Peut-on être raciste sans le savoir?

Doit-on déduire que le racisme est de moins en moins répandu? À cette question, la psychologie sociale apporte un éclairage essentiel à travers son étude des biais implicites. Ainsi, plusieurs études démontrent que des personnes qui ne sont pas hostiles envers certains groupes racisés peuvent malgré tout discriminer ces groupes, sans en avoir conscience.

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Régine Debrosse, chercheure postdoctorale en psychologie
Université de Northwestern, Illinois (É-U)

Quand il est question de racisme, on pense souvent à l’expression d’hostilité ou à des penchants évidents contre les personnes racisées. Pourtant, depuis la montée du mouvement afro-américain des droits civiques, tenir ouvertement des propos racistes semblait de moins en moins courant. Ainsi, afficher ouvertement des attitudes racistes n’est pas en vogue au Québec : une étude de la firme Léger (alors Léger Marketing) menée en 2007, alors que le débat public sur les accommodements raisonnables battait son plein, révèle que 4 % des Québécois-es se considèrent « plutôt racistes », 16 % « un peu racistes », 31 % « pas très racistes », et 47 % « pas racistes du tout ». Autrement dit, la plupart des Québécois-es rapportent qu’elles et ils ne sont pas racistes, ou qu’elles et ils ne le sont que minimalement.

Doit-on en déduire que le racisme est de moins en moins répandu, ou même est en voie de disparaître, qu’exprimer des propos à teneur raciste est de moins en moins acceptable, et qu’il en résulte une tendance à les dissimuler, ou encore que le racisme existe toujours, mais de façon subtile qui échappe à l’introspection, de sorte que certaines personnes ont des attitudes racistes sans le savoir? La psychologie sociale apporte un éclairage essentiel sur ces questions à travers son étude des biais implicites.

 

Biais implicites – concepts de base

Le concept de biais implicite repose sur l’idée que la pensée humaine est en partie fondée sur des associations. Penser à une « maman », par exemple, évoque des pensées comme « amour », « soins », ou « douceur » par association. Les associations qu’un concept ou une personne évoque ne sont pas nécessairement conscientes, volontaires, ou explicites : chaque fois que l’on pense à une maman, on ne se met pas immédiatement à réfléchir de façon délibérée à la douceur.

Mais la cognition sociale suggère que, même si ces associations ne sont pas conscientes, volontaires, ou explicites, le fait de penser au mot « maman » rendra une pensée, une émotion ou un geste lié à la douceur plus probable. Des chercheurs ont démontré ce principe de façon ingénieuse. Imaginez que vous lisez les nouvelles et que Bombardier est à la une, avec des photos tirées de son usine en aéronautique. Si le mot « jet » vous est présenté, et qu’on vous demande de définir de quoi il s’agit, vous répondrez probablement qu’il s’agit d’une sorte d’avion. Par contre, si vous lisez les nouvelles et qu’une canicule écrasante fait la une, avec des images d’enfants en maillot se faisant arroser, vous définirez probablement le mot « jet » comme de l’eau propulsée.

Le principe sous-jacent est simplement qu’une pensée (par exemple Bombardier) en évoque d’autres (par exemple avion, entreprise québécoise) qui sont donc plus accessibles et plus faciles à utiliser lorsqu’on pose un geste, que l’on ressent une émotion, ou que l’on réfléchit à quelque chose (par exemple définir ce qu’est un jet). Toutefois, nous ne sommes pas toujours en mesure de réaliser que ces actions, ces émotions et ces pensées sont devenues accessibles, donc qu’elles peuvent engranger des processus sans que l’on en ait conscience, de façon implicite. Même lorsque nous réalisons que ces actions, ces émotions et ces pensées sont accessibles, nous n’avons pas forcément de contrôle sur elles, d’où l’idée qu’elles peuvent engranger des processus qui ne sont pas volontaires, de façon automatique.

Ce principe peut apparaître trivial lorsqu’il est question des concepts, gestes ou émotions que « Bombardier » ou « canicule » rendent accessibles, mais il peut avoir des conséquences importantes pour les relations sociales, particulièrement les relations raciales. Qu’est-ce que les notions de « Blanc » ou de « Noir » évoquent et rendent accessibles? Quelles actions sont plus faciles à commettre, quelles pensées viennent à l’esprit, quelles émotions sont évoquées, de façon implicite ou de façon automatique?

