L’isolement social chez les immigrant-e-s âgés au Canada : une question de droits de la personne

En comprenant l’isolement social comme un enjeu de droits de la personne, les auteurs analysent différents facteurs qui contribuent à l’isolement social des personnes immigrantes âgées au Canada. Il s’agit entre autres de repenser le terme immigrant afin de mieux comprendre les problèmes de discrimination auxquels font face les personnes immigrantes âgées.

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Shari Brotman, Université McGill
Ilyan Ferrer, Université de Calgary
Sharon Koehn, Université Simon-Fraser
Pascual Delgado, Alliance des communautés culturelles pour l’égalité dans la santé et les services sociaux (ACCESSS)

Les immigrant-e-s vieillissant-e-s au Canada

L’augmentation récente du nombre d’immigrant-e-s âgés au sein de la population canadienne suscite l’intérêt des chercheur-euse-s, des décideur-euse-s et des praticien-ne-s dans le domaine de la gérontologie sociale (la discipline qui examine le vieillissement sous l’angle social). Les immigrant-e-s âgés comprennent des personnes qui sont arrivées plus récemment au Canada, d’autres qui sont venues il y a plus de cinq ans et celles qui ont vieilli sur place après avoir passé la majeure partie de leur vie adulte dans leur société d’adoption. Selon le dernier recensement, 7 540 825 immigrant-e-s vivaient au Canada en 2016, soit 21,9 % de l’ensemble de la population canadienne[1]. La proportion d’immigrant-e-s âgés de 65 ans ou plus – soit 22,3 % de la population immigrante totale (1 684 885 personnes) – est plus élevée que la proportion des personnes âgées dans l’ensemble de la population canadienne (15,9 %). La majorité des immigrant-e-s âgés ont vieilli au Canada, et 69,3 % d’entre elles et eux sont arrivés avant 1981. Le Québec est la troisième province en importance pour ce qui est du nombre d’immigrant-e-s âgés.

Trois tendances méritent d’être soulignées. Premièrement, près du tiers des personnes âgées (65 ans et plus) sont nées à l’étranger, proportion nettement supérieure à celle de l’ensemble de la population (un cinquième). Parmi les nouveaux immigrant-e-s et les immigrant-e-s récents, cependant, les personnes âgées représentent une proportion relativement faible (3,3 %). Deuxièmement, il existe une grande diversité linguistique parmi les immigrant-e-s âgés, car plus de 200 langues ont été indiquées comme langue maternelle. La plupart des immigrant-e-s âgés (plus de 70 %) déclarent avoir une langue maternelle autre que le français ou l’anglais. Peut-être plus important encore, 6,5 % des immigrant-e-s âgés sont incapables de parler l’une ou l’autre des langues officielles du Canada.

Considérées dans leur ensemble, les données démographiques disponibles brossent le portrait d’une population de plus en plus diversifiée et dans laquelle la proportion de membres âgés est en hausse[2].

Enfin, près de 40 % des immigrant-e-s canadiens âgés de 65 ans et plus se sont identifiés comme membres d’une minorité visible lors du dernier recensement canadien : trois des groupes les plus importants sont les communautés sud-asiatique, chinoise et noire.

Qui sont les immigrant-e-s âgés ?

Il est important de relever les diverses façons dont sont définies les populations et les communautés. Dans le texte des politiques et en contexte communautaire, le terme aîné-e-s (senior) sert souvent à désigner les personnes âgées de 65 ans et plus et à faire le lien entre le vieillissement et l’accès aux prestations de retraite et autres services gouvernementaux[3]. Dans le domaine de la recherche, on tend à préférer au terme aîné des expressions comme personne âgée ou adulte âgé. Dans le contexte des minorités racialisées ou ethnoculturelles, on adhère moins strictement au facteur 65 ans et plus, car on tient compte du fait que les processus de marginalisation et d’exclusion (notamment la pauvreté et le manque d’accès aux soins) entraînent souvent ce qu’on appelle un vieillissement précoce, terme qui souligne les taux élevés de morbidité et de mortalité dans les collectivités marginalisées[4].

