Pour le respect du droit à l’autodétermination des peuples autochtones : Décolonisation de la santé

L’article fait appel au droit constitutionnel et aux droits de la personne pour fonder un droit autochtone à la santé ; il conclut à l’existence de ce droit, qui pourrait être affirmé et mis en œuvre.

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Revue Droits & Libertés, aut. 2020 / hiver 2021

Richard Budgell, Inuk du Labrador, professeur de pratique au Département de médecine familiale de l’Université McGill

L’urgence de décoloniser les systèmes de santé et la question de savoir s’il existe un droit autochtone à la santé ont été cruellement mises en lumière au Québec et au Canada avec la diffusion du traitement horrible infligé à une Atikamekw, madame Joyce Echaquan, à ses dernières heures dans un hôpital de Joliette, au Québec, en octobre 2020. Il y a des décennies que des leaders et des membres des communautés autochtones dénoncent le racisme dans le système de santé et les mauvais traitements qu’on inflige à une population dont l’état de santé est nettement plus mauvais que celui des autres Canadien-ne-s. Une approche fondée sur les droits pourrait-elle améliorer la situation? Le présent article examine les fondements de cette approche.

Dans le contexte québécois et canadien, les droits des Autochtones, qui pourraient bien inclure le droit à la santé, sont encadrés par un éventail d’instruments internationaux, nationaux et provinciaux. Au Canada, le fondement constitutionnel des droits autochtones se trouve dans la Loi constitutionnelle de 1982, qui stipule:

35. (1) Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés. […] (2) Dans la présente loi, « peuples autochtones du Canada » s’entend notamment des Indiens, des Inuit et des Métis du Canada[1].

Les droits des Autochtones coexistent, souvent difficilement, avec l’autorité législative sur les « Indiens et les terres réservées aux Indiens » qui a été attribuée au gouvernement fédéral dans la Loi constitutionnelle de 1867[2]. Une décision de la Cour suprême du Canada en 1939 a interprété cette autorité législative comme s’appliquant également aux Inuit[3], et une décision de 2016 a conclu qu’elle incluait les Métis-ses et les Indien-ne-s non inscrits[4].

Le Parlement du Canada a exercé cette compétence à partir de 1876 en introduisant la Loi sur les Indiens, consolidation des lois antérieures à la Confédération, qui reste la loi principale définissant les relations entre l’État fédéral et les Premières Nations. Dans sa seule référence à la santé, la Loi stipule que « le conseil d’une bande peut prendre des règlements administratifs […] pour l’une ou l’ensemble des fins suivantes, à savoir :

a) l’adoption de mesures relatives à la santé des habitants de la réserve et les précautions à prendre contre la propagation des maladies contagieuses et infectieuses »[5].

Tout en permettant une juridiction administrative limitée, le texte est loin de reconnaître un droit autochtone à la santé. En outre, pendant une grande partie des XIXe et XXe siècles, dans de nombreuses communautés des Premières Nations, l’agent des Indiens nommé par le gouvernement fédéral approuvait ou rejetait les règlements du conseil de bande, et il n’aurait guère été enclin à approuver un règlement contraire à l’éthos colonial qui prévalait à l’époque.

Les relations entre les peuples autochtones et les gouvernements canadiens ne sont pas uniquement définies par la législation. L’organisation nationale des Premières Nations, l’Assemblée des Premières Nations, affirme que les traités entre l’État canadien et ses prédécesseurs britannique et français, d’une part, et les Premières Nations, d’autre part, qu’on a commencé à négocier et à signer au XVIIIe siècle « ont réaffirmé la compétence des Premières Nations sur leurs propres systèmes de soins de santé et ont établi une obligation positive pour la Couronne de fournir ‟des médicaments et une protection” »[6].

L’un des traités numérotés, le Traité 6, signé en 1876 avec des nations autochtones dans ce qui est aujourd’hui la Saskatchewan et l’Alberta, contient une clause qui stipule « qu’il y aura une armoire à pharmacie à la maison de chaque agent des Indiens pour l’usage et le bénéfice des Indiens sur les instructions de cet agent »[7]. Plusieurs interprétations contemporaines voient dans cette clause un engagement de la Couronne à fournir des programmes et des services de santé (y compris des médicaments sur ordonnance) pour répondre aux besoins de santé des membres et des communautés des Premières Nations.

Tous les peuples autochtones des Amériques géraient leur propre santé avant l’instauration des régimes coloniaux. Ce sont les colonisateur-trice-s qui ont miné la santé des Autochtones et leur autonomie pour la gérer. Les maladies d’origine européenne ont souvent provoqué des taux de mortalité épidémiques et décimé la population autochtone des Amériques, qui était antérieurement en bonne santé et écologiquement bien adaptée.

