Le territoire comme lieu de création de solidarités

Pour la présidente de la Fédération des femmes du Québec, la lutte des femmes vise à contrer les messages qui déclarent que la blancheur, la minceur, la jeunesse, la féminité, c’est mieux. Elle vise aussi à repousser avec détermination toutes les personnes et les institutions qui tentent de dicter aux femmes la voie à suivre pour leur corps.

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Alexa Conradi, présidente
Fédération des femmes du Québec (FFQ)

La Marche mondiale des femmes a donné rendez-vous aux féministes du monde autour du thème « Libérons nos corps, notre Terre et nos territoires ». Libérons de qui et de quoi? Qu’entendons-nous par territoires? Le corps des femmes est-il sous l’emprise d’un contrôle quelconque? Quelles différences y a-t-il entre Terre et territoires?

Ce thème provient d’une proposition de femmes du Guatemala. Elles ont développé un maillage entre des perspectives féministes autochtones et non-autochtones pour la défense de nos territoires que les structures de pouvoir se sont appropriés, mais qui sont également des lieux de résistance des femmes.

Pour elles, le territoire, c’est le lieu où nous vivons. C’est l’espace où nous agissons politiquement. C’est le lieu de développement d’une mémoire collective. « Ce sont des espaces multidimensionnels d’autonomie, en mouvement, d’interconnexion et d’interrelation, où nous habitons, nous rêvons, nous décidons, nous faisons, où nous définissons l’appartenance, le symbolisme, la spiritualité, la culture; un espace ouvert où nous faisons l’histoire au quotidien en marchant dans le présent, en construisant l’avenir. »

C’est l’espace où s’expriment les luttes de pouvoir et les rapports sociaux inégaux sur lesquels les féministes agissent pour que l’émancipation, la solidarité et l’autodétermination puissent remplacer la domination. Les frontières et les barrières s’érigent partout sur notre chemin, mais les féministes sont en action pour leur résister, les transformer ou encore les détruire.

 

Le corps comme territoire

Le corps, c’est le tout premier territoire de notre vie. Nous devons en prendre soin et apprendre à l’aimer, car il fait partie de ce que nous sommes. Notre corps est confronté aux inégalités et aux injustices qui nous enseignent qu’il ne nous appartient pas entièrement. Notre esprit et notre chair sont marqués par la violence du patriarcat, du racisme, de la lesbophobie, du capitalisme, de la guerre, du colonialisme, de la xénophobie, de l’âgisme, de la transphobie. Ces violences apparaissent tôt dans la vie des filles.

Notre lutte vise à contrer les messages qui déclarent que la blancheur, la minceur, la jeunesse, la féminité, c’est mieux. Elle vise aussi à repousser avec détermination toutes les personnes et les institutions qui tentent de nous dicter la voie à suivre pour notre corps. Nous rejetons donc le contrôle de notre sexualité, de la maternité, de l’accès à l’avortement. Nous sommes unies contre cette obsession qu’ont toutes sortes de milieux à vouloir dicter ce que nous devons ou ne devons pas mettre sur notre corps pour être une bonne femme ou une bonne féministe. Nous résistons à l’assassinat des femmes par leur conjoint, par la police, par la violence qui découle des pensionnats autochtones et du colonialisme ou par la guerre. Nous travaillons pour la réappropriation de notre corps.

Un autre volet de notre lutte est la valorisation du travail des femmes. Trop nombreuses sont celles d’entre nous qui subissent de l’exploitation sur leur lieu de travail. Pensons aux femmes de ménage, aux manicuristes ou aux coiffeusesqui travaillent avec des produits chimiques qui les rendent malades. Pensons à celles qui travaillent à la chaine, toujours debout, posant des gestes répétitifs qui rendent invalides. Pensons aussi à celles qui accompagnent les enfants, les malades, les personnes en difficulté, violentées, marginalisées, ou les rescapé-e-s de la guerre – subissant la pression de faire toujours plus avec moins – qui finissent par connaître l’épuisement et la perte de sens à leur travail. Pensons également aux femmes dans des industries où la violence est souvent exercée en toute impunité : restauration, industrie du sexe, hôtellerie, milieu de la mode, construction, industrie des nouvelles technologies et du jeu vidéo.Pensons à cellesqui n’ont pas de véritable protection : les femmes immigrantes avec un statut conditionnel, les travailleuses domestiques, les femmes dans les agences de placement.

Il y aussi celles d’entre nous qui font un travail peu reconnu, certainement pas payant, soit de prendre soin à temps plein des enfants, des personnes en situation de handicap ou des personnes en perte d’autonomie due au vieillissement. Et celles qui, par leur engagement social, contribuent à gérer les tensions sociales dans nos familles et nos communautés de vie.

Il y a enfin celles qui tentent de reprendre possession de leur autonomie et de leur corps après la maladie physique ou mentale, après l’emprisonnement, suite à la criminalisation des luttes sociales ou suite à des luttes politiques contre des xénophobes et des fondamentalistes.

Nos corps sont à la fois un territoire occupé et un territoire de résistance.

