Longue épopée pour l’accessibilité des produits télévisuels

Un exemple de discrimination systémique à l’égard des personnes vivant avec une incapacité visuelle qui concerne plusieurs organismes fédéraux.

Témoignage d’une lutte contre la discrimination –
Longue épopée pour l’accessibilité des produits télévisuels

Un carnet rédigé par Jan Zawilski, un citoyen impliqué depuis longtemps pour faire valoir les droits des personnes en situation de handicap. Il a occupé divers postes de direction à l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) de 1980 à 2010, et a œuvré au sein de certains organismes communautaires de défense collective des droits des personnes en situation de handicap. Il a notamment été co-président du comité des personnes en situation de handicap du Nouveau Parti démocratique du Canada (NPD) de 2013 à 2016.

Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices.


Dans ce carnet de droits humains, je partage mes démarches et défis au cours des quatre dernières années, liés à l’accès à la vidéodescription (VD) pour le contenu télévisuel offert sur les plateformes sur demande des télédiffuseurs canadiens. En tant que personne ayant une incapacité visuelle, je représente les milliers de personnes confrontées par cet obstacle au Canada. Selon l’Enquête canadienne sur l’incapacité de 2017, il y avait environ 1,5 million de Canadien-ne-s ayant une incapacité visuelle.

La VD est un moyen important de compensation qui permet plus d’accessibilité aux personnes ayant une incapacité visuelle pour suivre ce qui se passe à la télévision. Elle offre une narration verbale des éléments visuels lors des pauses de dialogue. Ce service est généralement activé via une touche dédiée sur la télécommande du télédiffuseur. Son indisponibilité sur les plateformes sur demande est déplorable, et je considère que cela constitue de la discrimination systémique à l’égard des personnes dans ma situation.

Je soutiens fermement que la discrimination systémique se manifeste à deux niveaux : les clients de Cogeco ayant une incapacité visuelle paient les mêmes tarifs que les autres client-e-s, mais n’ont pas accès à la VD sur la plateforme sur demande. Je souligne également la disparité avec les personnes sourdes ou malentendantes qui bénéficient du sous-titrage depuis au moins 15 ans pour tout le contenu télévisuel (flux linéaire et sur demande).

Pour bien apprécier l’impact de cette discrimination, il suffit de faire une comparaison avec une bibliothèque. Imaginez qu’une bibliothèque permettait à une catégorie de ses usagers d’avoir seulement accès aux nouveautés de la dernière année sans leur permettre de consulter toute la collection de livres et autres imprimés, soit la vaste majorité de son contenu imprimé ! C’est totalement absurde!

Il convient aussi de mettre en lumière les réalités financières des personnes handicapées, étant donné que celles-ci ont généralement des revenus inférieurs aux personnes sans incapacités. Pour elles, payer pour des services télévisuels largement inaccessibles est d’autant plus difficile, étant donné leur situation financière souvent précaire.

Retour sur quatre années de démarches

Mes démarches ont débuté quand j’ai constaté l’absence totale de VD sur la plateforme sur demande de Cogeco en février 2020. Malgré mes demandes, je n’ai pas obtenu d’explications de la part du télédiffuseur. Cela m’a incité à déposer une plainte contre Cogeco au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) en octobre 2020.

La réponse décevante du CRTC en mars 2021 n’a pas abordé la discrimination systémique alléguée, reportant la résolution potentielle au renouvellement de la licence de Cogeco en août 2023. En effet, le CRTC n’a pas reconnu que sa politique règlementaire 2017-138, qui n’oblige pas les télédiffuseurs à offrir la VD sur ses plateformes sur demande, est à l’origine de la discrimination alléguée. Cela est d’autant plus décevant, considérant que cet organisme s’est vu attribuer de nouvelles responsabilités par rapport aux droits des personnes en situation de handicap avec l’entrée en vigueur de la Loi canadienne sur l’accessibilité [1]. À cette étape, je n’ai pas pu échanger avec un représentant du CRTC ni avoir de réponse aux questions importantes que je posais.