Greenwald et ses collaborateurs[1] ont développé une des méthodes les plus utilisées pour répondre à ces questions : le test des associations implicites, ou IAT (Implicit Association Test)[2]. Les résultats du IAT indiquent que la plupart des Américain-e-s ont un biais négatif envers les personnes noires : ils associent plus rapidement les personnes blanches à des mots positifs que les personnes noires à ces mêmes mots. Une autre méthode a généré des résultats similaires : un symbole neutre est évalué plus négativement si, immédiatement avant, ont été présentés des mots ou des images évoquant les personnes noires que si des images ou des mots évoquant les personnes blanches ont été présentés. En ce sens, la plupart des Américain-e-s ont des biais lorsqu’elles et ils évaluent implicitement les personnes blanches et les personnes noires, à la défaveur de ces dernières.

 

Qui a des biais implicites, et comment se manifestent-ils?

Étonnamment, les biais implicites sont peu reliés aux attitudes raciales exprimées ouvertement. En fait, les individus qui expriment ouvertement de l’animosité envers d’autres groupes raciaux tendent à les évaluer de façon négative au niveau implicite. Toutefois, celles et ceux qui n’expriment pas ouvertement de l’animosité, ou même qui valorisent la diversité, évaluent souvent d’autres groupes raciaux de façon négative au niveau implicite, elles et eux aussi. Ainsi, alors que 75 % des Américain-e-s ont des biais implicites en défaveur des personnes noires, 40 % de ces Américain-e-s se reconnaissent par ailleurs dans des valeurs égalitaires[3].

Les biais implicites ne sont pas limités à l’évaluation des personnes noires et blanches. Amodio et ses collègues[4] ont décelé que des circuits neuronaux associés aux émotions négatives dans l’amygdale, la zone du cerveau la plus étroitement reliée aux émotions, sont activés lorsque des visages noirs sont présentés (par opposition aux visages blancs). Au-delà des questions raciales, les biais implicites sont aussi liés à l’association entre les genres féminin et masculin et les sciences, l’association entre les groupes religieux et la façon dont ils sont évalués, et même l’estime de soi que les individus ont pour leur propre personne, et la présence de biais implicites a été observée dans de nombreuses régions, y compris le Québec. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène restreint aux questions raciales ou à la société américaine.

 

Les conséquences associées aux biais implicites

Quelles sont les conséquences associées aux biais implicites? Une étude de Dovidio et ses collègues[5] montre éloquemment que les biais implicites sont reliés au jugement que l’on porte sur les autres. Dans cette étude, l’expression ouverte d’animosité envers les personnes noires était reliée au fait de parler de façon plus hostile avec elles, alors que les biais implicites envers ces personnes étaient plutôt reliés aux signes non-verbaux d’animosité et d’inconfort. Autrement dit, sans qu’elles et ils s’en aperçoivent, les participant-e-s à cette étude étaient influencés par leurs biais implicites lorsqu’elles et ils interagissaient avec des personnes noires, peu importe leur niveau d’animosité ouverte envers elles.

D’autres études ont produit des résultats similaires et suggèrent que les biais implicites sont associés à de la discrimination envers les personnes noires. Ainsi, les biais implicites sont liés à des jugements plus favorables envers les personnes blanches que noires lors d’entrevues où les deux candidat-e-s sont également compétents. Une autre étude indique que les docteur-e-s et résident-e-s en médecine qui ont plus de biais implicites ont moins tendance à recommander le meilleur traitement lorsque la patiente ou le patient est une personne noire (vs blanche). Dans un contexte où les premières rencontres comptent pour beaucoup, particulièrement dans le cas d’entrevues pour un emploi ou de traitements médicaux, l’impact des biais implicites est très inquiétant.

Les conséquences des biais implicites sont encore plus dramatiques sur les jugements rapides en situation de crise. Payne[6] a demandé aux participant-e-s de son étude de catégoriser le plus rapidement possible des armes à feu et des outils de construction. Les participant-e-s plaçaient plus rapidement les objets dans la catégorie des armes à feu si un visage noir, plutôt que blanc, était brièvement présenté avant l’objet qu’elles et ils devaient juger. D’autres études, basées sur des jeux vidéo où le but est de tirer le plus rapidement possible sur les personnes armées, montrent que les participant-e-s tirent plus rapidement sur les personnes noires armées que sur les personnes blanches armées, et font plus souvent l’erreur de tirer sur une personne noire qui n’est pas armée que sur une personne blanche qui n’est pas armée.

À première vue, l’impact des biais implicites est facile à sous-estimer. Cependant, ces biais sont largement répandus et ils affectent de façon répétée et systématique le jugement, les émotions et les actions d’individus et ce, lors de moments cruciaux tels que les entrevues pour obtenir des emplois, les interactions avec les enseignant-e-s à l’école, les rencontres avec des agent-e-s de police, etc. Par conséquent, ils créent, de façon répétée et systématique, et dans un ensemble de sphères importantes de la société, des différences qui entravent la réussite des personnes noires. Puisque la recherche suggère l’existence de biais implicites similaires concernant plusieurs autres groupes, les personnes noires ne sont pas non plus les seules affectées par ces processus.

