Le secteur de l’intelligence artificielle et l’embourgeoisement de Parc-Extension

Les impacts de l’IA sur l’embourgeoisement de Parc-Extension sont multiples. Des solutions existent pour assurer une meilleure prise en compte des besoins et des aspirations des locataires de ce quartier de Montréal.

Retour à la table des matières
Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Le Big Data contre le droit à un chez-soi?

Collectif de chercheur-euse-s et militant-e-s
Alessandra Renzi, Tamara Vukov, Emanuel Guay, Sepideh Shahamati, Yannick Baumann, Simone Chen, et Montserrat Emperador Badimon

Crédit : André Querry

Le secteur de l’intelligence artificielle (IA) occupe une place de plus en plus importante parmi les stratégies de développement économique à Montréal, notamment par le biais de partenariats entre les pouvoirs publics, le milieu de la recherche et des entreprises spécialisées dans les hautes technologies et les données massives (big data). Le gouvernement provincial a annoncé, en 2019, l’octroi de 80 millions de dollars sur cinq ans à l’Institut québécois de l’intelligence artificielle Mila, auquel s’ajoute un financement fédéral de 44 millions, par l’entremise de l’Institut canadien de recherches avancées1. Les dernières années ont aussi été marquées par l’établissement, dans le quartier Marconi- Alexandra, de compagnies telles que Element AI, Microsoft et IVADO, ainsi que par l’ouverture du Campus MIL en septembre 2019 et la mise en chantier d’un Centre d’innovation en intelligence numérique. Ces deux établissements, associés à l’Université de Montréal, visent entre autres à soutenir l’écosystème de l’IA au Québec.

L’essor de Montréal comme un pôle international de l’IA est souvent présenté comme une excellente nouvelle, dont nous devrions tou-te-s nous réjouir. Des craintes ont toutefois été partagées par rapport aux risques que représente ce secteur, comme en témoigne la Déclaration de Montréal pour un développement responsable de l’intelligence articielle. Cette déclaration, promue entre autres par le professeur Yoshua Bengio, compte parmi ses principes le bien-être, la solidarité, la participation démocratique, l’équité, l’inclusion de la diversité, la responsabilité et le développement soutenable2.

 

Crédit : André Querry

Nous sommes des chercheur-euse-s et des militant-e-s qui travaillent en étroite collaboration avec différentes initiatives communautaires à Parc-Extension. Ce quartier est adjacent aux nouvelles installations de l’Université de Montréal, il est situé à proximité de Marconi-Alexandra et il est caractérisé par un taux de pauvreté élevé, une proportion importante de sa population issue de l’immigration récente et un embourgeoisement qui s’accélère depuis quelques années. Nous souhaitons mettre en lumière ici l’impact du secteur de l’IA sur l’embourgeoisement de Parc-Extension, puis ses conséquences pour les locataires à faible revenu du quartier. Nous concluons notre article en proposant trois pistes de solution, soit une collaboration plus étroite entre le milieu de la recherche et les initiatives communautaires locales, l’élaboration d’une entente sur les avantages communautaires (community benets agreement) entre le secteur de l’IA et les résident-e-s des quartiers concernés, ainsi qu’une plus grande transparence de la part de ce secteur et des pouvoirs publics.

Le secteur de l’IA et l’embourgeoisement de Parc-Extension

Les recherches que nous menons à Parc-Extension, en collaboration avec des organismes locaux, nous ont permis de constater que le secteur de l’IA et les nouvelles installations de l’Université de Montréal qui leur sont associées contribuent grandement à l’embourgeoisement de Parc-Extension, ce qui correspond à des tendances observées dans d’autres villes comme New York, Los Angeles et San Francisco3. L’arrivée d’entreprises de haute technologie et de nouveaux campus universitaires favorise une hausse importante de la valeur des propriétés dans les quartiers environnants et la venue de nouvelles résidentes et de nouveaux résidents plus fortunés, y compris des personnes qui travaillent pour ces entreprises et ces universités. Cela encourage les propriétaires à augmenter de façon radicale les loyers et à effectuer des rénovictions, qui consistent en l’éviction de locataires afin de rénover un logement et d’accueillir ensuite d’autres locataires avec des revenus plus élevés. Le rapport MIL façons de se faire évincer : l’Université de Montréal et la gentrication à Parc-Extension, paru en juin 2020, a mis en lumière la réorientation du marché locatif de Parc-Extension autour des jeunes professionnel-le-s et des étudiant-e-s, qui se manifeste notamment dans les loyers offerts et les stratégies publicitaires utilisées par les propriétaires et les promoteurs immobiliers4.