Il importe également de préciser la catégorie immigrant et la façon dont elle est comprise dans les politiques et dans les contextes d’intervention et de recherche. Statistique Canada établit des distinctions entre les immigrant-e-s, les non-immigrant-e-s et les résident-e-s non permanents en fonction de leur statut de résidence[5]. Sur le plan administratif, le Gouvernement du Canada utilise le terme immigrant pour désigner une personne qui est, ou a été, un-e immigrant-e reçu ou un-e résident-e permanent. Le Gouvernement du Canada utilise également le terme non-immigrant pour désigner un-e citoyen-ne canadien de naissance. Le résident non permanent est un-e migrant-e : une personne d’un autre pays qui détient un permis de travail ou d’études, ou une personne qui demande le statut de réfugié-e. Enfin, l’immigrant-e récent est une personne qui a obtenu le statut d’immigrant-e reçu ou de résident-e permanent au cours des cinq années précédant un recensement donné[6].

Les chercheur-euse-s et les militant-e-s ont fait du terme immigrant une construction sociale susceptible d’inclure différentes typologies relatives à la permanence et à la non-permanence, aux flux migratoires genrés et racialisés, ainsi qu’aux passages frontaliers forcés et non forcés.

Les études sur l’immigration et la migration, par exemple, ont commencé à déconstruire les nuances et les différents espaces que les immigrant-e-s peuvent occuper par-delà les paramètres définis par les États. C’est ainsi que certains chercheur-euse-s commencent à examiner les implications du transnationalisme ainsi que les différentes relations et les différentes dynamiques qui existent et se forment entre différentes communautés diasporiques et en leur sein[7]. Ces relations transnationales nuancées chez les immigrant-e-s et entre elles et eux sont prises en compte dans la recherche universitaire, mais pas dans la définition des immigrant-e-s qu’utilisent les autorités canadiennes.

Les défis auxquels font face les immigrant-e-s âgés

Depuis quelques années, on accorde de plus en plus d’attention aux facteurs associés à l’isolement social, sujet de préoccupation important pour les décideur-euse-s et les prestataires de services. Encore aujourd’hui, les immigrant-e-s âgés passent souvent à travers les mailles du filet : en effet, les programmes destinés aux aîné-e-s ne tiennent pas compte des réalités et des problèmes des immigrant-e-s tandis que les programmes destinés aux immigrant-e-s ne tiennent pas compte des questions liées au vieillissement. Des recherches commencent à démontrer que l’isolement social des immigrant-e-s âgés est une réalité importante et que le vieillissement entraîne des risques pour leur bien-être. La recherche actuelle au Canada indique un large éventail de taux de prévalence de l’isolement social chez les personnes âgées (de 10 à 43 %), certains groupes marginalisés étant beaucoup plus à risque, notamment les nouveaux immigrant-e-s (arrivés au cours des cinq dernières années) et les réfugié-e-s[8].

Selon le National Council on Aging (des États-Unis), de nombreux facteurs contribuent à l’isolement social et à la solitude, dont, notamment :

  • le fait de vivre seul;
  • le fait d’avoir 80 ans ou plus;
  • un état de santé compromis, dont de multiples problèmes de santé chroniques;
  • le fait de ne pas avoir d’enfant ou de contact avec ses proches;
  • le fait de disposer d’un faible revenu;
  • la mauvaise connaissance de l’anglais ou du français;
  • l’évolution ou la rupture des structures familiales;
  • le fait d’être abandonné par les jeunes qui migrent en quête de travail;
  • les transitions critiques de la vie, comme la retraite ou le décès d’un-e conjoint-e;
  • l’ignorance des services gouvernementaux, des programmes communautaires ou du transport adapté, ou la difficulté d’y avoir accès;
  • le fait de faire office de proche aidant.

La liste qui précède montre que l’isolement social n’est pas simplement une question de solitude, mais qu’il se rattache fondamentalement aux formes structurelles et systémiques de discrimination que doivent affronter les immigrant-e-s âgés tout au long de leur vie et jusqu’à un âge avancé.

Nous croyons qu’il est important de considérer l’isolement social comme une question de droits de la personne. Par exemple, l’incapacité d’accéder à un revenu stable constitue un problème important pour les immigrant-e-s pendant toute leur vie.

