Portes tournantes : une spirale sans fin

La surjudiciarisation pénale des personnes qui souffrent de troubles de santé mentale — le phénomène ou le syndrome des portes tournantes — est un problème systémique qui perdure et dont la principale cause est le manque de soins accessibles aux personnes en difficulté.

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Droits et libertés, printemps / été 2024

Portes tournantes : une spirale sans fin

Philippe Miquel, documentariste

Lorsque j’étais avocat criminaliste, il y a quelques années, j’ai réalisé que les personnes vivant avec un trouble de santé mentale, une déficience intellectuelle ou même un trouble du spectre de l’autisme, sont surreprésentées devant les tribunaux criminels. Certaines sont même condamnées et incarcérées à répétition. On a même donné un nom à ce phénomène : le syndrome des portes tournantes.

Il y a quelques années, devenu documentariste, j’ai suivi pendant quatre ans la trajectoire d’Éric (nom fictif), un homme dans la quarantaine qui vit ce phénomène ou ce syndrome depuis plus de 25 ans. Dès le début de ma recherche, j’ai retracé plus de 300 chefs d’accusation à son égard, dont 116 bris de probation, 50 introductions par effraction, 47 vols et possession de biens volés, 36 méfaits, 35 bris d’engagement et 4 entraves au travail d’un policer. Et je ne vous parle même pas des contraventions.

Selon sa mère, Suzanne (nom fictif), depuis 1995, Éric n’aurait pas passé plus de six mois consécutifs en liberté. Les diagnostics émis au fil des années fluctuent : asocial, hyperactif, dépressif, personnalité schi- zoïde… À cela s’ajoute une addiction à la cocaïne et au crack. Enfant difficile, sa mère n’a jamais réussi à obtenir l’aide dont elle avait besoin pour répondre à leurs besoins. Vers l’âge de 10 ans, après une courte et difficile scolarisation, il a été placé en centre d’accueil. Dès le début de l’âge adulte, sa vie s’est partagée entre la rue et la prison. Sa trajectoire n’est pas un cas isolé.

Le début de la spirale

Pour tenter de comprendre ce phénomène, je suis aussi allé à la rencontre de policiers, de psychiatres, d’avocats, de juges, d’agents correctionnels, d’intervenants communautaires et de chercheurs, entre autres. Tous le confirment : il y a trop peu de soins accessibles pour les personnes qui vivent des difficultés comme Éric. Et plus une personne est en mauvaise posture, plus les contacts avec la police sont susceptibles d’être fréquents, plus il est probable qu’elle soit accusée devant un tribunal puis envoyée en prison, et moins elle sera soignée et stable. Et cette boucle de rétroaction ira en s’aggravant.

En 2018, Justice Canada déposait un rapport dans lequel des acteurs du système judiciaire affirmaient qu’environ 70 % des personnes accusées devant les tribunaux de juridiction pénale souffraient de trou- bles mentaux ou de toxicomanie et de problèmes comme l’itinérance, la pauvreté ou un traumatisme antérieur et que c’est là l’un des plus importants problèmes auxquels est confronté le système.

J’ai commencé à suivre Éric alors qu’il était détenu. La détention ne serait-elle pas un bon moment pour lui proposer un accompagnement psychologique, médical et social ? Viser son rétablissement par des services qui continueraient lors de son retour en collectivité ? Pour qu’il ne revienne pas en prison ? Il semble que non. Ce genre d’accompagnement et de services est quasi inexistant dans nos prisons provinciales.

Et au moment de la sortie de prison, que se passe-t-il ? Dans le cas de Éric, aucun plan de sortie n’était prévu par le système correctionnel. Il sortait sans un sou en poche, sans source de revenu, sans réel encadrement, des médicaments pour trois jours et nulle part où dormir. Son psychiatre, avec qui j’étais en contact, tentait de préparer le terrain, mais n’avait guère qu’une hospitalisation temporaire à lui offrir, ce qui nécessitait une attente préalable à l’urgence psychiatrique. Éric n’a pas eu cette patience et on a perdu sa trace. Les policiers l’ont retrouvé 24 heures plus tard. Il avait commis un vol et était de retour dans les griffes du système.

Les interventions

Je me suis alors demandé si la solution ne se trouverait pas du côté policier. Les policiers pourraient-ils faire autre chose que procéder à l’arrestation des gens comme Éric ? Après tout, le pouvoir d’arrestation des policiers est discrétionnaire. Je me suis intéressé aux escouades policières spécialisées en santé mentale, de plus en plus nombreuses. J‘ai rencontré l’Équipe multidisciplinaire d’intervention psycho-sociale du Service de police de Sherbrooke, l’EMIP. Il s’agit d’une escouade policière formée d’un-e policier-ère et d’un-e travailleur-se social-e qui tentent de trouver des services pour les personnes en crise auprès desquelles ils interviennent.

