Plateaux de travail et employabilité inclusive au Québec

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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021

Samuel Ragot,
analyste senior en matière de politiques publiques et chercheur, Institut de recherche et de développement sur l’intégration et la société

Cela pourrait vous choquer, mais au Québec il existe encore des emplois qui ne sont pas rémunérés, pour lesquels les travailleuses et travailleurs ne reçoivent pas d’avantages sociaux, pour lesquels des relevés d’impôts ne sont généralement pas émis, malgré la valeur du travail accompli. Parfois, ces travailleuses et travailleurs doivent même payer de leur poche pour travailler, la passe de bus ou de métro étant plus chère que la maigre compensation qui leur est versée. Il ne s’agit pas du travail invisible des femmes, mais bien de celui des personnes vivant avec des limitations fonctionnelles qui œuvrent sur des plateaux de travail.

Une étude à paraître de l’Institut de recherche et de développement sur l’inclusion et la société[1] fait le portrait de ces programmes au Canada. Premier constat : ces programmes existent encore et sont financés presque à 100 % par les gouvernements provinciaux et territoriaux. Deuxième constat : le Québec est une des législatures qui mise le plus sur les plateaux de travail.

Un plateau de travail, dites-vous?

Avant de continuer, il est nécessaire de préciser ce qu’est un plateau de travail. De façon générale, en voici quelques caractéristiques :

  • Les personnes y participant présentent généralement une déficience intellectuelle ou un trouble du développement (par exemple, un trouble du spectre de l’autisme) ;
  • Le travail de ces personnes sert à produire des biens et à générer des profits pour l’organisation supervisant le plateau de travail ou pour une tierce partie ;
  • Les personnes occupent un poste et accomplissent des tâches pour lesquels toute autre personne serait normalement payée.

La majorité des participant-e-s aux plateaux de travail ne sont pas payé-e-s et ne reçoivent que des compensations limitées, par exemple, des billets de bus, quand ils en reçoivent. Dans une perspective basée sur la promotion et la défense des droits, et sans que cela soit un avis juridique, il pourrait s’agir ici, à notre avis, d’une violation de l’article 27 (Travail et emploi) de la Convention relative aux droits des personnes handicapées interdisant « la discrimination fondée sur le handicap dans tout ce qui a trait à l’emploi sous toutes ses formes » et générant une obligation pour les États à « protéger le droit des personnes handicapées à bénéficier, sur la base de l’égalité avec les autres, de conditions de travail justes et favorables, y compris […] l’égalité de rémunération à travail égal[2] ». Rappelons que le Canada a ratifié la Convention en 2010. La situation des personnes participant aux plateaux de travail au Québec pourrait également être considérée comme contrevenant à l’article 48 de la Charte des droits et libertés de la personne, qui mentionne notamment que « toute personne âgée ou toute personne handicapée a droit d’être protégée contre toute forme d’exploitation[3] ».

Le rôle du ministère de la Santé et des Services sociaux

Au Québec, la majorité des plateaux de travail est sous la responsabilité du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Regroupés en différents programmes d’employabilité et d’activités de jour, et conséquence de la privatisation des services sociaux et de leur transfert vers le communautaire, ces plateaux de travail sont généralement implantés dans des organismes communautaires ayant des ententes de services avec les Centres intégrés de santé et services sociaux (CISSS/CIUSSS). Il s’agit d’une façon pour ces organismes de financer une partie de leurs services, tout en offrant des activités de jour aux personnes présentant une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme. Entendons-nous ici : il ne s’agit pas de jeter la pierre aux organismes communautaires accueillants des plateaux de travail. En effet, le financement insuffisant de ces organismes par l’État, malgré leurs demandes répétées, les oblige à fournir les activités prescrites par le MSSS. Il s’agit plutôt d’un problème de vision politique et de choix de société faits aux dépens des personnes.

Une vision à changer

Tant et aussi longtemps que le gouvernement et la société verront les personnes présentant une déficience intellectuelle (DI) ou un trouble du spectre de l’autisme (TSA) comme étant incapables de travailler et représentant un fardeau sociétal, toute tentative d’inclusion sera vouée à l’échec. Cette vision se reflète malheureusement dans les choix politiques des partis au pouvoir année après année : maintien et développement des plateaux de travail, création de classes spécialisées, piètres services après 21 ans, la ségrégation de ces personnes continue au Québec.

Ainsi, entre 2013-2014 et 2019-2020[4], le MSSS a déboursé 137 110 723 $ pour les postes Atelier de travail – Déficience intellectuelle et TSA, Support des stages individuels – Déficience intellectuelle et TSA et Support des plateaux de travail – Déficience intellectuelle et TSA. À l’opposé, pour la même période, le MSSS a déboursé un maigre 2 309 376 $ pour les programmes d’intégration à l’emploi en DI-TSA. Il s’agit de 1,66 % du total de ces programmes pour la période mentionnée.

