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Alexandra Lorange, Atikamekw, LL.B., Candidate LL.M.
Membre du CA de la Ligue des droits et libertés
Le 30 septembre 2019, le rapport final de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec : écoute, réconciliation et progrès (Commission Viens) était dévoilé par l’honorable Jacques Viens, à Val d’Or. L’introduction de ce rapport fait état de la situation de 2015 où des femmes autochtones ont porté plainte en raison des abus perpétrés contre elles par des policiers de la Sûreté du Québec; le commissaire Viens a souligné le courage de ces femmes lors du dévoilement de septembre. Pourtant, aucun appel à l’action du rapport n’incite à la sécurisation des femmes autochtones, tant à Val d’Or qu’ailleurs au Québec. Cette omission maintient les relations Couronne/femmes autochtones dans ce qui leur a toujours été imposé : leur effacement de l’espace public, chez elles comme au sein de la société majoritaire.
Il serait ici impossible de procéder à l’analyse approfondie de toutes les mesures qui contribuent à perpétuer l’absence des femmes autochtones dans l’espace public. Certaines dispositions législatives sont toutefois succinctement décrites dans le présent article.
En 1960, certaines parties du paragraphe 14(2) de la Loi électorale du Canada sont abrogées afin de permettre le droit de vote aux Indiens inscrits sous la Loi sur les Indiens, ce qui inclut à la fois les hommes et les femmes autochtones. Ainsi, il devenait possible pour les membres des Premières Nations de prendre part à la vie démocratique au Canada sans devoir obligatoirement s’émanciper, c’est-à-dire perdre le statut d’Indien. Jusqu’alors, tout Indien inscrit ne pouvait ni voter ni accéder à la propriété foncière[1], ni aller à l’université, entrer dans les ordres[2] ou, tout simplement, vivre à l’extérieur d’une réserve[3]. Les femmes étaient encore plus touchées par ces émancipations forcées puisque ce n’est qu’à partir de 1978 qu’elles ont pu conserver leur statut lorsqu’elles épousaient un homme non autochtone[4]. En 1985, les enfants nés d’une telle union ont pu à leur tour faire une demande afin d’obtenir le statut qui leur était dû[5].
Le premier réflexe qui vient en tête à la lecture de telles dispositions législatives est de soulever la question de la discrimination. Bien que la Charte canadienne des droits et libertés stipule que « La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques »[6], et que le fait d’être Indien est un motif analogue à cette liste[7], il aura fallu attendre 2011 pour que la Loi canadienne sur les droits de la personne permette à un Indien inscrit de s’adresser au Tribunal canadien des droits de la personne pour toute discrimination établie par la Loi sur les Indiens.
En 2015, la Cour supérieure du Québec a réaffirmé les problèmes de discrimination directe engendrés par l’émancipation forcée des femmes autochtones et de leurs enfants en raison des mariages femme ayant un statut d’Indien/homme non autochtone[8]. Cette négation à conserver et à pouvoir vivre leur identité propre a eu comme conséquence que ces femmes ont cessé d’être membres des Premières Nations à la fois au sens de la loi et dans l’espace public. Ne pouvant plus vivre dans leur communauté, beaucoup ont perdu le lien avec leur famille, n’ont plus parlé leur langue, n’ont pas reçu les enseignements de leurs aînées. Elles n’ont pas pu non plus participer à la vie politique de leur communauté lorsque les postes de chefs et de conseillers ont été accessibles aux femmes[9]. Elles ont donc perdu leur identité, leurs droits, leur voix.
À ces mesures explicites s’ajoutent encore aujourd’hui des discriminations indirectes. Notons notamment que la Cour supérieure ne s’est jamais déplacée sur le territoire pour entendre des causes de la Cour itinérante, et ce, malgré le fait que le Nord-du-Québec aurait dû en recevoir la visite[10]. Ce manquement a un impact direct sur la sécurité des femmes autochtones qui habitent le Nord : la Cour supérieure ayant compétence pour entendre et juger les demandes de pension alimentaire, les femmes autochtones doivent voyager jusqu’à Val d’Or pour faire entendre leur demande. Conséquemment, peu de femmes autochtones s’adressent aux tribunaux pour défendre leurs droits et ceux de leurs enfants, faute de moyens financiers. Cette réalité contribue à maintenir les femmes autochtones dans des conditions de pauvreté, en tant que mères monoparentales dans des régions où l’accès au logement est précaire[11], et de vulnérabilité, sans accès à la justice, sans accès aux services publics.
Toutes ces barrières à la participation à la pleine vie citoyenne expliquent les raisons de l’absence des femmes autochtones de l’espace public. Des appels à l’action du rapport final de la Commission Viens, quelques-uns demandent aux médias de la société majoritaire de donner une voix, et la bonne, aux Autochtones. Mais le rapport ignore lui-même ses propres recommandations en omettant de répondre concrètement à celles qui avaient fait entendre leur voix, en refusant de proposer des mesures pour aider à la sécurisation des femmes autochtones dans leurs interactions avec les forces policières et dans leurs rapports avec le système judiciaire.
Les femmes autochtones sont doublement victimes de cet effacement de l’espace public : même leur disparition et leur décès sont ignorés. Le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a été déposé le 3 juin 2019 et la mise en œuvre de ses appels à l’action se fait encore attendre.
Pour exercer des droits démocratiques, avoir le droit de vote ne suffit pas. Il faut exister.
[1] En ce qui concerne la propriété foncière, cette disposition est toujours en vigueur aujourd’hui, et ce, depuis Acte des Sauvages, LC 1876, c 18, art 66.
[2] En vigueur depuis Acte pour encourager la civilisation graduelle des tribus sauvages en cette Province, 20 Vict c 26, 1850, jusqu’à l’abolition de cette mesure en 1984.
[3] En vigueur depuis Acte des Sauvages, LC 1876, c 18, jusqu’à l’abolition de cette mesure dans la Loi sur les Indiens, LC 1951, c 29.
[4] Sandra Lovelace v Canada, Communication No. 24/1977: Canada 30/07/81, UN Doc. CCPR/C/13/D/24/1977.
[5] Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, art 6.
[6] Charte canadienne des droits et libertés, art 15, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.
[7] Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203.
[8] Descheneaux c Canada (Procureur général), 2015 QCCS 3555.
[9] Jusqu’en 1984, la Loi sur les Indiens établissait que les postes de chefs et de conseillers au sein des conseils de bande ne pouvaient être brigués que par des hommes.
[10] Tel qu’indiqué sur le site même de la Cour : https://www.justice.gouv.qc.ca/nous-joindre/regions-et-localites-desservies-de-facon-itinerante/.
[11] Rapport de la Rapporteuse spéciale sur le logement convenable en tant qu’élément du droit à un niveau de vie suffisant ainsi que sur le droit à la non-discrimination à cet égard, Doc off AG NU, 74e sess, Doc NU A/74/50 (2019).