La nécessaire séparation entre l’État et la grande entreprise : la preuve par Trump

Le fonctionnement de la nouvelle administration américaine démontre la nécessité d’une séparation entre les organes de l’État et les grands intérêts commerciaux.

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Dominic Renfrey, responsable de programme, Violations corporatives de droits humains, solidarité avec la Palestine, torture, crimes de guerre et militarisme
Center for Constitutional Rights*, États-Unis

 

Le fonctionnement de la nouvelle administration américaine démontre, s’il en était besoin, la nécessité d’une séparation entre les organes de l’État et les grands intérêts commerciaux.

À près d’un an de l’élection de Donald Trump, examinons l’emprise des grandes sociétés sur des secteurs importants du gouvernement des États-Unis.

À la tête de l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA), Scott Pruitt incarne la disparition, sous l’administration Trump, de toute apparence de séparation entre l’État et les grandes entreprises. Pruitt a promulgué récemment une ère nouvelle de dérégulation environnementale après avoir passé des années à combattre l’EPA au nom du secteur extractif. Dans les quinze premiers jours de mai, comme l’a révélé le New York Times en octobre,

« M. Pruitt a rencontré le chef de la direction de la Chemours Company, gros joueur de l’industrie chimique, ainsi que trois organismes de lobbying de ce secteur; le président de la pétrolière Shell; le chef de la direction de la Southern Company; des lobbyistes de l’American Farm Bureau, de l’association des fabricants de jouets et d’une association de cimentiers; le président d’un gros fournisseur de matériel pour camions, soucieux de faire abroger la réglementation sur les émissions polluantes; et le président de l’Independent Petroleum Association of America. »

Par contre, pendant ses quatre premiers mois en fonction, Pruitt n’a rencontré pratiquement aucun groupe qui défende l’environnement, les consommateurs ou la santé publique.

Avant d’être nommée Secrétaire à l’Éducation, Betsy Devos n’avait aucune expérience de l’école publique sauf pour ce qu’elle avait pu en apprendre pendant les décennies où elle a dirigé le lobby pour la privatisation de l’éducation au Michigan. Entre-temps, les enfants Trump supervisent un empire commercial d’un milliard de dollars tout en conseillant le Président sur l’administration du pays. Pour ce qui est de la magistrature, Leonard Leo, qui dirige la Federalist Society, conservatrice et pro-entreprise, a veillé à boucler la nomination d’un autre juge conservateur et pro-entreprise à la Cour suprême, ce qui porte à trois le nombre de magistrats de la Cour suprême que la Federalist Society a contribué à faire nommer.

La Maison-Blanche de Donald Trump a décidé de tenir secret le registre de ses visiteuses et visiteurs, ce qui est dans le droit fil de la décision honteuse qu’il a prise de ne pas rendre publique sa déclaration fiscale. Peut-être craint-il qu’on découvre qui sont les lobbyistes qu’il rencontre. Peut-être veut-il éviter de lever le voile sur les 300 millions de dollars qu’il doit à la Deutsche Bank AG, réputée blanchir l’argent russe. Pendant ce temps, il s’emploie à rembourser les grandes entreprises qui ont appuyé son élection : il abroge la politique du président Obama, qui avait renoncé à confier au secteur privé l’administration de pénitenciers fédéraux. Cette décision du nouveau président redonne à l’industrie des prisons privées les 750 000 $ qu’elle avait versés à sa campagne.

D’un point de vue historique, la situation actuelle marque le triomphe complet de la stratégie concoctée pour le secteur privé par la Chambre de Commerce des États-Unis dans le Powell Memorandum de 1971; ce « mémo », véritable plan de match, visait à permettre à la grande entreprise américaine d’influencer l’école, la presse et les systèmes politique et judiciaire américains dans le but de mieux mousser ses intérêts commerciaux. Plus de quarante ans plus tard, nous voyons que l’administration Trump n’est pas seulement favorable aux entreprises, mais qu’avec elle, le monde des affaires est maintenant au pouvoir. La Chambre de Commerce et ses amis de l’American Legislative Exchange Council (ALEC)[1] sont certainement ravis.

