercice d’un tel droit pourrait en effet remettre en question l’intégrité territoriale des états issus de la colonisation, notamment le Canada[2]. Les articles 4 et 46 de la Déclaration en restreignent donc la portée à une forme d’autonomie interne « ne pouvant avoir pour effet de détruire ou d’amoindrir, totalement ou partiellement, l’intégrité territoriale ou l’unité politique d’un État souverain.»
Malgré ces restrictions importantes, le principe fondamental selon lequel les peuples autochtones sont des entités politiques distinctes, capables de déterminer librement leur avenir et celui de leurs terres ancestrales fait dorénavant partie des grands principes du droit international. Il s’agit en soi d’une victoire importante pour ces peuples.
Le droit au consentement préalable libre et éclairé
En tant que peuples libres de déterminer leur avenir, les peuples autochtones doivent logiquement pouvoir participer à la prise de décision concernant leurs terres ancestrales. La Déclaration consacre à cet effet le droit des peuples autochtones au consentement préalable, libre et éclairé (CPLE). L’article 32(2) est particulièrement important en ce sens :
« Les États consultent les peuples autochtones concernés et coopèrent avec eux de bonne foi par l’intermédiaire de leurs propres institutions représentatives, en vue d’obtenir leur consentement, donné librement et en connaissance de cause, avant l’approbation de tout projet ayant des incidences sur leurs terres ou territoires et autres ressources, notamment en ce qui concerne la mise en valeur, l’utilisation, l’exploitation des ressources minérales, hydriques ou autres. »
Il s’agit, sans nul doute, de la disposition la plus controversée de la Déclaration. Alors que plusieurs y voient la reconnaissance d’un droit de veto autochtone sur la mise en valeur des ressources naturelles, d’autres y voient plus simplement une obligation non pas d’obtenir, mais de chercher à obtenir le consentement des peuples autochtones concernés via un processus de consultation[3]. Les quelques décisions en provenance d’instances internationales sur la question, notamment celles de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, qui s’est penchée sur la question dans le contexte de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, coupent pour l’instant la poire en deux. La portée du CPLE dépendrait de la nature et de la gravité de l’atteinte aux droits. Plus les conséquences des activités extractives sont importantes, plus l’obligation d’obtenir le consentement deviendrait importante. L’inondation des terres suite à la construction d’un barrage hydroélectrique, par exemple, entrainerait un droit de veto alors que la construction d’une route, dont l’impact est moins important, ferait plutôt l’objet d’une consultation.
Qu’en est-il au Canada?
Le Canada a attendu en 2010 avant d’appuyer la DNUDPA et ne l’a fait qu’à reculons, à la suite de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et des États-Unis[4]. Le gouvernement canadien prend bien soin de préciser que la Déclaration n’est pas juridiquement contraignante et que le droit au consentement préalable, libre et éclairé ne peut pas être interprété comme un veto sur la mise en valeur des ressources naturelles[5]. Cela dit, le CPLE fait de plus en plus partie du discours politique et juridique au Canada.
La Cour Suprême du Canada ne reconnait pas le principe du CPLE, mais plutôt l’obligation des autorités fédérales et provinciales de consulter et au besoin d’accommoder les peuples autochtones lorsqu’un projet ou une mesure peut porter atteinte à leurs droits ancestraux et issus de traités. La Cour précise que la portée de l’obligation de consulter varie en fonction de la nature des droits et de l’atteinte à ceux-ci[6]. Une atteinte minimale entraine une simple obligation d’informer la communauté concernée alors qu’une décision pouvant avoir un effet majeur peut entrainer l’obligation non seulement de consulter mais aussi d’obtenir le consentement du groupe concerné. Le récent arrêt Tsilqot’in précise qu’une atteinte au titre ancestral emporte effectivement une telle obligation d’obtenir, ou à tout le moins de tenter d’obtenir, le consentement [7]. La jurisprudence canadienne se rapproche en ce sens de plus en plus de la jurisprudence internationale concernant le CPLE, du moins lorsque qu’il est question du titre ancestral.
