Les espaces publics-privés du capitalisme numérique

Que faire face aux pouvoirs des GAFA, ces géants numériques qui collecte des données sur nos activités quotidiennes?

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Philippe de Grosbois, enseignant en sociologie au collégial
Auteur du livre Les batailles d’Internet. Assauts et résistances à l’ère du capitalisme numérique (Écosociété, 2018).

Il y a vingt ans cette année, le professeur de droit Lawrence Lessig publiait un ouvrage marquant et essentiel, tant pour les informaticien-ne-s que pour les juristes. Dans Code and Other Laws of Cyberspace, Lessig soutient que l’architecture de tout espace façonné par les humain-e-s constitue « une sorte de loi : elle détermine ce que les gens peuvent ou ne peuvent pas faire »[1]. Alors que la perception de sens commun nous amène à voir le numérique comme étant séparé du monde physique et social, Lessig propose une perspective toute autre : les espaces numériques (un média social, un groupe de discussion, les blogues d’un journal, etc.) sont aussi dotés d’une architecture qui induit certains types d’interaction, encourage certaines formes d’expression et interdit certaines pratiques. En ce sens, affirme Lessig, « l’architecture du cyberespace est pouvoir ».

Qui met en place ces espaces? Qui les structure et selon quels intérêts? Ces questions sont centrales pour saisir les enjeux de droits humains et de libertés dans la sphère numérique.

De fait, si on se concentre sur les médias sociaux dominants à l’heure actuelle (Facebook, Instagram, YouTube, Twitter, etc.), on doit constater d’emblée qu’il s’agit en fait d’espaces « publics-privés », ou comme le dit Rebecca MacKinnon, « l’équivalent numérique de centres commerciaux »[2]. Bien sûr, la technologie sur laquelle s’appuient ces espaces bénéficie à des mouvements sociaux, des groupes de défense de droits et à des personnes marginalisées ou appartenant à des groupes sociaux minoritaires. Il n’en demeure pas moins que l’impératif de profit qui guide ces entreprises entraîne plusieurs conséquences majeures sur le militantisme qui s’exprime dans ces médias et sur les débats démocratiques qui s’y déploient. Je me concentrerai ici sur trois enjeux.

Les algorithmes

D’abord, les algorithmes auxquels ont recours des médias sociaux commerciaux tels que Facebook et YouTube filtrent les multiples publications de leur plate-forme de manière à nous fournir le contenu que l’on souhaite supposément voir. En réalité, l’objectif de ces algorithmes est surtout de nous garder le plus longtemps possible sur leurs plates-formes pour nous rendre disponibles aux annonceurs. De plus en plus de voix mettent en lumière la polarisation et l’enfermement dans des bulles filtrantes, ainsi que la dépolitisation que cela peut entraîner, d’autant plus que les règles précises qui guident ces algorithmes nous sont inconnues.

Une opacité généralisée

Au-delà des algorithmes, l’opacité généralisée dans laquelle ces entreprises opèrent amène MacKinnon à affirmer qu’elles constituent des « dictatures bienveillantes » qui disposent, en quelque sorte, de leur propre système de justice privé. Par exemple, lorsque Facebook suspend ou ferme la page d’une organisation militante, il est très difficile d’amener l’entreprise à rendre des comptes sur cette décision. Pourtant, compte tenu la centralité de cet espace dans la vie sociale et politique des communautés, ces jugements sont parfois assimilables à une forme de déni de l’exercice d’une pleine citoyenneté[3].

Le développement de ces agoras publiques-privées à des fins commerciales et l’accumulation de données nous concernant posent aussi des problèmes majeurs en ce qui a trait à la protection de la vie privée. Les médias sociaux dominants deviennent alors des « centres commerciaux numériques » bien particuliers, qui nous suivent à la trace dans nos déambulations et interactions.

Si ces firmes collectent les données à des fins d’abord mercantiles (pour offrir des opportunités de publicité ciblée à d’autres entreprises par exemple), le simple fait qu’une si gigantesque accumulation d’informations personnelles soit stockée est également alarmante pour des raisons politiques.

Les révélations d’Edward Snowden ont mis en lumière que des agences étatiques de renseignement sont allées récupérer ces données – parfois avec le consentement des entreprises, mais aussi par des voies détournées[4]. Merveilles des partenariats public-privé!