 

Notre Terre comme territoire à défendre

Pour les Guatémaltèques, la Terre est un territoire qui ne nous appartient pas, mais auquel nous sommes redevables. Nous nous devons de la défendre de l’exploitation capitaliste qui la détruit. Il est de notre responsabilité de ne pas permettre la destruction de nos ressources naturelles et le pillage de notre Terre-Mère : la destruction des forêts, de la faune, de l’eau; la pollution de l’air, de l’eau, de la terre ou du sol par l’utilisation de produits chimiques, l’utilisation de la vaisselle jetable, l’abondance de la malbouffe ou le recours aux aliments transgéniques et au contrôle des semences par des entreprises transnationales. Elles font appel à toutes et tous pour transformer notre rapport à la Terre.

La poète innue Natasha Kanapé Fontaine a écrit :

« Dites-moi qui je suis si je ne suis pas la Terre. Si mon corps n’est pas territoire. Si le territoire n’est pas mon corps. Dites-moi qui je suis si je n’ai pas la Terre. Si mon corps n’est pas l’instrument du territoire. Si le territoire n’a pas d’accords. Dites-moi qui je suis si je suis pas le poème de la Terre. Si mon corps n’a pas de mots. Si le territoire a dû être forcé de se taire.

Dites-moi qui je suis si je n’ai pas la voix de la Terre. Si mon corps n’émet plus aucun bruit. Si le territoire ne peut plus chanter. Dites-moi qui je suis si je ne suis pas le chant de la Terre. Si mon corps n’a aucune vibration. Si le territoire n’émet plus aucun son. Autre celui des machines et des barrages et des mines et du pétrole qui coule sur mon corps[1]. »

Elle parle de l’indivisibilité de notre survie et de celle de la Terre. « Si nous polluons avec les ordures et autres composants qui endommagent notre terre, nous nous faisons du tort à nous-mêmes, car nous sommes l’un des éléments de ce territoire qui mérite des soins et du respect.»

 

Quatre façons de bâtir la solidarité

Au Québec, la Marche mondiale des femmes propose de développer la solidarité sur quatre axes :

L’éducation populaire qui nous aide à comprendre les forces en présence qui agissent sur nos corps, notre Terre et nos territoires Ce processus nous amène à prendre conscience de notre propre expérience et à amorcer une réflexion pour nous décentrer et ainsi mieux comprendre l’expérience de celles qui vivent à nos côtés et qui font face à des oppressions différentes des nôtres. Il faut aussi approfondir les causes de l’oppression des femmes. Le gouvernement affirme que l’égalité est atteinte. Or, les femmes savent que les problèmes persistent et sont aggravés par le manque d’égard aux réflexions féministes.

Le développement d’alliances profondes sur la base de l’idée qu’il faut intégrer les savoirs des autres pour influencer les nôtres et vice versa. Ainsi, la reconnaissance de l’autonomie et des revendications politiques des femmes autochtones est essentielle à la construction de la solidarité entre Québécoises et Autochtones qui partagent le même territoire. Ceci implique une volonté de comprendre comment la colonisation opère aujourd’hui dans la vie des femmes autochtones et dans le rapport que la société québécoise entretient avec les peuples autochtones.

Des alliances se développent également avec le collectif Femmes de diverses origines qui organise depuis près de dix ans une marche dans les rues de Montréal lors de la Journée internationale des femmes. Pour le lancement des actions en 2015, la Marche mondiale des femmes a appelé ce collectif à se joindre à elle en raison de son leadership sur le thème de la mondialisation patriarcale, capitaliste et colonialiste.

L’action directe et d’autres actions de résistance marqueront la Marche mondiale. En octobre prochain, une caravane féministe sillonnera les routes de toutes les régions du Québec pour mettre de l’avant la résistance des femmes devant l’appropriation de leur corps, de la Terre et des territoires. Ensemble, les femmes s’opposeront aux forces capitalistes, patriarcales et colonialistes qui sont responsables de l’austérité, de la destruction environnementale et de la militarisation.

En tant que membres d’un mouvement social, nous avons souvent eu à signifier nos accords et nos désaccords. Ces dernières années, devant la profondeur et l’étendue des projets néolibéraux, conservateurs ou racistes qui attaquent les droits des femmes, nous avons souvent eu recours à la dénonciation.

Or, la résistance est plus que la simple dénonciation. Il y a dans la résistance un refus de collaborer, d’obtempérer aux attentes des autorités et une volonté de déranger leur capacité d’aller de l’avant comme si de rien n’était .Les gestes de résistance peuvent être individuels ou collectifs, mais ils impliquent nécessairement une rupture avec les pouvoirs établis.

La Marche mondiale des femmes sera donc un vaste exercice d’apprivoisement d’une politique de résistance, où les femmes confronteront leurs peurs de déplaire, de choquer ou de se faire rejeter. Notre capacité à résister aux chaines mentales de l’oppression dépend des solidarités que nous créerons entre nous.

Le développement d’alternatives féministes ancrées dans les valeurs de liberté, de solidarité, d’égalité, de paix et de justice est incontournable. Nous vivons dans une époque violente qui affirme qu’il n’y qu’une seule vérité, celle de l’austérité, de l’extractivisme pour relancer l’économie, de la militarisation pour gérer les conflits et les peurs. Il y a dans la construction de la solidarité et dans la recherche d’alternatives à la domination, un travail profondément épris d’espoir et absolument incontournable. Ce sera l’occasion pour les femmes du Québec de tisser un récit des solidarités et de penser la création d’une société libre de domination.