Qui a droit à l’histoire?

Les récits historiques ne sont jamais neutres. Ils sont empreints de rapports de pouvoir qui se révèlent dans les absences et les silences de l’histoire nationale.

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Adèle Clapperton-Richard, co-coordonnatrice d’HistoireEngagée.ca

Ce texte est une brève réflexion sur l’enseignement de l’histoire comme discours public au sein duquel sont reconduits des rapports de pouvoir déjà ancrés dans un espace social inégalitaire.

L’enseignement de l’histoire se conçoit comme un discours public dans le sens où son contenu, qui véhicule des représentations et des valeurs spécifiques, est largement diffusé non seulement à l’école, mais aussi dans le reste de la société –  pensons par exemple aux nombreux débats dont il fait régulièrement l’objet. De plus, l’ensemble de ces représentations et valeurs sert de marqueur identitaire fort, dont on voudrait qu’il soit collectivement partagé.

Mais si les récits historiques se veulent souvent objectivement représentatifs d’une identité et d’une mémoire collectives, ils ne sont en fait jamais neutres.

Ils sont empreints de rapports de pouvoir qui se révèlent dans les absences et les silences de l’histoire nationale telle qu’enseignée dans ce qui est aujourd’hui le Québec et le Canada[1]. Les manuels scolaires étant le premier et principal véhicule de transmission des récits historiques enseignés, c’est dans les récits qu’ils proposent que je puise des exemples de ces dynamiques[2].

Une histoire qui fonctionne à l’exclusion et à l’invisibilisation

L’histoire enseignée est profondément orientée par des normes dominantes de blanchité et d’androcentrisme propres aux contextes coloniaux et patriarcaux québécois et canadiens. Elle contribue en conséquence à normaliser et à reconduire ces mêmes normes. Autrement dit, la prépondérance et la primauté des figures blanches et masculines, ainsi que celles de leurs actions historiques, ressortent nettement à la lecture des manuels. Ces normes dominantes s’immiscent au sein des manuels à travers des mécanismes d’exclusion et d’invisibilisation qui opèrent, à la fois dans ce qui est raconté et dans ce qui est omis ou détourné : autant dans le dit que le non-dit.

Les absences et les silences dans le non-dit

La non-inclusion de certains événements, de certains groupes et de certains acteurs et actrices dans le récit historique est facilement repérable : elle laisse des vides, des trous, dans le récit. Elle occulte l’histoire des groupes et des actrices et acteurs qu’elle omet, et par le fait-même, elle leur dénie une existence dans l’histoire, une appartenance au récit collectif. En cette matière, les chiffres parlent d’eux-mêmes. J’ai comptabilisé dans mes recherches sur les manuels scolaires le nombre de mentions des personnages historiques en fonction de leur race et de leur genre[3].

Ainsi, dans le manuel Chroniques du Québec et du Canada. Des origines à 1840, 76 % des mentions renvoient à des personnages blancs, comparativement à 24 % à des personnages racisés[4]. Les figures masculines composent quant à elles 88 % de toutes les figures nommées, comparativement à 12 % pour les figures féminines. Pour le deuxième tome de ce manuel, qui couvre la période de 1840 à nos jours, les figures blanches sont présentes à 77 % dans le récit; les mentions des figures non-blanches[5] n’atteignant que 23 %. Les pourcentages de mentions des hommes passent à 73 % et à 27 % pour les femmes.

Il apparaît que le récit historique enseigné fait une place dérisoire aux personnes non-blanches et aux femmes[6], en comparaison de l’omniprésence des figures blanches et masculines.

Ce faisant, c’est la contribution historique des mêmes figures – des mêmes hommes blancs – dont on se souvient continuellement, au détriment de celle, pourtant bien réelle, d’actrices et d’acteurs qui ne correspondent pas à la norme dominante du récit.

Les absences et les silences dans le dit

Non seulement les figures racisées et/ou féminines sont plutôt absentes des manuels, mais lorsqu’elles sont intégrées dans la trame narrative, la façon dont elles sont présentées participe la plupart du temps à l’occultation de leurs vécus et de leurs expériences historiques multiples.

