Lettre ouverte
Alexa Leblanc, au nom du comité environnement de la Ligue des droits et libertés
Les changements climatiques constituent l’un des enjeux les plus importants en matière de droits humains auxquels l’humanité fait face. Ils privent déjà de leurs droits de nombreuses populations à travers le monde (le droit à la santé, à l’alimentation et à l’eau, notamment). Le rapport du GIEC rendu public le mois dernier nous rappelle l’urgence de réduire de façon drastique les émissions de gaz à effet de serre sans quoi les changements climatiques entraîneront des conséquences catastrophiques pour les écosystèmes et les êtres humains.
En vertu des traités de droits humains auxquels ils sont liés, les gouvernements ont donc le devoir d’intervenir dans la lutte aux changements climatiques à la hauteur de l’ampleur du problème. Ils ont aussi le devoir de mener ces actions dans le respect des droits humains, y compris la liberté d’expression, l’accès à l’information, le droit à l’autodétermination et le droit à la participation.
Or, nous constatons que ni le Canada, ni le Québec ne s’engagent dans cette direction. Au contraire, les projets d’exploration et d’exploitation pétrolière et gazière se multiplient, tout comme les projets de transport de pétrole, notamment en provenance des sables bitumineux, alors que cette production de pétrole est reconnue comme étant l’une des industries les plus polluantes sur la planète. À lui seul, le projet d’oléoduc Énergie Est, qui prévoit transporter 1,1 million de barils par jour de pétrole des sables bitumineux de l’Alberta jusqu’au port de Saint John (NB) en traversant le Québec, engendrerait l’émission supplémentaire de 30 à 32 millions de tonnes de GES par année (soit l’équivalent d’ajouter 7 millions de voitures sur les routes).
Ces projets auront des conséquences importantes et dans certains cas irréversibles sur les écosystèmes, les communautés et les droits humains. Pourtant, le Québec et le Canada s’y avancent en faisant fi de leurs engagements en matière de droits humains et des bonnes pratiques internationales en matière de consultation et de participation du public.
Le droit à la participation
En vertu de la Convention d’Aarhus, la participation du public au processus décisionnel en matière environnementale est nécessaire pour faire valoir le droit à un environnement sain, droit que le gouvernement du Québec a intégré dans la Charte des droits et libertés de la personne en 2006. De plus, pour que la participation du public soit utile, celle-ci doit intervenir avant et non après la prise de décision. Or, nombre d’exemples récents nous démontrent que nos gouvernements sont plus intéressés à satisfaire l’industrie pétrolière qu’à se porter garants de nos droits. Les compagnies se voient accorder des permis de toutes sortes (inversion de l’oléoduc 9B, permis d’exploration des hydrocarbures couvrant 85% du territoire de la Gaspésie, sondages sismiques pour l’implantation d’un port pétrolier à Cacouna, permission de faire transiter des superpétroliers chargés d’hydrocarbure des sables bitumineux sur le Saint-Laurent, passage exponentiel de trains chargés d’hydrocarbures), sans que la population ne puisse exercer son droit de participer aux discussions entourant les nombreux enjeux que ces activités comportent. Or, l’opposition aux projets doit pouvoir se faire entendre et être prise en compte par les décideur-e-s.
L’obligation de respecter les droits des peuples autochtones
La permission accordée à Enbridge, en mars 2014, par l’Office national de l’énergie (ONE) pour inverser le flux du pipeline 9B entre Sarnia et Montréal s’est aussi faite en flagrante violation des droits des peuples autochtones. En effet, en vertu de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (que le Canada a finalement reconnue) et de la Constitution même du pays, le gouvernement a l’obligation de consulter les peuples autochtones concernés en vue d’obtenir leur consentement et ce, avant l’approbation de tout projet ayant des incidences sur leurs terres ou territoires et autres ressources, qu’un titre ancestral en litige soit reconnu ou non. La récente décision de la Cour suprême dans l’affaire Tsilhqot’in stipule par ailleurs qu’une fois le titre ancestral établi, le gouvernement a l’obligation d’obtenir le consentement du groupe autochtone titulaire du titre pour ses projets d’aménagement du territoire. Or, les revendications des Première Nation des Chippewas de la Thames ainsi que des Mohawks ont été carrément ignorées par l’ONE, poussant les Chippewas à entreprendre des démarches judiciaires (sans doute longues et couteuses) pour faire valoir leurs droits. Cet exemple n’est pas isolé et témoigne de l’empressement de nos gouvernements à promouvoir un modèle de développement en dépit des droits bafoués.
Le droit à l’eau menacé
Si, à l’instar des nations autochtones, de nombreuses communautés s’inquiètent des projets d’hydrocarbures, c’est que le droit à l’eau de la population se voit aussi menacé par ces projets. Il est prévu que l’oléoduc Énergie Est longe et traverse le fleuve Saint-Laurent, qui approvisionne environ la moitié de la population québécoise en eau potable. En cas de déversement, c’est le droit à l’eau de millions de personnes qui serait compromis. Selon le droit international, l’obligation de protéger requiert que l’État « empêche des tiers d’entraver de quelque manière que ce soit l’exercice du droit à l’eau [… et…] de polluer ou de capter de manière injuste les ressources en eau ». Or, dans le cas de l’inversion du pipeline 9B, un permis a été accordé à Enbridge par l’ONE en dépit de nombreux risques associés à ce projet (désuétude du pipeline vieux de 39 ans, compositions plus corrosive du pétrole issu des sables bitumineux, feuille de route inquiétante de la compagnie en matière de fuites et de déversements de pétrole). La Communauté Métropolitaine de Montréal juge d’ailleurs qu’Enbridge ne remplit pas les critères nécessaires pour protéger le droit à l’eau.
Le droit à l’autodétermination : la solution
Dans ce contexte, rappelons que les deux Pactes internationaux relatifs aux droits humains comportent à l’article premier le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes. Ils affirment également que « pour atteindre leurs fins, tous les peuples peuvent disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles ». C’est ainsi aux peuples québécois et autochtones – et non aux compagnies pétrolières ni même au gouvernement – de déterminer le type de développement qu’ils veulent. Ultimement, les peuples ont le droit de dire NON.
Par conséquent, la Ligue des droits et libertés demande au gouvernement du Québec de lancer un véritable débat de société sur la lutte aux changements climatiques. Ce débat doit se faire dans le respect de l’ensemble des droits humains (ce qui comprend les droits procéduraux comme le droit à la participation et l’accès à l’information) et pour le respect de ceux-ci. Pour l’heure, la LDL craint fort que le mandat donné au BAPE « oublie » tant les préoccupations locales des milieux de vie sains que la préoccupation globale du changement climatique.
La Ligue des droits et libertés rappelle qu’il y a urgence d’agir puisque les scientifiques nous disent qu’il est minuit moins une et que nous devons prendre les décisions qui s’imposent dès aujourd’hui dans la lutte aux changements climatiques, et ce, pour notre propre survie.