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Revue Droits & Libertés, aut. 2020 / hiver 2021
François Marchand, doctorant en sociologie à l’Université d’Ottawa
Coordonnateur d’Action santé Outaouais de 2007 à 2012
Le sous-financement des institutions sanitaires de l’Outaouais est un problème de longue date et fort bien documenté[1]. Ce sous-financement, qui a des impacts importants sur l’accès au réseau public de santé, a engendré de vastes mobilisations menées par des professionnel-le-s de la santé dans les années 1970 puis à la fin des années 2000, nommées respectivement Coalition Outaouais à l’urgence et Coalition Outaouais à l’urgence phase[2], ainsi que la formation du groupe Équité Outaouais 2020.
C’est dans ce contexte que les membres d’Action santé Outaouais ont créé en 2008 le comité des Sans-Médecin, afin de permettre aux citoyen-ne-s désireux de s’engager dans le débat public, de réfléchir et d’agir sur le problème de la pénurie de médecins. Ce comité est formé de citoyens-ne-s bénévoles et est appuyé par les permanent-e-s d’Action santé Outaouais. Très rapidement, le comité a pu constater qu’il ne suffisait pas de revendiquer plus de médecins de famille. Une compréhension plus globale s’imposait. De là est venue l’idée d’une enquête sur l’accès aux soins de santé sur le territoire du Centre de santé et de services sociaux de Gatineau (CSSSG).
De 2009 à 2011, le comité des Sans-Médecin d’Action santé Outaouais a donné la parole à 180 usager-ère-s du réseau de la santé de Gatineau, regroupés dans une vingtaine de groupes focus, en collaboration avec des organisations communautaires et syndicales situées sur le territoire du défunt CSSS de Gatineau. L’objectif était de mieux comprendre les obstacles d’accès aux soins de première ligne. Le présent article constitue une synthèse de la portion diagnostique du rapport qui s’intitule Les soins de santé à Gatineau : la voix des citoyens entendue. Rapport de l’enquête populaire sur les obstacles à l’accès au réseau public de santé à Gatineau.
Les résultats de l’enquête populaire
Pour ce qui est de l’accès à un médecin de famille, ce fut sans surprise que nous avons constaté que 35% des répondant-e-s ont déclaré ne pas avoir de médecin de famille ; autant de personnes qui étaient sans réelle porte d’entrée au réseau public. De plus, parmi les 65% qui avaient la chance d’avoir un médecin, 15% ont quand même affirmé avoir dû consulter de l’autre côté de la rivière des Outaouais, à Ottawa. Nous ne pouvions donc que constater qu’environ la moitié des répondant-e-s à notre enquête n’avaient pas de porte d’entrée assurée dans le réseau de l’Outaouais et devaient se tourner vers les quatre possibilités suivantes : 1. se faire soigner à Ottawa ; 2. tenter leur chance aux cliniques sans rendez-vous ; 3. se présenter aux salles d’urgence des hôpitaux ; 4. fréquenter les cliniques à but lucratif.
Nous nous sommes demandé ce qu’il en était de l’accès aux soins pour les 65% de répondant-e-s qui avaient déclaré avoir un médecin de famille. Nous avons constaté qu’une part non négligeable d’entre elles et eux ont affirmé avoir de la difficulté à obtenir des rendez-vous, et vivaient souvent dans l’angoisse de perdre leur médecin, et ce, pour des raisons très variées. Il était donc clair que pour beaucoup de participants-e-s, la maladie n’était pas la seule condition d’accès aux soins. En effet, beaucoup ont rapporté que pour accéder aux soins, il fallait aussi une bonne dose de contacts (des plugs en bon québécois!), et souvent les plus futés ou fonceurs avaient un avantage marqué. De plus, la difficile accessibilité aux soins a obligé beaucoup de participants-e-s à recourir à leur pouvoir d’achat afin de se faire soigner (par exemple, pour obtenir des tests médicaux). Ces limites au droit à l’accès aux soins sont scandaleuses, inéquitables et injustes. En fin de compte, il n’est pas surprenant que les participant-e-s à l’enquête n’aient accordé au réseau de la santé de Gatineau qu’une faible note de 45% pour ce qui est de l’accessibilité aux soins.