Entre simple consultation et consentement, la marge est néanmoins importante. Les peuples autochtones sont, avec raison, réfractaires à une logique strictement consultative, qui ne leur permet pas de véritablement contrôler le processus décisionnel entourant la mise en valeur des ressources naturelles. Les gouvernements hésitent quant à eux à accorder un trop grand pouvoir aux autochtones, de crainte que cela ne mène à un blocage systématique des projets miniers ou forestiers. Ils ont donc tendance à interpréter de manière restrictive leur obligation de consulter.
Un flou juridique et politique persiste donc concernant le rôle des autochtones dans le processus d’autorisation des projets. Ce flou attise les tensions et contribue à l’incertitude entourant plusieurs projets importants de développement économique au Canada. Nous n’avons qu’à penser aux débats entourant les oléoducs en Colombie-Britannique ou aux nombreux conflits entourant le développement minier au Québec et en Ontario. Désamorcer cette impasse constitue un défi de taille. L’approche actuelle des gouvernements, qui consiste à minimiser leur responsabilité en matière de consultation en déléguant celle-ci aux promoteurs et à éviter la question du consentement tant qu’elle ne se retrouve pas devant les tribunaux, n’est pas viable à long terme.
Mettre en œuvre le CPLE?
Quoi faire alors? À la lumière des développements récents en droit international et en droit canadien, le gouvernement fédéral et les provinces auraient avantage à mette fin à l’ambigüité et à endosser le principe du consentement préalable, libre et éclairé dans le cadre des processus d’approbation des projets pouvant avoir un effet important sur les droits ancestraux et issus de traités. Non seulement cela assurerait-il aux peuples autochtones concernés un véritable droit de regard sur le développement économique de leurs terres ancestrales mais cela favoriserait aussi, le cas échéant, une plus grande légitimité et de meilleures assises juridiques et politiques aux projets de mise en valeur des ressources.
Les modalités d’exercice du CPLE et, surtout, le type de décision ou de projet pouvant entrainer une obligation d’obtenir le consentement resteraient, évidemment, à définir. Pour ce faire, la voie de la négociation est incontournable. Il est intéressant de constater que dans sa jurisprudence sur l’obligation de consulter, la Cour suprême encourage déjà la négociation afin, selon elle, de réconcilier l’exercice des droits des peuples autochtones avec les intérêts économiques de la société canadienne. Dans le contexte actuel cependant, cette réconciliation apparait bien illusoire puisque les gouvernements peuvent ultimement imposer leurs préférences aux peuples autochtones. La dynamique de ces négociations serait évidemment fort différente si elles partaient du principe que les autochtones, en tant que peuples ayant le droit à l’autodétermination, doivent non seulement être consultés, mais aussi participer activement à la prise de décision via l’expression d’un consentement préalable, libre et éclairé.
Considérant les conséquences financières importantes qu’occasionnent les conflits juridiques avec les peuples autochtones, certaines compagnies minières et forestières dépassent d’ailleurs déjà la simple consultation et cherchent plutôt à obtenir, via la négociation, le consentement des communautés avant d’aller de l’avant avec des projets affectant leurs terres ancestrales[8]. Les ententes sur les répercussions et avantages, les fameuses ERA, sont aujourd’hui un outil privilégié à cet effet. Les ERA sont des ententes de nature privée visant à compenser financièrement ou à atténuer les effets environnementaux et sociaux des projets en échange du consentement autochtone.
Si les ERA constituent une avancée importante en ce qui a trait à l’inclusion des peuples autochtones dans la définition des modalités du développement économique sur leurs terres ancestrales, il est difficile ici de parler de consentement préalable, libre et éclairé, au sens de la DNUDPA. Un important rapport de force s’exerce en effet entre les promoteurs et les communautés autochtones au moment de la négociation. Ces dernières n’ont pas toujours l’expertise et la capacité pour mener à bien des négociations aussi complexes. De plus, en l’absence de règles juridiques claires à ce sujet, la possibilité pour le promoteur de passer outre le consentement autochtone, tout en prétextant avoir consulté de manière adéquate, demeure bien réelle. En pratique, les communautés peuvent difficilement dire non à ces ententes qui constituent souvent le seul moyen leur permettant d’influencer un tant soit peu la teneur du projet, mais aussi d’en bénéficier. Il est dès lors difficile de parler de consentement véritablement libre.