 

Conclusions

Est-ce que les individus qui ont des biais implicites contre les personnes noires sont racistes? Pas nécessairement, au sens où ces personnes n’endossent pas en grand nombre une idéologie raciste et ne ressentent pas forcément de l’hostilité explicite contre les personnes noires. Par contre, même sans avoir l’intention de discriminer un groupe ou d’exprimer de l’animosité envers un groupe, des évaluations, émotions et stéréotypes sont spontanément activés lorsque l’on pense à ce groupe. Malheureusement, lorsque ces évaluations, émotions et stéréotypes tendent à être négatifs, ils peuvent aisément teinter le jugement sans que l’on en ait conscience ou que cela soit volontaire. Autrement dit, des personnes qui ne sont pas hostiles envers certains groupes racisés peuvent malgré tout discriminer ces groupes, sans en avoir conscience. Enfin, bien que les personnes qui ont des biais implicites contre les personnes noires ne ressentent pas nécessairement d’hostilité envers elles, elles éprouvent souvent de l’inconfort et de l’anxiété lorsqu’elles pensent aux personnes noires ou interagissent avec elles.

Il apparaît donc nécessaire de ne pas s’en tenir à la seule question de savoir si une personne ou un groupe de personnes sont racistes, ou ont eu l’intention de poser des gestes qui renforcent les disparités raciales, pour plutôt se pencher sur les moyens de réduire la prévalence de tels gestes. Comment y parvenir? La recherche à ce sujet en est encore à ses balbutiements. Toutefois, il semble que les biais implicites tirent leurs sources dans le fait de connaître les évaluations et les stéréotypes habituellement réservés à un groupe, et de les associer étroitement à ce groupe, que ces évaluations ou ces stéréotypes soient endossés ou pas. Pour cette raison, penser à des personnes noires qui défient les stéréotypes (par exemple Barack Obama) atténue temporairement les biais implicites envers les personnes noires. Pour la même raison, réfléchir à la façon dont les femmes peuvent être fortes réduit les biais implicites associant les femmes à des rôles et des traits traditionnellement féminins.

Au-delà des interventions qui permettent de réduire temporairement les biais implicites, il est nécessaire de nous pencher sur les différentes instances où nous exerçons du pouvoir, et où ce pouvoir pourrait servir à discriminer une personne d’un groupe racisé. Qui acceptons-nous d’aider lorsque nous faisons des dons, de parrainer lorsque nous jouons un rôle de mentor, d’embaucher lorsque nous siégeons sur un comité de sélection, d’endosser lorsqu’arrivent les élections? Dans un contexte où nos impressions, émotions et évaluations spontanées peuvent découler de biais implicites dont nous n’avons pas conscience, il est capital de demeurer vigilants et d’établir des processus pour éviter de répliquer des dynamiques discriminatoires. Comme le suggère Afua Cooper[7], qui note que l’esclavage est le secret le mieux gardé du Canada, le pouvoir du racisme est amplifié lorsqu’il exerce de l’influence dans l’ombre; pour le combattre, il est nécessaire de mettre ses effets en lumière, sans détourner le regard.

Bibliographie

[1] Greenwald, A. G., McGhee, D. E., & Schwartz, J. L. K. (1998). Measuring individual différences in implicit cognition : The Implicit Association Test. Journal of Personality and Social Psychology, 74, 1464–1480.

[2] Lien vers une version française du test, pour la population canadienne : https://implicit.harvard.edu/implicit/canadafr/

[3] Banaji, M. R., & Greenwald, A. G. (2013). Blindspot : Hidden biases of good people. Bantam books : New York.

[4] Amodio, D. M., & Harmon-Jones, E., Devine, P. G. (2003). Individual differences in the activation and control of affective race bias as assessed by startle eyeblink responses and self-report. Journal of Personality and Social Psychology, 84, 738–753.

[5] Dovidio, J. F., Kawakami, K., & Gaertner, S. L. (2002). Implicit and Explicit Prejudice and Interracial Interaction. Journal of Personality and Social Psychology, 82, 62–68.

[6] Payne, B. K. (2001). Prejudice and perception : The role of automatic and controlled processes in misperceiving a weapon. Journal of Personality and Social Psychology, 81, 181–192.

[7] Cooper, A. (2006). The secret of slavery in Canada. The Hanging of Angélique (pp. 68–106), Harper Collins Publishers : Toronto.

 

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