C’est encore plus vrai pour les immigrant-e-s âgés qui sont arrivés plus récemment ou qui sont entrés au Canada dans le cadre d’un programme de parrainage familial, ce qui limite leur accès à certains droits, comme la pleine pension. Dans la recherche que nous venons de faire sur les immigrant-e-s âgés du Québec et de la Colombie-Britannique, nous avons constaté que nombre d’entre elles et eux n’ont pas pleinement accès aux pensions et n’ont pas conscience de leurs droits à ce sujet comme à d’autres titres. L’absence de sensibilisation ciblée des groupes marginalisés contribue à ce problème.

L’ancienne période de dépendance de 10 ans et la période de dépendance actuelle de 20 ans, qui font partie intégrante des programmes de réunification (dans le cadre du Programme pour les parents et les grands-parents), imposent une lourde responsabilité économique et sociale aux répondant-e-s qui doivent fournir un soutien à leurs parents âgés.

La réunification des personnes agées avec leur famille suivant les critères de ces programmes engendre des problèmes financiers. Ceci augmente leur précarité économique car les immigrant-e-s âgés ne sont pas admissibles à des mesures comme la Sécurité de la vieillesse ou le Supplément de revenu garanti.

Plusieurs immigrant-e-s âgés sont donc contraints de travailler bien au-delà de l’âge de la retraite, quitte à compromettre leur santé, afin de contribuer au bien-être de la famille. Le stress de la précarité économique peut provoquer des crises et des conflits familiaux. Le fait d’être coupé de la collectivité, des réseaux étendus et des services pertinents accentue alors l’isolement social.

Un autre point digne de considération est le rôle important des soins que dispensent les immigrant-e-s âgés dans leurs familles locale et transnationale. On nous a souvent parlé du soutien que fournissent des immigrant-e-s âgés à des membres de leur famille qui vivent dans leur pays d’origine. C’est une réalité dont on ne tient pas assez compte dans les politiques et la prestation des services. Les engagements financiers contractés par les immigrant-e-s âgés les rendent plus vulnérables à la précarité financière et à l’accès limité qu’elles et ils ont aux services. Il ne s’agit pas simplement d’une question de choix personnel de la part des immigrant-e-s âgés, mais d’un engagement envers la survie de la famille et de la communauté, par-delà les générations et les frontières nationales. Voici un exemple particulièrement frappant, tiré de notre recherche. On nous a raconté l’histoire d’une femme âgée qui aurait droit normalement à des soins à domicile, mais qui s’est fait dire par un travailleur social qu’elle devait cesser d’envoyer de l’argent au pays pour pouvoir se payer les soins dont elle avait besoin.

Un autre exemple des racines structurelles de l’isolement social a trait à la question du logement abordable. Les immigrant-e-s âgés peuvent courir un risque accru de se voir déplacés ou confinés dans des logements insalubres en raison de l’augmentation des coûts du logement en milieu urbain[9]. Ce désavantage est exacerbé par une mauvaise connaissance de l’anglais ou du français et par la discrimination subie de la part des propriétaires. Cela peut forcer les immigrant-e-s âgés à vivre loin des gens avec qui elles et ils partagent un sentiment d’appartenance. Enfin, les mesures de soutien adapté minimales qui sont offertes aux personnes âgées dans le secteur de la santé et des services sociaux en général et l’absence de services d’approche ciblés pour les groupes d’immigrant-e-s sont vus par les immigrant-e-s âgés eux-mêmes comme des facteurs d’isolement.

Conclusion

Notre travail suggère que les immigrant-e-s âgés ont des droits à la participation et à l’inclusion sociales, mais que, tout au long de leur vie, ces droits sont minés par des politiques. Cette dynamique peut contribuer à la précarité économique, à l’instabilité du logement et à l’éclatement de la famille, pour ne nommer que quelques facteurs qui ont tous une incidence sur l’isolement social. Toutefois, les immigrant-e-s âgés font également preuve de résilience et de résistance aux obstacles systémiques qu’elles et ils doivent affronter leur vie durant. La résilience, c’est la capacité de prendre des décisions, d’agir avec détermination et de s’adapter à la vie post-immigration en dépit des obstacles institutionnels et des difficultés. Dans notre recherche, les participant-e-s ont décrit la façon dont elles et ils ont créé leurs propres réseaux informels (par le biais de familles locales et transnationales et de réseaux d’amis ou communautaires) afin de préserver leur histoire et leur culture, et pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs proches. Ainsi, plusieurs de nos participant-e-s ont évoqué le rôle qu’elles et ils ont joué bénévolement pour diffuser de l’information et favoriser d’autres échanges afin d’aider de nouveaux immigrant-e-s à naviguer dans le système.