On peut également s’interroger sur le caractère éclairé du consentement ainsi obtenu puisque ces ententes sont souvent négociées de manière concomitante à, et même parfois avant, la mise en place d’un processus d’évaluation des effets environnementaux et sociaux des projets. Les représentant-e-s autochtones signataires des ERA, qui sont souvent les élu-e-s du conseil de bande, deviennent dès lors parties prenantes au projet et ont intérêt à ce qu’il se réalise, quitte à passer rapidement sur les effets potentiels de celui-ci. Ajoutons que plusieurs de ces ententes étant confidentielles, il devient difficile, même parfois pour les membres de la communauté, de savoir ce qui a été négocié et sur quelle base, y compris la nature des compensations obtenues par les représentant-e-s autochtones.
Un meilleur encadrement de ces ententes par les gouvernements, sur qui incombent ultimement l’obligation de consulter et, le cas échant, d’obtenir le consentement des peuples autochtones semble donc impératif. Mais les gouvernements doivent aussi aller plus loin. Plutôt que de s’en remettre uniquement aux ERA, le gouvernement fédéral et les provinces devraient clairement établir la place du CPLE dans le processus décisionnel lié à l’autorisation des grands projets d’extraction et de transport des ressources naturelles. Faire de l’expression du CPLE via des mécanismes démocratiques transparents au sein des communautés une condition à l’autorisation des projets pouvant avoir un effet majeur sur les droits ancestraux et issus de traités clarifierait le rôle de chacune des parties dans la mise en valeur du territoire. Cela créerait aussi un rapport de force plus équilibré ente les industries extractives et les communautés dans le cadre des processus de négociation des ERA. Combiné à ces dernières, un processus d’approbation des projets reposant sur le CPLE permettrait aux autochtones de devenir de véritables acteurs du développement de leurs terres ancestrales.
Bibliographie
[1] Voir http://www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents/DRIPS_fr.pdf.
[2] Pour une excellente mise en contexte de la Déclaration et des négociations qui précèdent son adoption, voir : C. Charter et R. Stavenhagen, La Déclaration des droits des peuples autochtones. Genèse, enjeux et perspectives, Paris : L’Harmattan, 2013 (disponible gratuitement en version intégrale : http://www.sogip.ehess.fr/spip.php?article549&lang=fr).
[3] Voir à ce sujet: James Anaya, Rapport du Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones, Doc off AG NU, 21e session, Doc NU A/HRC/21/47, 2012.
[4] Ces 3 États, avec le Canada, étaient les seuls à s’être initialement opposés à la Déclaration en 2007.
[5] Voir: http://www.canadainternational.gc.ca/prmny-mponu/canada_un-canada_onu/statements-declarations/other-autres/2014-09-22_WCIPD-PADD.aspx?lang=fra.
[6] Voir en particulier Nation Haida c. Colombie-Britannique (2004) 3 R.C.S. 511.
[7] La Cour précise que les autorités peuvent exceptionnellement surseoir à l’obligation d’obtenir le consentement lorsque des motifs « clairs et impérieux » justifient une atteinte aux droits ancestraux (voir encadré).
[8] Afin de voir comment ces compagnies interprètent le principe du consentement autochtone et conçoivent le rôle du gouvernement, des entreprises et des communautés autochtones, voir le rapport du Boreal Leadership Council, Understanding Successful Approaches to Free, Prior and Informed Consent in Canada http://borealcouncil.ca/reports/understanding-successful-approaches-to-free-prior-and-informed-consent-in-canada/