À propos de l’utilisation du pouvoir d’achat, nous avons reçu de nombreuses doléances concernant les secteurs de la santé à but lucratif (soins dentaires, soins oculaires, psychologie et physiothérapie). En effet, 30% des participant-e-s ont déclaré n’avoir aucune couverture d’assurance dentaire (ni publique ni privée). Il est permis de croire qu’une même proportion s’applique pour les soins oculaires, psychologiques, et de physiothérapie. Pas étonnant alors que plusieurs répondant-e-s nous aient avoué négliger de se faire soigner pour des raisons financières.
Toujours dans l’univers des services à but lucratif, un nombre non négligeable de participants-e-s ont affirmé que la ligne Info-santé (811), ainsi que les hôpitaux de Hull et Gatineau, les ont redirigés vers des établissements privés dans le but de gagner du temps. Ceci nous a semblé un signe sans équivoque de l’influence croissante du réseau privé de soins de santé au détriment du réseau public. Le fait que des employé-e-s du réseau public préconisaient le réseau privé nous est apparu comme un fait troublant : doit-on comprendre que les employé-e-s recevaient une directive selon laquelle les soins privés étaient une solution à recommander à tous les patient-e-s, en dépit du fait qu’ils sont financièrement inaccessibles pour un très grand nombre d’entre elles et eux?
À propos de la qualité des soins reçus, les répondants-e-s à l’enquête ont donné une décevante note de passage au CSSSG, soit 61% de taux de satisfaction. Plus précisément, nombre d’entre elles et eux se sont plaints de la qualité du geste médical posé par les médecins. Cette observation — déjà fort préoccupante — nous a semblé aller de pair avec les nombreuses doléances reçues sur les relations patient-e-s-médecins, les aptitudes relationnelles de ces dernier-ères-s étant souvent critiquées. Parfois, leur attitude peu obligeante a blessé et fragilisé des patient-e-s déjà vulnérabilisés par la maladie : les témoignages furent nombreux et troublants en ce sens. En effet, si plusieurs nous ont parlé de pratique médicale expéditive et de manque de suivi, d’autres sont allés jusqu’à exprimer un manque de confiance dans le diagnostic ou le traitement proposé, ou même un manque de confiance en leur médecin, pouvant mener à des relations tendues et peu productives.
Est-ce que les difficultés d’accès couplées avec une satisfaction mitigée de la qualité des services de première ligne expliqueraient le nombre important de participant-e-s qui ont déclaré s’auto- médicamenter, ou avoir carrément abandonné leurs démarches pour obtenir des soins?
Voilà quelques-uns des principaux points que nous aura permis de soulever l’enquête sur l’accès aux soins de santé à Gatineau. Avec le recul, on peut constater que ce rapport, dont les constats témoignent d’autant d’outrages au droit à la santé subis par de très nombreux citoyen-ne-s de l’Outaouais, aura permis de mettre en lumière un enjeu souvent négligé à l’époque et encore aujourd’hui : celui de l’accès aux soins non couverts par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ). À la suite de la parution du rapport, les membres d’Action santé Outaouais ont fait un enjeu prioritaire de l’accès aux soins dentaires pour les plus démuni-e-s. En effet, un comité pour l’accès aux soins dentaires fut créé par l’organisme et a impulsé une mobilisation d’intervenant-e-s institutionnels, communautaires et privés qui a abouti à la création d’une clinique dentaire pour les sans-abris et les plus démuni-e-s dans le Vieux-Hull.
[1] Schepper, (2018). Effets du retard de financement public sur les systèmes de santé et d’éducation postsecondaire en Outaouais. Institut de recherche et d’informations socioéconomiques.
[2] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/541799/rapport-action-sante-outaouais, site Web consulté le 30 novembre 2020.