Un rapport produit récemment par le Digital Divides Project et le Réseau de recherche-action communautaire de Parc-Extension (CBAR) examine l’impact du secteur de l’IA sur l’embourgeoisement de Parc-Extension, ainsi que les conséquences dévastatrices de ce processus pour les locataires à faible revenu5. Ces locataires sont de plus en plus souvent obligés de se reloger, après une éviction, dans des appartements trop petits pour le nombre de personnes qui les habitent, de couper dans des dépenses essentielles comme la nourriture ou les médicaments afin de pouvoir payer des loyers plus élevés qu’auparavant, ou encore de quitter le quartier, en rendant ainsi plus difficile leur accès à différents services et réseaux de soutien. Ces réseaux et ces services sont particulièrement importants pour les résident-e-s issu-e-s de l’immigration récente, puisqu’ils ont de plus fortes probabilités d’être allophones et d’avoir un statut précaire. La manière dont l’IA se développe actuellement nuit au respect de plusieurs principes contenus dans la Déclaration de Montréal, notamment l’équité et la solidarité.

La collecte de données, les ententes sur les avantages communautaires et la transparence du secteur de l’IA et des pouvoirs publics

Bien que les réalités exposées ici soient préoccupantes, nous pensons que des solutions peuvent être mises de l’avant pour assurer une meilleure prise en compte des besoins et des aspirations des locataires de Parc-Extension. Une première avenue à envisager est l’établissement de collaborations entre des personnes issues du milieu de la recherche et des initiatives communautaires, afin d’encourager des projets et des stratégies de collecte de données qui contribuent aux luttes des résident-e-s, ainsi qu’au travail des organismes locaux. Nous avons ainsi lancé, en novembre 2021, deux cartes interactives portant sur les évictions et les mobilisations pour le droit au logement à Parc-Extension, en partenariat avec le Comité d’action de Parc-Extension (CAPE). Ces cartes visent tant à montrer l’ampleur et les conséquences de la crise du logement dans le quartier qu’à promouvoir des initiatives menées par les locataires pour contrer cette crise6. Une deuxième avenue qui mérite notre attention est l’élaboration d’une entente sur les avantages communautaires, pour s’assurer que les résident-e-s de Parc-Extension bénéficient réellement de l’expansion du secteur de l’IA, avec des offres d’emploi ciblées et des investissements dans des projets locaux, notamment dans le domaine du logement social et communautaire. Une troisième avenue à envisager est l’adoption d’une approche plus transparente par le secteur de l’IA et les pouvoirs publics. Par exemple, des projets d’IA qui sont jugés nuisibles par les communautés concernées pourraient être l’objet d’un moratoire.

Ces trois avenues font partie d’un ensemble plus large de solutions qui permettraient au secteur de l’IA de reconnaître pleinement sa responsabilité sociale et d’en tirer les conséquences qui s’imposent. Les stratégies proposées ici doivent être menées en collaboration avec les résident-e-s, et les organismes de Parc-Extension, en respectant leur leadership et en encourageant leur participation tout au long du processus, notamment avec une compensation adéquate pour leur temps. Nous ne pouvons pas tolérer, en tant que société, un modèle d’innovation technologique qui externalise les coûts associés à son développement et qui affecte négativement les locataires à faible revenu, en niant ainsi leur contribution à la vie sociale et culturelle de nos quartiers et leur droit à la ville.


  1. En ligne : https://www.lapresse.ca/affaires/economie/ quebec/201901/29/01-5212755-montreal-inaugure-sa-cite-de- lintelligence-artifiphp
  2. En ligne : https://www.declarationmontreal-iaresponsable.com/la-declaration.
  3. En ligne : https://theconversation.com/universities-can-squeeze-out-low- income-residents-in-cities-like-montreal-131834
  4. Projet de cartographie anti-éviction de Parc-Extension. MIL façons de se faire évincer. L’Université de Montréal et la gentrication à Parc-Extension. Montréal, 2020, p. 15-20.
  5. Digital Divides Project et Réseau de recherche-action communautaire de Parc-Extension. The Impact of Montreal’s AI Ecosystems on Parc-Extension: Housing, Environment and Access to Montréal, 2022.
  6. Projet de cartographie anti-éviction de Parc-Extension. Cartographie. En ligne : https://antievictionmontreal.org/fr/maps/