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Lucie Lamarche, membre de la Société royale du Canada et professeure
UQAM et Université d’Ottawa
Le 9 novembre dernier, le Ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale a présenté un projet de loi visant à modifier, notamment, la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles. Pour plusieurs, cette loi est connue comme la Loi sur l’aide sociale. Et, comme on le sait, la loi sur l’aide sociale est une législation de dernier recours. Voici cependant que le ministre Hamad change la donne. Ainsi, le projet de loi 70 s’intitule Loi visant à permettre une meilleure adéquation entre la formation et l’emploi ainsi qu’à favoriser l’intégration en emploi. Ce titre importe. Et le ministre Hamad reprend à son compte la célèbre phrase du regretté ministre fédéral Jim Flaherty, qui, encensant la malheureuse réforme de l’assurance chômage d’il y a quelques années, avait dit avec calme et certitude : There are no bad jobs1.
Le projet de loi 70 fait essentiellement deux choses. D’abord, et ce comme l’a fait le ministre Barrette dans le domaine de la santé, il concentre le pouvoir dans les mains du cabinet et du ministre en dépossédant de leur capacité de recommandation et d’organisation en matière de formation et de main-d’œuvre les partenaires du marché du travail, réunis en Commission. Pas de temps à perdre. Il s’agit ici d’épargner à terme 50 millions de dollars par année. Pour ce faire, le ministre propose la construction d’un mur réglementaire qui bloquera dans le cas des premiers demandeurs d’aide sociale l’accès aux prestations régulières de base.
Comme l’objectif premier de ce projet de loi est d’épargner sur le dos des plus démunis, il fallait prévoir une petite entourloupette. Et celle-ci va comme suit : un nouvel arrivant à l’aide sociale devra obligatoirement participer au nouveau programme Objectif Emploi et ce, pour une durée initiale d’une année. En d’autres mots, il ne sera pas un prestataire comme les autres et sera soumis à des obligations supplémentaires, dont celle d’accepter tout emploi convenable ou de maintenir un lien d’emploi qu’il aurait accepté durant sa participation au programme.
Qu’est-ce qu’un emploi convenable? Ce n’est pas la première fois qu’une législation québécoise recourt à ce concept importé de la Loi fédérale en matière d’assurance emploi. Pour aller à l’essentiel, un emploi est convenable s’il respecte le salaire minimum, peu importe combien de temps il faut consacrer pour se rendre au travail ou encore, l’importance des indices de précarité que cet emploi affiche. Faute pour le nouvel arrivant, ou primo demandeur, d’accepter un tel emploi ou de maintenir un tel lien d’emploi, il y aura coupure progressive de l’aide sociale.
Comme dans le cas des récentes législations en matière de santé et d’organisation des services de santé, le projet de loi 70 ne dit rien en disant tout, tant le pouvoir du ministre d’adopter des règlements est infini.
Somme toute, l’architecture du projet de loi 70 nous laisse deviner des discriminations inacceptables. Car si le ministre se garde bien de faire allusion aux jeunes en difficultés, dans le texte du projet de loi; tout le monde comprend que ceux-ci sont largement visés par la nouvelle mesure. De plus, le langage javelisé du projet de loi interdit l’identification des personnes et des ménages qui, en raison de multiples facteurs, dont la racisation, la localisation, le handicap ou le sexe, seront particulièrement touchés par cette mesure.
Les personnes et les ménages les plus vulnérables sont dans bien des cas des working poor dont le statut alterne entre l’emploi précaire et le non emploi. A leur égard, le message du ministre est clair : conservez vos emplois de misère, quoi qu’il arrive et quoi qu’il en soit.
Le projet de loi 70 propose donc un Québec où les personnes en situation de pauvreté sont larguées de deux manières distinctes. Les ménages déjà bénéficiaires de l’aide sociale seront abandonnés à leur sort de prestataires. Alors que celles et ceux qui se présenteront à la porte de l’aide de dernier recours devront se contenter d’une survie de petits boulots, laquelle sera agrémentée pour une période transitoire d’une allocation de participation.