Par exemple, les représentations des Autochtones les positionnent toujours par rapport à la posture centrale du colonisateur : pensons notamment à l’opposition, toujours présente dans les manuels, entre « Iroquois hostiles » et « Amérindiens alliés » (sic). Ce schéma colonial manichéen fige les Autochtones dans des rôles qui leur dénient une existence et une capacité d’action autonomes[7]. Ce genre de représentations eurocentristes occulte (en cherchant à les adoucir) les réalités passées du colonialisme, tout en perpétuant au présent une vision colonialiste.

La reconduction des récits dominants entraîne aussi l’occultation des actions de figures qui ont lutté contre des systèmes oppressifs et déshumanisants.

Un exemple révélateur : toujours dans Chroniques, la fin de l’esclavage est présentée comme le fait du « gouverneur colonial », avec l’ajout, sur ton paternaliste, qu’il « veille à leur affranchissement » … Ce genre de mise en récit est de ceux qui permettent à la nation québécoise de se forger une image d’elle-même lui laissant croire qu’elle a de tout temps été accueillante et accommodante, tout en invisibilisant le pouvoir d’action et de lutte des groupes minorisés.

Conclusion

Au final, cette réflexion et ces brefs exemples entraînent des questionnements plus larges : qui a droit à l’histoire, à une place dans l’histoire? Et comment, en fonction de quelle posture?

Il s’avère que les récits historiques enseignés aujourd’hui perpétuent les mêmes absences et silences, en fonction de la même posture dominante, d’hier à aujourd’hui. Cette posture dominante reconduit les mécanismes d’exclusion et d’invisibilisation sur lesquels repose l’histoire nationale et son enseignement, dont la prétention à l’universalité et à l’inclusivité doit être sérieusement mise en doute. L’histoire et sa mise en récit demeurent bel et bien chargées des rapports de pouvoir qu’elles cherchent pourtant à lisser et invisibiliser. Et ces rapports de pouvoir perpétués dans un enseignement de l’histoire inégalitaire se retrouvent alors dans les discours (et les actions) publics à un niveau plus large : les invisibilisé-e-s de l’histoire, à qui on refuse une appartenance dans l’histoire, sont les mêmes à qui on nie une participation et une dignité dans l’espace public.

 

[1] La formulation « dans ce qui est aujourd’hui le Québec et le Canada » vient rappeler le statut colonial qui caractérise ces « nations ». Bien que les dénominations de ces espaces soient héritées de terminologies autochtones, leur désignation « européisée » rend compte non seulement de l’appropriation historique de ces territoires, mais aussi d’une négation de la présence des Premiers Peuples et de leurs liens significatifs à ces territoires.

[2] Le sujet de ce texte ainsi que ces exemples sont tirés de mes recherches de maîtrise qui portaient sur la construction et l’évolution des discours de genre et d’altérité dans les manuels d’histoire nationale québécois entre les années 1950 et 1980, ainsi que sur les dynamiques de présences et d’absences dans les récits historiques dominants transmis au cours de ces trois décennies.

[3] Par « mention » j’entends chaque apparition d’une figure, qu’elle soit nommée par son prénom et/ou son nom ou encore désignée par un pronom ou un nom générique. Par exemple : « Jean Talon », « Mary Ann Shadd Cary » ou encore « les guerriers iroquois » (sic).

[4] Les figures racisées de ce manuel sont autochtones ou noires. Les figures autochtones représentent 22 % environ des mentions, tandis que les figures noir-e-·s en composent seulement environ 2 %.

[5] À noter que dans ce manuel-ci, les figures non-blanches renvoient encore principalement à des personnages autochtones ou noirs. Aussi, ces figures non-blanches sont plus souvent anonymisées que les figures blanches. Les mentions les caractérisant sont générales ou homogénéisantes : les « esclaves », les « Autochtones », ou les « immigrants d’origine antillaise, sud-américaine, africaine ou asiatique ».

[6] Et dans cette sous-représentation des femmes, les femmes racisées sont encore plus absentes : les femmes autochtones comptant pour 8 % environ et les femmes noires, pour 5 %.

[7] À noter que les Autochtones deviennent moins présents dans les manuels dans les sections qui relatent l’histoire du Québec et du Canada après la Nouvelle-France.

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