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Revue Droits et libertés, printemps / été 2022
Cynthia Morinville, Ph. D., militante au comité environnement
L’importance du capitalisme de surveillance en émergence a été soulignée par l’hebdomadaire britannique The Economist qui titrait en 2017 « Data is the new oil » – les données sont le nouveau pétrole. Si la publication libérale saluait le potentiel de croissance et de productivité d’une économie basée sur les données, leur parallèle vaut aussi pour le côté moins reluisant de l’or noir. Si le pétrole nous a précipités dans une crise sociale et environnementale, les données risquent de nous y enfoncer.
Ce système économique a évidemment une empreinte écologique. Mais au-delà de l’impact environnemental d’une consommation effrénée encouragée par le capitalisme, quelle est l’empreinte écologique du capitalisme de surveillance? Quelles infrastructures soutiennent cette économie?
Le capitalisme de surveillance repose d’abord sur l’exploitation de mégadonnées, souvent mieux connues sous l’appellation Big Data. Pour que ce système d’exploitation fonctionne, ces données doivent circuler et elles doivent être assemblées en banques à partir desquelles des analyses peuvent être tirées. L’internet est une condition nécessaire à l’émergence d’un capitalisme de surveillance, mais ce sont les récents développements de connectivité accélérée qui ont permis de réaliser le véritable potentiel des données massives.
Il est difficile de concevoir l’infrastructure physique d’une technologie accessible par un simple balayage de doigts sur un téléphone portable. Pourtant l’internet, malgré une accessibilité sans fil pour la vaste majorité des utilisateurs contemporains, repose bel et bien sur une infrastructure physique et matérielle. L’ampleur de ces infrastructures est telle qu’il est difficile d’en imaginer la magnitude. Le Big Data requiert une quantité de données gigantesque se déversant en torrent effréné. Un réseau immense de filage et de fibre optique connecte le routeur de chaque utilisateur au monde numérique permettant ainsi la copie et rediffusion de données connues sous l’appellation de packets à un intervalle de quelques millisecondes. Ces packets forment une série de relais qui permet à l’information de voyager sur des routes bien établies à travers le globe1. À cela s’ajoutent des centres de données, des tours et des antennes. Cette infrastructure dépasse même les frontières de notre atmosphère alors que les constellations de microsatellites se multiplient.
L’expansion de la sphère de connectivité
Le capitalisme de surveillance ne se nourrit pas seulement du volume des données, mais aussi de leur type et de leur qualité. On cherche donc constamment à extraire des informations toujours plus précises sur nos habitudes quotidiennes. Des données plus variées demandent aussi plus de connectivité. En terme absolu, on assiste à ce qu’on pourrait appeler une expansion de la sphère de notre connectivité. Bien sûr, les bases de données sont nourries par notre utilisation de la téléphonie mobile et ses nombreuses applications. Elles le sont également par l’intermédiaire d’une collection de cartes de points et de privilège présentées chez les détaillants qui cartographient méticuleusement nos habitudes d’achat. La liste de nos points de connexion s’agrandit rapidement pour inclure certains modèles de voiture, les poignées de porte opérationnelles à distance, les électroménagers dits intelligents nous permettant de cuisiner à partir du bureau ou encore un réfrigérateur nous rappelant d’acheter du lait. L’internet des objets promet de connecter une panoplie d’outils du quotidien à l’internet et offre des gains en efficacité en échange d’un flux ininterrompu de données.
Pour réaliser ce monde connecté, il faut produire des appareils supportant la connectivité. En plus de l’empreinte écologique liée à la production d’électroménagers traditionnels, la connectivité de ces nouveaux produits à l’internet requiert de grandes quantités de matériaux et minéraux dits critiques, allant du lithium au cobalt en passant par les terres rares2. En terme simple, plus de connectivité va de pair avec plus de production et d’extraction.
Ces données sont stockées dans des centres de données ayant non seulement une empreinte écologique notable à la production, mais aussi une importante empreinte énergétique à l’utilisation.
Toutefois, l’empreinte écologique du capitalisme de surveillance ne se limite pas à la production d’appareils technologiques. En effet, l’utilisation de ces technologies a aussi un impact environnemental. Le capitalisme de surveillance repose sur le stockage massif de données qui nécessite un volume grandissant de serveurs. Selon la firme allemande Statista, spécialisée en données concernant les marchés et la consommation, à la fin de 2021, 79 zetabytes3 de données avaient été générées mondialement. On s’attend à ce que ce volume, qui atteignait à peine 2 zetabytes en 2010, surpasse les 180 zetabytes en 2025. Ces données sont stockées dans des centres de données ayant non seulement une empreinte écologique notable à la production, mais aussi une importante empreinte énergétique à l’utilisation.