Certains se souviendront de l’affaire Gosselin dont la Cour suprême a décidé en 2002. Il s’agissait alors de la contestation d’une mesure qui confinait les prestataires de moins de 30 ans à un barème d’aide sociale nettement moindre que le barème régulier, sauf pour la participation à des mesures d’employabilité. Cette discrimination en fonction de l’âge avait été jugée admissible par une majorité des juges de la Cour. Le parcours de l’affaire Gosselin avait néanmoins révélé l’insuffisance des mesures d’employabilité destinées aux jeunes. Avec le projet de loi 70, le gouvernement du Québec ne prend plus de chances : l’employabilité, c’est le marché du travail en état, d’où le titre du projet de loi.
Ce n’est pas la première fois au Québec que les personnes et les ménages vulnérables font les frais des réformes de l’aide sociale. Une démonstration détaillée révélerait que les premières attaques remontent, dans le cas des jeunes, au début des années ’80. Le Québec remporte aussi la palme de la première province du Canada à avoir mis en œuvre des mesures de workfare (work for welfare) à la fin de cette même décennie. Cette fois-ci, le Québec remporte tous les prix d’innovation : il ferme carrément la porte du régime d’aide de dernier recours aux travailleuses et aux travailleurs les plus précaires ou encore, aux personnes, dont les jeunes, qui affichent une situation multifactorielle les privant d’un accès pérenne au marché du travail. En recourant aux mécanismes du programme spécial et à celui du contrôle de l’emploi convenable, le gouvernement québécois dit «non» au droit à l’aide de dernier recours.
Cela constitue une violation discriminatoire de plusieurs droits humains. Et de nombreux comités d’experts des Nations Unies, dont le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, l’ont épisodiquement rappelé aux différents gouvernements provinciaux du Canada, dont le Québec, depuis 1998.
Même l’OIT, ayant adopté en 2012, la Recommandation no 202 portant sur les socles [minimaux] de protection sociale ne permet pas de telles exclusions.
Il s’en trouvera pour dire que le Québec n’a pas à faire les frais des coupures fédérales en matière d’assurance emploi. Mais cet argument est irrecevable. Comme le prévoit la Charte des droits et libertés de la personne du Québec : « Toute personne dans le besoin a droit, pour elle et sa famille, à des mesures d’assistance financière et à des mesures sociales, prévues par la loi, susceptibles de lui assurer un niveau de vie décent» Art. 45. Prévues par la loi certes, mais non pas interdites par la loi. Or, le projet de loi 70 refusera à certains et à certaines nouveaux demandeurs l’accès à l’aide sociale et leur proposera un nouveau programme bien plus incertain et inaccessible.
Comme l’ont souvent réitéré les experts du Comité des Nations Unies pour les droits économiques, sociaux et culturels, la pauvreté est la cause et la conséquence de multiples violations de droits. En érigeant un mur entre les prestataires «perdus», c’est-à-dire ceux qui bénéficient déjà de l’aide sociale et pour lesquels le ministre ne fera rien, ou du moins, ne promet rien, et les prestataires non méritants, le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale non seulement discrimine arbitrairement, mais en sus, participe à la violation de plusieurs droits humains : la santé, l’éducation, la formation professionnelle, le logement, etc …. Drôle de choix à l’heure où le futur Plan de lutte contre la pauvreté se retrouve aussi sur la planche à dessin.
Et tout ceci pour quelques malheureux millions de dollars qualifiés «d’économies». Il est à prévoir que le projet de loi 70 sera âprement contesté devant les tribunaux, et ce, malgré les maigres moyens dont disposent la société civile et ses organisations communautaires afin d’accéder à la justice. Mais d’ici l’issue de telles contestations, une autre génération aura été sacrifiée sur l’autel de l’austérité.
Bibliographie