Ces efforts ne sont pas reconnus par les fournisseurs de services de santé et de services sociaux et communautaires ni par les décideuses et décideurs, ce qui fait qu’on se représente les immigrant-e-s âgés comme des personnes dépendantes et passives face aux obstacles structurels.

On insiste trop, par ailleurs, sur le fait que la langue est l’obstacle le plus important au soutien, ce qui revient à jeter le blâme, au moins en partie, sur les immigrant-e-s âgés pour n’avoir pas appris la langue de leur société d’adoption, sans tenir compte des difficultés d’admissibilité et des autres obstacles qui limitent l’accès des immigrant-e-s âgés aux classes de langue.

Nous espérons avoir attiré l’attention sur certains obstacles structurels et sur l’exclusion sociale qui sous-tendent notre compréhension des choix personnels des immigrant-e-s âgés ainsi que sur la façon dont elles et ils affrontent et contestent ces obstacles. En conclusion, nous suggérons de voir dans les efforts visant à lutter contre l’isolement social un enjeu de droits de la personne afin de donner comme objectif fondamental à ces efforts l’élimination des obstacles structurels.

Nous remercions le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et le Centre de recherche et d’expertise en gérontologie sociale (CREGES) pour leur soutien financier.

[1] Statistique Canada, Tableaux de données, Recensement de 2016, Statut d’immigrant et période d’immigration (11), lieu de naissance (272), âge (7A) et sexe (3) pour la population dans les ménages privés du Canada, provinces et territoires, divisions de recensement et subdivisions de recensement, Immigration et diversité ethnoculturelle : faits saillants du Recensement de 2016, no 11-001-X, 2017, https://www150.statcan.gc.ca/n1/fr/daily-quotidien/171025/dq171025b-fra.pdf?st=RHdQqleD

[2] Ibid.

[3] M. TURCOTTE et G., SCHELLENBERG, Statistique Canada – Un portrait des aînés au Canada, 2006, no 89-519-X2006001, Ministère de l’Industrie, 2007.

[4] D. DURST, Aging amongst immigrants in Canada : Population drift, Canadian Studies in Population, 32(2), 2005, p. 257-270.

[5] Statistique Canada, Guide de référence sur les minorités visibles et le groupe de population, no 98-500-X2016006, Ministère de l’Industrie, 2017.

[6] Statistique Canada, Immigration et diversité ethnoculturelle : faits saillants du Recensement de 2016, no 11-001-X, 2017, https://www150.statcan.gc.ca/n1/fr/daily-quotidien/171025/dq171025b-fra.pdf?st=RHdQqleD

[7]I., FERRER et al., Understanding the experiences of racialized older people through an intersectional life course perspective, Journal of Aging Studies, 41, 2017, p. 10-17.

[8] Groupe de travail fédéral, provincial, et territorial (FPT) sur l’isolement social et l’innovation sociale, Isolement social des aînés – Volume I : Comprendre l’enjeu et trouver des solutions, Ottawa, 2017, https://www.canada.ca/fr/emploi-developpement-social/ministere/partenaires/forum-aines/trousse-isolation-sociale-vol1.html. FPT sur l’isolement social et l’innovation sociale, Isolement social des aînés – Volume II : Trousse d’outils pour soutenir les activités d’échange d’idées, Ottawa, 2017, https://www.canada.ca/fr/emploi-developpement-social/ministere/partenaires/forum-aines/trousse-isolation-sociale-vol2.html

[9]N. MANDELL et al., Living on the margins : Economic security among senior immigrants in Canada, Critical Social Research, 29, 2018, p. 38-64.

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