L’International Energy Agency estime que les centres de données et leurs réseaux de transmission étaient responsables d’approximativement 2 % de la consommation mondiale d’électricité en 2020. Cette grande consommation énergétique a poussé les entreprises du secteur des technologies de l’information et des communications à augmenter, au cours des dernières années, leur efficacité énergétique et leur consommation d’énergies renouvelables. Bien que les géants du web aient fait des gains importants en efficacité énergétique, leur consommation d’énergie en terme absolue continue d’augmenter. Le dernier rapport4 publié par Google chiffre cette consommation pour 2016 à 6,5 térawatts heures (TWh), 5 ans plus tard, en 2021, cette consommation atteignait 15,4 TWh. Au niveau mondial, alors que le trafic internet a triplé entre 2015 et 2020, la consommation d’énergie attribuée aux centres de données est restée plus ou moins stable et se chiffrait en 2020 à près de 200 TWh, selon l’International Energy Agency5. Ce plafonnement malgré les gains énergétiques s’explique entre autres par un effet rebond, appelé le paradoxe de Jevons, selon lequel les gains en efficacité sont annulés par une plus grande utilisation des technologies. Par exemple, alors que l’autonomie des batteries de nos téléphones portables s’est nettement améliorée au cours des dernières années, nous passons beaucoup plus de temps connecté au téléphone mobile en 2022 qu’on ne le faisait il y a à peine 5 ans. De ce fait, notre consommation d’énergie reliée à la téléphonie portable ne baisse pas ou augmente même.
Le développement de cet univers connecté a aussi un impact important sur la production de déchets. Le progrès technologique accélère l’obsolescence de ces technologies et raccourcit le cycle de vie de nos appareils. L’adoption du 5G, par exemple, promet de rendre caduques non seulement tous les appareils compatibles uniquement avec le 4G – ce qui inclus la majorité des téléphones portables que nous utilisons présentement – mais aussi toute l’infrastructure de ce réseau incluant les tours, les antennes et les transmetteurs. Notons que le volume de déchets électroniques produit mondialement en 2019 était déjà estimé à 53,6 millions de tonnes. Juxtaposés, ces déchets formeraient une mosaïque plus grande que l’île de Manhattan. En termes de volume, ils seraient équivalents à près de 5 300 Tour Eiffel6!
Le développement de cet univers connecté a aussi un impact important sur la production de déchets. Le progrès technologique accélère l’obsolescence de ces technologies et raccourcit le cycle de vie de nos appareils.
Les changements technologiques sont tels que le réseau 5G ne pourra passer par la même grille de connexion que son prédécesseur. Qu’adviendra-t-il alors de l’infrastructure actuelle? Dans certains endroits, comme les grands centres urbains où l’espace est un enjeu, elle sera remplacée, mais elle sera sans doute aussi laissée en place dans d’autres endroits où son démantèlement serait moins rentable. Dans ces endroits où le recyclage ne saurait générer de nouvelles opportunités économiques, elle deviendra l’artéfact d’une ère révolue un peu comme les stations radars du réseau d’alerte avancé (aussi appelé réseau DEW) qui parsème le territoire nordique de l’Alaska à l’Islande en passant par le Canada et le Groenland. Construites dans les années 1950, ces stations avaient nécessité plus de 30 000 tonnes de matériel acheminées par bateaux et avions afin de construite une ligne de défense visant à détecter les bombardiers soviétiques. Aujourd’hui, ce legs d’une autre époque et cette conception de la surveillance sont principalement laissés à une désintégration millénaire au gré des éléments et cela nous rappelle que la durée de vie courte de nos technologies ne raccourcit pas leur pérennité lorsqu’elles atteignent la fin de vie.
Alors qu’on nous promet des gains en efficacité et durabilité, la facture environnementale des technologies de l’information qui soutiennent le capitalisme de surveillance est appelée à grossir de pair avec la croissance de ce modèle économique.
- Pour une exploration fascinante de l’envers de l’internet voir Andrew, Blum, 2012, Tubes: A Journey to the Center of the Internet. New York : Ecco.
- Anthony Y. Ku, 2018. Anticipating critical materials implications from the Internet of Things (IOT): Potential stress on future supply chains from emerging data storage Sustainable Materials and Technologies, 15, 27-32. Le terme « terres rares » désigne un ensemble de 17 éléments du tableau périodique reconnus pour leurs propriétés magnétique et conduc- trice. Les gisements de terres rares coïncident souvent avec ceux d’autres éléments plus dangereux tels que l’uranium, le thorium, l’arsenic, le fluor et divers métaux lourds pouvant rendre leur extraction particulièrement dommageable pour l’environnement.
- Un zetabyte est égal à 1 000 000 000 000 gigabites (GB), mille milliards de GB, ou 1012
- En ligne : https://wgstatic.com/gumdrop/sustainability/google-2021- environmental-report.pdf
- En ligne : https://www.itu.int/en/ITU-T/climatechange/Documents/ITU%20 AI4EE%20-%20George%20KAMIYA.pdf
- Ces équivalences sont tirées du Global E-Waste Monitor 2017, et ajustées avec les données mises à jour en 2019