Notre quotidien en données

Avec le déploiement des téléphones multifonction, ce sont toutes sortes d’activités quotidiennes tels que nos déplacements, activités et rencontres qui sont transformées en données. Par un curieux effet boomerang, ce que Shoshana Zuboff appelle le « capitalisme de la surveillance », développé à travers le numérique, tend actuellement à coloniser nos espaces physiques et nos activités hors-ligne. Le sociologue et publicitaire Fabien Loszach expliquait en 2018 que les publicités affichées sur les panneaux installés dans la rue peuvent avoir été choisies en utilisant les données de data brokers sur les caractéristiques socio-économiques des personnes qui circulent dans un certain secteur, recueillies par leur téléphone[5].

Si on exclut les ordinateurs eux-mêmes, on peut dire que les téléphones ont été les premiers d’une longue série d’objets connectés qui prennent aujourd’hui notre quotidien d’assaut. La liste d’appareils domestiques connectés ne cesse de s’allonger, mais les dispositifs autour de la mal nommée ville intelligente sont en quelque sorte la consécration de cette irruption dans l’espace public physique d’une logique d’abord déployée dans des espaces numériques. Le contesté projet que la division Sidewalk Labs de Google développe à Toronto est ici emblématique : il s’agit de bâtir un quartier truffé de senseurs avec l’objectif officiel d’améliorer la qualité de vie des résident-e-s, mais par l’intermédiaire d’une collecte sans précédent de données sur ces derniers, pour en tirer profit[6].

Contrer les pouvoirs des GAFA

Que faire face à ces géants qui ont acquis une mainmise sur plusieurs de nos carrefours numériques et qui s’immiscent maintenant dans nos espaces physiques?

Après des années de laissez-faire, le vent semble enfin tourner : différents projets de réglementation des GAFA ont été adoptés ou sont mis de l’avant par des acteurs politiques majeurs, tels que le Parlement européen et des candidats démocrates à la présidence étatsunienne. La prudence est cependant de mise. Comme l’explique l’écrivain et militant Cory Doctorow, une part importante des batailles législatives actuelles attribue à ces acteurs « des responsabilités quasi-étatiques de police des activités des usager-e-s, comme le fait de fomenter des actes terroristes ou des infractions au droit d’auteur.[7] » Ce faisant, on donne des prérogatives encore plus grandes à des entreprises qui ont déjà trop de pouvoirs. On risque donc de consacrer leur position dominante et de rendre encore plus difficile la percée d’alternatives véritablement orientées vers l’intérêt public et le respect des droits de la personne.

Les luttes actuelles doivent être articulées de manière à affaiblir ces organisations.

À court terme, cela signifie d’interdire clairement les pratiques les plus prédatrices, telles que la publicité ciblée, l’opacité des algorithmes et le pillage généralisé de nos vies privées.

À moyen terme, cela implique des batailles anti-monopoles d’une ampleur sans précédent ainsi que des réflexions de fond sur la production, la collecte et le traitement des données produites par les sociétés, qui constituent une richesse commune à administrer de manière démocratique.

 

[1] Lawrence Lessig, Code and Other Laws of Cyberspace, New York, Basic Books, 1999, p. 59. Traduction de l’auteur de ce texte.

[2] Rebecca MacKinnon, Consent of the Networked : The Worldwide Struggle For Internet Freedom, New York, Basic Books, 2012, p. 147-148. Ma traduction.

[3] Jakob Gottschau, “Facebookistan”, Express TV-Produktion, 2015, 58 min.

[4] Voir Frontline, « United States of Secrets », PBS, mai 2014, <www.pbs.org/ wgbh/frontline/ lm/united-states-of-secrets/>

[5] « Le grand marché des données : Chronique de Fabien Loszach », La Sphère (Radio-Canada), 24 mars 2018.

[6] Jordan Pearson, Sidewalk Labs 1,500-Page Plan for Toronto is a Democracy Grenade, Vice, 24 juin 2019.

[7] Cory Doctorow, Regulating Big Tech makes them stronger, so they need competition instead, The Economist, 6 juin 2019. Traduction de l’auteur de ce texte.

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