Aujourd’hui plus que jamais, il nous faut appliquer toute la pression possible pour reconquérir de l’espace démocratique en séparant le pouvoir décisionnel des organes réglementaires, exécutifs et judiciaires, d’une part, et les lobbyistes des grandes sociétés, de l’autre. Pendant les dix dernières années, on peut signaler en ce sens quelques initiatives remarquables, mais isolées. C’est ainsi qu’en 2009, le président Obama a interdit aux lobbyistes d’entrer au gouvernement, et réciproquement (mesure que le président Trump s’est empressé d’édulcorer).

Dans la société civile, le Center for Constitutional Rights (CCR) et ses partenaires ont eu recours aux tribunaux pour faire connaître les violations des droits de la personne qui résultent de relations sulfureuses entre l’État et les grandes sociétés. Par exemple, le CCR a invoqué les lois sur l’accès à l’information pour mettre au jour les manèges lucratifs qui se cachent derrière l’exploitation des centres de détention de l’Immigration américaine. Le CCR a aussi porté plainte contre des entrepreneurs militaires privés, tel Blackwater[2] , fondé par Erik Prince (frère controversé de Betsy Davos et conseiller occasionnel de Trump), pour montrer comment le recours à des sociétés privées pour appuyer l’effort de guerre américain peut entraîner de graves violations des droits de la personne. Entre autres initiatives novatrices de la société civile, citons le boycott lancé par Color of Change[3] contre les sociétés engagées dans l’American Legislative Exchange Council (ALEC) pour leur campagne législative diabolique en faveur des lois d’autodéfense (les stand-your-ground laws) ou des règlements qui cherchent à restreindre l’exercice du droit de vote en jouant sur la carte d’électeur.

Ces efforts marquent des points, mais il faut nous montrer plus vigilants : les grands intérêts font main basse sur la société et les protagonistes de la mise en œuvre du Powell Memorandum sont aujourd’hui plus actifs que jamais. C’est ainsi qu’un peu plus tôt cette année, la Chambre des représentants a voté le Projet de loi 985, qui tente d’empêcher les personnes lésées par un produit ou un service de présenter un recours collectif pour obtenir compensation devant les tribunaux. On ne s’étonnera pas que l’ALEC revendique cette initiative.

L’ALEC est loin d’être seul, d’ailleurs, car toute une série d’associations professionnelles, telles la Heritage Foundation (fondée par celui qui est aussi à l’origine de l’ALEC) et la Chambre de commerce des États-Unis, de même que leurs affiliés à l’étranger, utilisent leur argent et leurs contacts pour financer, menacer, coopter et influencer de diverses façons les hommes et femmes politiques, les agences réglementaires, voire les juges.

On peut en être sûr, les grandes entreprises vont continuer de faire pression pour contrôler de plus en plus les institutions démocratiques, mais il est encourageant de relever, dans l’opinion publique comme chez les organisations de la société civile, une méfiance grandissante face à l’emprise des grandes sociétés sur notre politique et notre société.

N’oublions pas que des mouvements de toutes allégeances pour les droits de la personne, l’environnement, la justice sociale et une démocratie ouverte dépendent largement, pour pouvoir répondre aux besoins des gens, de l’indépendance de notre système démocratique, et non des grandes corporations. De sorte que toute prise de contrôle de nos institutions politiques et démocratiques par les grandes sociétés menace directement notre bien-être collectif.

Cette réalité concrète est un facteur de cohésion aussi mobilisateur que les projets de société que nous avons en commun. Conscients que l’emprise du grand capital est une menace pour chacun-e d’entre nous et que c’est ensemble que nous devons agir, nous pouvons rejoindre une population profondément blasée, qui brûle d’avoir un gouvernement qui donne enfin la priorité au peuple.

* Le Center for Constitutional Rights a été créé en 1966 par des avocats du mouvement des droits civils dans le sud des États-Unis. C’est une organisation vouée à l’utilisation du droit comme agent de changement social. Sa mission : travailler à la promotion et à la protection des droits enchâssés dans la Constitution des États-Unis et dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Le CCR est membre de la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH).      www.ccrjustice.org

[1] L’ALEC est un organisme regroupant des politicien-ne-s conservateurs et des représentant-e-s du secteur privé qui rédigent des projets de lois et les proposent pour adoption aux États américains.

[2] Société militaire privée fondée en 1997, qui a changé de nom pour Xe et Academi, et est maintenant intégrée dans Constellis Group.

[3] Color of Change est une organisation étatsunienne en ligne pour la justice raciale.

 

 

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