[…] plus une personne est en mauvaise posture, plus les contacts avec la police sont susceptibles d’être fréquents, plus il est probable qu’elle soit accusée devant un tribunal puis envoyée en prison, et moins elle sera soignée et stable. Et cette boucle de rétroaction ira en s’aggravant.

Je termine mon enregistrement avec l’EMIP la tête pleine de questions. Par exemple, lorsqu’une personne en crise nécessite des soins, pourquoi c’est un policier au volant d’un véhicule de police, plutôt qu’un intervenant social au volant d’un véhicule du CLSC qui se déplace ? Ne serait-il pas mieux d’affecter ces ressources ailleurs ? Pour mieux financer nos orga- nismes d’aide, notre système social et notre système de santé, par exemple ? Car, malgré toute sa bonne volonté, l’équipe se bute, elle aussi, à l’indisponibilité des ressources d’aide. Ceux qui commettent des infractions criminelles sont donc arrêtés et font l’objet d’accusations. C’est une escouade policière après tout. Rien pour aider Éric là-dedans.

 Au tribunal

Je me suis donc résolu à suivre Éric au tribunal, détenu pour une énième fois. Ce n’est pas d’hier que les tribunaux composent avec des personnes au juge- ment affecté par un trouble de santé mentale. Ironiquement, il est intéressant de noter que, philosophiquement, la pierre d’assise de la responsabilité crimi- nelle repose sur la prémisse que chaque personne dispose d’un libre arbitre qui lui donne la capacité de distinguer le bien du mal. Le corollaire c’est que, si une personne choisit de commettre une infraction, elle accepte d’en subir les conséquences : être accusée et condamnée. Ce qui devrait avoir un effet dissuasif. Cependant, la recherche l’a confirmé à maintes reprises, la simple peur du retour en prison ne suffit pas à éviter la récidive. Surtout pour une personne dont le jugement est affecté par un trouble de santé mentale. Encore plus si elle vit aussi avec une dépendance aux drogues.

En cours de route, je me suis aussi attardé à une autre réalité grandissante au Québec : le Programme d’accompagnement Justice et Santé mentale (PAJ-SM), un tribunal spécialisé de la Cour du Québec. Les au- diences sont menées par des procureurs de la Couronne et présidées par des juges affectés spécifiquement au programme. Un agent de liaison, attaché au système de santé, rencontre chacun des candidats potentiels et évalue ses besoins. Un plan d’action est développé avec lui et il est dirigé, si possible, vers des services supposés l’aider à ne pas récidiver. Le tribunal suit le cheminement du candidat par le truchement de l’agent de liaison, présent à chacune des audiences.

La série documentaire sonore Portes tournantes, est disponible en ligne : https://linktr.ee/portestournantes

Les résultats peuvent être encourageants pour quelques personnes. Mais les moyens mis à la disposition du PAJ-SM sont tellement modestes par rapport aux besoins, qu’il constitue en fait une goutte d’eau dans l’océan. Ces initiatives ne remettent pas non plus en question la judiciarisation ni l’incarcération. Elles ne règlent surtout pas le problème de l’inaccessibilité des soins, qui devient souvent la limite de la capacité d’inter- vention du tribunal lui-même. En fin de compte, si un candidat atteint les objectifs fixés, on retire les accusations, sinon, on le retourne au tribunal régulier pour que le dossier suive son cours. Ce programme n’est pas accessible à ceux qui, comme Éric, sont détenus pendant les procédures. Les personnes comme lui restent au tribunal régulier pour y être condamnées. Et le cycle recommence.

De profondes racines

Ma quête ne m’a pas permis de trouver de réelles solutions aux portes tournantes. Oui, il y a bien quelques initiatives, pétries de bonnes intentions, mais les résultats ne sont pas à la hauteur du problème. Pas du tout. Le phénomène des portes tournantes est un problème systémique qui prend racine dans l’exclusion sociale des plus vulnérables de notre société. Pour y remédier, il faudrait une volonté politique forte qui mènerait à de profonds changements. Et à la construction d’un monde plus juste. Pour tous et toutes. Malheureusement, ce n’est pas encore le cas. La loi et l’ordre, le fantasme d’un système judiciaire plus dur avec les criminels, le mythe de la prison réparatrice et la soif d’une police mieux financée, permettent encore et toujours de récolter davantage de votes.

Pendant ce temps-là des vies gâchées, comme celle de Éric, coincé dans les portes tournantes, nous offrent le spectacle désolant d’une injustice patente.