C’est dans le contexte de cette dépossession et de cette déresponsabilisation historiques que les dernières générations d’Autochtones au Canada se sont employées à regagner du terrain et à rétablir leurs droits. Il existe désormais des instruments juridiques pour soutenir cette restauration : la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA), adoptée en 2007 et acceptée par le Canada en 2016, contient un certain nombre de références à la santé. La plus explicite d’entre elles se trouve à l’article 24, qui stipule que

« 1. Les peuples autochtones ont droit à leur pharmacopée traditionnelle et ils ont le droit de conserver leurs pratiques médicales, notamment de préserver leurs plantes médicinales, animaux et minéraux d’intérêt vital. Les autochtones ont aussi le droit d’avoir accès, sans aucune discrimination, à tous les services sociaux et de santé.

2. Les autochtones ont le droit, en toute égalité, de jouir du meilleur état possible de santé physique et mentale. Les États prennent les mesures nécessaires en vue d’assurer progressivement la pleine réalisation de ce droit »[8].

Les gouvernements du Canada ont été critiqués devant diverses instances pour la façon dont les services de santé sont fournis aux populations autochtones. Déjà en 1996, la Commission royale sur les peuples autochtones recommandait d’établir en milieu urbain et dans les communautés autochtones des centres de guérison et des pavillons de soins primaires et de traitement résidentiel contrôlés par les Autochtones, et d’adapter les systèmes de santé traditionnels afin de compléter les institutions autochtones[9]. En soulignant l’importance des résultats en matière de santé, la Commission royale concluait que « les systèmes de santé et de guérison autochtones doivent être replacés sous le contrôle des Autochtones »[10].

Plus récemment, le rapport final de la Commission de vérité et réconciliation, paru en 2015, soulève explicitement la question des droits : « Nous demandons au gouvernement fédéral, aux gouvernements provinciaux et territoriaux ainsi qu’aux gouvernements autochtones de reconnaître que la situation actuelle sur le plan de la santé des Autochtones au Canada est le résultat direct des politiques des précédents gouvernements canadiens, y compris en ce qui touche les pensionnats, et de reconnaître et de mettre en application les droits des Autochtones en matière de soins de santé tels qu’ils sont prévus par le droit international et le droit constitutionnel, de même que par les traités »[11].

Au Québec, une commission d’enquête provinciale, la Commission Viens, a fait rapport en 2019 sur l’expérience des Autochtones en matière d’accès aux services publics. Le commissaire Viens conclut :

« Il me semble impossible de nier la discrimination systémique dont sont victimes les membres des Premières Nations et les Inuit dans leurs relations avec les services publics ayant fait l’objet de l’enquête »[12].

Le rapport de la Commission Viens parle très favorablement de la DNUDPA et recommande au gouvernement du Québec de l’adopter. Il recommande aussi de modifier la législation régissant la santé et les services sociaux afin d’y intégrer une obligation de sécurisation culturelle pour la population autochtone; l’intention pourrait être de veiller à ce que le système de santé et les personnes qui y travaillent traitent les Autochtones de manière respectueuse et appropriée sur le plan culturel[13]. La Commission propose comme principes clés de « reconnaître le statut particulier des Premières Nations et des Inuit » et de « favoriser l’autodétermination »[14] des peuples autochtones.

L’autodétermination des Autochtones devrait inclure un rôle dans la gouvernance des systèmes de santé publique et la capacité de fournir et de gérer les services de santé dans les communautés et les milieux autochtones.

 Le chef des Cri-e-s de l’Eeyou Istchee Billy Diamond (1949-2010), négociateur et signataire en 1975 de la Convention de la baie James et du Nord québécois, aujourd’hui considérée comme le premier traité moderne au Canada, confiait que son père lui avait dit : « Dirige en te servant de la loi de l’homme blanc […] et fais reconnaître nos droits ». Le droit des Autochtones à la santé peut être affirmé et mis en œuvre, en contexte canadien et québécois, en utilisant la loi de l’homme blanc et des principes tels que l’équité et l’égalité des résultats pour tous les citoyen-ne-s dans les sociétés démocratiques. Espérons qu’il ne faudra pas trop de générations encore pour restaurer la santé et le bien-être dont les peuples autochtones ont été dépossédés.


[1] https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/const/page-16.html#docCont

[2] Ibid.

[3] http://caid.ca/EskDec1939.pdf

[4] Daniels v. Canada, [2016] 1 S.C.R. 99

[5] https://laws-lois.justice.gc.ca/eng/acts/i-5/page-12.html#h-33272 ; https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/i-5/page-12.html

[6] https://www.afn.ca/uploads/files/fnhta_final.pdf

[7] http://www.trcm.ca/wpcontent/uploads/PDFsTreaties/Treaty%206%20Text%20and%20Adhesions.pdf

[8] https://www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents/DRIPS_en.pdf ; https://www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents/DRIPS_fr.pdf

[9] http://data2.archives.ca/e/e448/e011188230-03.pdf, p. 102.

[10] Ibid, p. 206, c’est nous qui soulignons.

[11] https://nctr.ca/fr/assets/reports/Final%20Reports/Honorer_la_v%C3%A9rit%C3%A9_r%C3%A9concilier_pour_l%E2%80%99avenir.pdf, p. 167

[12] https://www.cerp.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_clients/Rapport/Rapport_pdf/, p. 215.

[13] Ibid., p. 394.


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