Si à l’origine, lors de la désinstitutionalisation commencée en Amérique du Nord dans les années 1950-60, les plateaux de travail ont été pensés comme une façon de donner de l’expérience aux personnes handicapées afin de pouvoir à terme les inclure dans le milieu de l’emploi régulier, force est de constater que cela n’a pas eu lieu[5]. Un sondage a été réalisé pour l’étude à paraître et es chiffres sont clairs : 71 % des participant-e-s aux plateaux de travail y restent plus de deux ans, 40 % y restent plus de 5 ans, et dans près d’un quart des organisations sondées, des personnes participaient aux plateaux de travail depuis plus de 20 ans. Ces durées de participation remettent en question la possibilité que ces programmes contribuent réellement à l’acquisition de compétences professionnelles en vue d’intégrer le marché régulier de l’emploi.

Le constat est donc clair : le gouvernement du Québec finance activement des programmes qui, en plus de violer les droits des personnes handicapées, n’aident pas à leur embauche et à leur inclusion dans les milieux de travail réguliers. Pourtant, d’autres modèles ont fait leurs preuves.

L’embauche inclusive

Une option différente des plateaux de travail est la mise en place et le soutien à des programmes d’employabilité réellement inclusive. Ces programmes, comme l’initiative Prêts, disponibles et capables (PDC)[6], pilotée par la Société québécoise de la déficience intellectuelle et Giant Steps au Québec, visent à soutenir les personnes handicapées dans leur parcours vers l’emploi, mais aussi les employeurs et les milieux de travail dans l’inclusion de ces personnes. Plutôt que de se concentrer sur les limitations des personnes, ces programmes misent sur leurs forces et leurs capacités, sur un meilleur arrimage entre personnes et employeurs, et sur une meilleure adaptation du milieu de travail, par exemple en aménageant certaines tâches et en donnant du soutien aux employeurs et employé-e-s, notamment par la présence, si nécessaire, d’une accompagnatrice ou d’un accompagnateur en emploi sur les lieux de travail.

Les personnes handicapées bénéficiant de programmes d’embauche inclusive sont payées comme tous les autres employé-e-s de l’entreprise et bénéficient des mêmes avantages sociaux que leurs collègues, en plus de travailler avec des travailleuses et travailleurs non handicapés. Certaines études laissent même entendre que ces personnes sont souvent plus assidues au travail, prennent moins de congés et sont parfois plus productives que les autres employé-e-s[7].

Bien que la Stratégie nationale pour l’intégration et le maintien en emploi des personnes handicapées soit un bon document de référence, trop peu de financement et de soutien sont offerts aux organismes souhaitant mettre en place des programmes d’embauche inclusive. Pourtant, la littérature et nos recherches pointent dans la même direction : si l’on veut procéder à une migration des plateaux de travail vers des programmes d’embauche inclusive, l’État doit s’engager financièrement et fournir des balises claires aux organismes concernés. Au Québec, cela ne se fait pas, et le MSSS continue de financer à grands frais les plateaux de travail.

Des obstacles à lever

Enfin, obstacle de taille, l’embauche inclusive est rendue difficile par les règles régissant les programmes d’aide financière de dernier recours (aide sociale et solidarité sociale) dont beaucoup de personnes handicapées sont prestataires. Ces programmes, en limitant les revenus de travail admissibles à 200 $ par mois (après quoi, la prestation est coupée dollar pour dollar), créent des trappes à pauvreté et découragent souvent les personnes handicapées d’essayer de travailler, même à temps partiel. Si le gouvernement du Québec a fait des progrès significatifs sur ce sujet dans les dernières années, il n’en reste pas moins que ces programmes ont grand besoin d’une réforme en profondeur afin de retirer les aides financières aux personnes handicapées du giron des programmes d’aide sociale et de solidarité sociale, ce que l’on appelle généralement le welfare.

Tant les plateaux de travail et l’exploitation des personnes handicapées, que ce que l’on nomme communément la welfarization de cette population doivent cesser et faire place à des programmes d’aide et de soutien inclusifs, misant sur les forces et capacités des personnes handicapées afin de réellement les inclure dans la société et leur permettre de vivre une vie décente. Cela demandera un réel changement dans la vision des personnes handicapées par la société, ainsi qu’une évolution du paradigme d’inclusion sociale promu par l’État, mais ces changements sont plus que nécessaires. Il en va du respect des droits de ces personnes.

 


 

[1] À paraître en mai 2021. En ligne : https://irisinstitute.ca

[2] Organisation des Nations Unies. Convention relative aux droits des personnes handicapées, no A/RES/61/106 (2006).

[3] Gouvernement du Québec. Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, chap. C-12 (1975). En ligne : http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ showdoc/cs/c-12

[4] Données compilées depuis les contours financiers annuels produits par le MSSS. En ligne : https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/ document-001663/

[5] Deux récents rapports publiés ou à paraître soulignent l’échec des mesures d’emploi pour les personnes handicapées. Le premier est le rapport de la Vérificatrice générale. En ligne : https://www.vgq.qc.ca/Fichiers/Publications/ rapport-cdd/167/cdd_tome-novembre2020_ch03_web.pdf) ; le second est le rapport à paraître de l’Office des personnes handicapées du Québec sur l’évaluation de la politique gouvernementale À part entière.

[6] En ligne : https://www.sqdi.ca/fr/prets-disponibles-et-capables/

[7] En ligne : https://www.sqdi.ca/wp-content/uploads/2018/09/brochure_ PDC_qc2018_web.pdf, p.20.

 

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