Peut-on être en sécurité en faisant fi des droits?

60e anniversaire de la Ligue des droits et libertés
La place de la police dans une société démocratique pose toujours un problème; tant son rôle que les pouvoirs dont elle dispose doivent faire l’objet de débats. La défense des droits humains de l’ensemble de la population doit primer sur la compréhension que la police peut avoir de son rôle concernant la sécurité du public.
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Peut-on être en sécurité en faisant fi des droits?

Diane Lamoureux, professeure émérite, Université Laval et membre du CA de la LDL
Lynda Khelil, responsable de la mobilisation de la LDL

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2023


Au cours des dernières années, le profilage social et racial, l’usage systématique de la force dans les manifestations, la judiciarisation des problèmes sociaux ou l’usage de la violence lors des interventions policières nous ont amenés à réfléchir plus avant sur le rôle de la police dans une société démocratique et sur les limites de l’impunité de facto dont jouissent les membres des divers corps policiers dans l’exercice de leurs fonctions.

Une police imputable

La Ligue des droits et libertés (LDL) souligne depuis plusieurs années l’absurdité et l’insuffisance des mécanismes de contrôle démocratique sur les corps policiers. Un exemple central, c’est l’absence de mécanismes d’enquête indépendants en cas d’abus de pouvoir présumé de membres des forces policières.

Actuellement, c’est au Bureau des enquêtes indépendantes d’investiguer sur les cas de bavures policières. Or, ce bureau porte bien mal son nom puisqu’il peut être composé d’un grand nombre d’anciens policiers, ce qui ne lui garantit que peu d’indépendance face à une institution où l’esprit de corps est fort développé et entretenu à la fois par les hiérarchies policières et les syndicats policiers.

Ensuite, c’est aux individus ou aux groupes qui portent plainte de porter le fardeau de la preuve en cas d’abus de pouvoir policier. La médiatisation de certains cas d’interception routière sans motif ou d’interpellation policière abusive montre bien que le système est loin d’être équitable : d’un côté une institution, de l’autre des individus. Lorsque ces derniers réussissent à faire reconnaître les abus policiers, comme dans l’affaire Luamba, les mécanismes d’appel font traîner l’affaire en longueur et épuisent la patience des citoyen-ne-s et les ressources temporelles et financières qu’elles et ils doivent y consacrer.

Enfin, même le contrôle des élu-e-s, que ce soit au niveau municipal ou national, sur les agissements des policiers et sur l’utilisation des crédits accordés à la police à même les fonds publics est très aléatoire et se transforme trop souvent en opération de relations publiques pour les corps policiers. À quand des séances publiques de reddition de compte, où les citoyen-ne-s et même les élu-e-s pourraient exiger que l’on réponde véritablement à leurs questions?

Tout ceci pose la question de la déontologie policière. Quelle place est faite, dans la formation policière, à la primauté et à l’interdépendance des droits? Quelle est l’attitude de la hiérarchie face aux bavures? Comment s’assurer que tous les membres des corps policiers comprennent ce que sont le sexisme, le racisme ou l’homophobie comme systèmes sociaux et s’abstiennent d’en faire preuve, à tout le moins dans l’exercice de leur fonction? Cela soulève également la question de qui doit enquêter et la manière de le faire lorsqu’il y a décès au cours d’une intervention policière.

Définancer la police?

Dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, on a vu s’élever des voix pour réclamer un définancement de la police ou questionner ses méthodes d’intervention. En fait, deux questions sont sous-jacentes à ce mouvement de définancement : la première concerne la judiciarisation des problèmes sociaux et la seconde la militarisation des forces policières et de leur armement.

Les coupes dans les services publics au cours des trente dernières années ont produit des effets délétères non seulement dans les domaines de la santé et de l’éducation, mais également en ce qui concerne la santé mentale, l’itinérance ou la consommation de drogues. Plutôt que de s’attaquer aux causes réelles de ces problèmes, la tendance a été à la répression des populations et à la judiciarisation des problèmes dont l’aspect le plus pathétique est probablement l’imposition d’amendes à des personnes sans abri au moment du couvre-feu durant la pandémie. Cette façon de procéder a indirectement été la cause de la mort de Rafael André. Et qui dit répression et judiciarisation confère un rôle central à la police dans la gestion de ces enjeux, ce qui entraîne trop souvent des morts évitables, comme nous avons pu le voir dans les cas d’Alain Magloire ou de Jean-René Junior Olivier, entre autres.

Toutes les recherches nous montrent que les forces policières ne sont pas formées et souvent incompétentes pour faire face à ces situations et qu’elles contribuent à les envenimer plutôt qu’à les désamorcer. Pourquoi ne pas mieux utiliser les fonds publics en les remettant à des organismes communautaires ou à des services publics de santé et de services sociaux, ce qui serait plus susceptible de garantir la dignité des personnes inscrite dans la Charte? Ne pourrait-on pas proscrire l’envoi de forces policières pour traiter les personnes présentant des problèmes de santé mentale?

Il est par ailleurs fort probable que les interventions de groupes communautaires comme le Café multiculturel de Montréal-Nord sont plus efficaces pour prévenir la violence que les patrouilles policières. En effet, ce groupe, comme les  autres  groupes  communautaires engagés dans des pratiques similaires, permet d’établir des liens avec des jeunes que les rapports sociaux inégalitaires marginalisent, les aident à accéder aux ressources disponibles et à exercer leurs droits pour en revendiquer d’autres. Bref, elles favorisent un apprentissage citoyen plutôt que d’engendrer le profilage.

Par ailleurs, une part importante des budgets de la police est consacrée à l’achat d’équipements qui devraient être prohibés pour la gestion de manifestations dans une société démocratique. Les robocops des manifestations altermondialistes ou de celles du printemps érable ont blessé grièvement des personnes qui exerçaient un droit démocratique fondamental à coup d’armes non létales comme les gaz lacrymogènes, les balles en caoutchouc ou les bombes assourdissantes.

Conclusion

Il n’y a pas de solution miracle aux problèmes posés par l’institution policière, mais il y a de nombreuses pistes de réflexion porteuses de changement auxquelles il faudrait prêter l’oreille et qu’on devrait mettre en pratique. Il est également nécessaire de se questionner sur les enjeux sociaux sous-jacents aux problèmes que l’on qualifie d’insécurités ou d’incivilités et de voir que la répression n’est pas le moyen à privilégier pour assurer la sécurité de toutes et tous dans notre société.

L’institution policière a besoin de réformes sérieuses dès maintenant, comme l’arrêt des pratiques porteuses de profilage social, racial et politique, une plus grande imputabilité quant à ses pratiques et un contrôle démocratique sur les fonds qui y sont affectés. Cela ne concerne pas seulement les personnes qui en sont les principales victimes, mais l’ensemble de la population.

Plus profondément, il serait fallacieux de voir dans la répression et la judiciarisation une solution garantissant la sécurité des citoyen-ne-s. Diminuer les inégalités sociales, assurer le droit à une éducation de qualité, garantir des ressources suffisantes dans le domaine de la santé et des services sociaux, mettre fin à la marginalisation des populations autochtones et des populations racisées sont des mesures beaucoup plus porteuses de sécurité.