Face à cette situation, j’ai déposé des plaintes contre Cogeco et le CRTC à la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) en mai 2021. Cogeco et moi-même avons accepté de participer à la médiation proposée par la CCDP, mais j’ai mis fin à ce processus car j’étais insatisfait des résultats.

Bien qu’une agente de la CCDP ait initialement recommandé de rejeter la plainte contre le CRTC, la Commission a décidé, en avril 2022, de réexaminer la plainte en raison de l’importance des allégations de discrimination et de la nécessité d’analyser la jurisprudence dans ce domaine.

J’ai tout essayé pour amener le CRTC à aborder mon allégation de discrimination. Le CRTC a refusé l’offre de médiation de la CCDP ainsi que ma proposition d’échanger sur une entente hors cour. Le CRTC s’est limité à plaider que la CCDP n’avait pas juridiction sur ses politiques règlementaires et ses décisions.

La décision 2023-287 du CRTC en août 2023 a renouvelé la licence de Cogeco jusqu’en août 2028, sans exiger la VD sur sa plateforme sur demande. Bien qu’une future instance soit prévue pour examiner le cadre règlementaire de la VD, aucun engagement ferme d’exiger la VD sur les plateformes sur demande n’a été pris et aucun échéancier n’a été fourni. Ainsi, la discrimination dénoncée pourrait persister encore plusieurs années.

En fin de compte, la CCDP a rejeté la plainte contre le CRTC en novembre 2023, déclarant la plainte « frivole » juridiquement, une décision profondément décevante. Selon la Loi canadienne sur les droits de la personne, le CRTC n’est pas considéré comme un organisme de services et il ne peut donc pas être poursuivi pour discrimination. Cela relève une injustice apparente du système juridique fédéral, qui semble permettre aux organismes fédéraux de régulation tels que le CRTC de contourner les droits fondamentaux reconnus par la Charte canadienne des droits et libertés (CCDL). Je reste déterminé à poursuivre les démarches pour contester cette faille juridique et pour obtenir le soutien juridique nécessaire pour ce faire.

Vers un procès devant le Tribunal canadien des droits de la personne

J’espère sensibiliser davantage autour de cette question, puisque l’enjeu va au-delà de ma situation personnelle. C’est un enjeu qui affecte toutes les personnes en situation de handicap et potentiellement tous les groupes de citoyen-ne-s visés par l’article 15 de la CCDL, qui pourraient être confrontés à des organismes fédéraux de régulation présentant des politiques, règlements ou pratiques discriminatoires.

À la fin novembre 2023, j’ai appris que la CCDP avait renvoyé ma plainte contre Cogeco au Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP) car elle a jugé que celle-ci était justifiée. Il y aura donc enfin une possibilité d’obtenir une reconnaissance de l’existence de la discrimination systémique que j’allègue depuis quatre ans, ainsi que des mesures de redressement.

Enfin, le 10 janvier 2024, la CCDP a informé le TCDP et les parties concernées par ma plainte contre Cogeco qu’elle participera au processus judiciaire. La Commission considère que cette plainte est d’intérêt public et qu’elle pourrait clarifier des questions de droits de la personne. Cela est une excellente nouvelle pour moi, il va sans dire, mais surtout, pour les centaines de milliers de personnes dans ma situation au Canada.

Les organismes suivants soutiennent formellement les démarches de Jan :

  • Le Regroupement des aveugles et amblyopes du Québec;
  • L’Alliance québécoise des regroupements pour l’intégration des personnes handicapées ;
  • La Confédération des organismes de personnes handicapées du Québec ;
  • L’Institut national canadien pour les aveugles ;
  • Le Conseil canadien des aveugles.
  • Le Conseil des Canadiens avec déficiences
  • Vaincre la Cécité Canada

[1] La Loi canadienne sur l’accessibilité vise à faire du Canada un pays exempt d’obstacles d’ici 2040, en reconnaissant, éliminant et prévenant les obstacles dans les champs de compétence fédéraux dans plusieurs domaines, dont les technologies de l’information et les communications.  En ligne : https://www.canada.ca/fr/emploi-developpement-social/programmes/canada-accessible/loi-resume.html