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Julie Beauchamp, PhD, sexologie
Line Chamberland, PhD, professeure, département de sexologie, Université du Québec à Montréal (UQAM), Titulaire de la Chaire de recherche sur l’homophobie
Marie-Ève Manseau-Young, Maitrise, travail social
Remettre en question les idées reçues sur le sexe, le genre, l’orientation sexuelle et l’identité afin de pouvoir mettre en lumière la diversité sexuelle et la pluralité des genres est un enjeu de fond dans les études portant sur et avec les personnes aînées lesbiennes, gaies, bisexuelles et trans (LGBT). Sandberg et Marshall mobilisent les théories queer, féministes et la crip theory pour sortir de la binarité du vieillissement conçu comme réussi/échoué et mettre en lumière la diversité des vieillissements si l’on veut combattre les inégalités sociales :
« Aborder les vieillissements dans une perspective queer signifie imaginer activement des vieillissements radicalement dissemblables qui peuvent faire place à la différence et questionner la normativité et les inégalités structurelles. Le plus important : cela n’est pas qu’un exercice d’imagination[1]. » (traduction libre, p. 11).
Remettre en question l’hétérosexualité comme norme dominante chez les personnes aîné-e-s
Le concept d’hétéronormativité désigne un ensemble de présomptions selon lesquelles le sexe biologique (femelle/mâle), l’identité de genre (femme/homme), l’expression de genre (féminité/masculinité), les rôles sociaux (p. ex. maternité/paternité) et les désirs sexuels (envers l’autre sexe) correspondent à des catégories nettement délimitées et mutuellement exclusives, dont l’alignement obéirait à une cohérence naturelle, ancrée dans une complémentarité biologique, fondant ainsi l’hétérosexualité comme une norme universelle et un style de vie supérieur. L’approche queer remet en question ces catégories identitaires de même que les binarités sexuelles et de genre dont la hiérarchie est reproduite indéfiniment dans la reconduction de l’hétérosexualité comme norme dominante. Or, la plupart des études sur le vieillissement réussi et des représentations du bonheur dans le troisième âge reposent sur de tels postulats, confinant ainsi les personnes LGBT à l’invisibilité ou les renvoyant constamment dans la marginalité.
L’approche queer et inégalités sociales
Une approche queer pour l’étude des vieillissements des aîné-e-s LGBT s’avère donc une voie à privilégier afin de mettre en exergue les inégalités sociales s’inscrivant à travers les normes hétéronormatives, hétérosexistes et âgistes et d’analyser les impacts des expériences de discrimination qui ont marqué les vies des aîné-e-s LGBT, leur identité sociale, leur vie intime et leur rapport avec les institutions[2].
Par exemple, la notion de temps queer (queer time) mise de l’avant par Halberstam[3] et reprise par Fabbre[4] propose une temporalité qui diffère de la séquence normalisée des grandes étapes de la vie et met en lumière la possibilité d’une vie qui n’est pas scénarisée de manière conventionnelle (parentalité, grand-parentalité, héritage familial). Pensons à des couples homosexuels qui acquièrent la possibilité de cohabiter ou de se marier pour la première fois tard dans leur vie ou à des personnes trans qui souhaitent affirmer leur genre d’identification à un âge avancé, parfois après une vie familiale accomplie.
L’approche queer permet de ne pas ignorer ou dévaluer d’emblée ces temporalités alternatives.
Au Québec, les personnes aînées LGBT ont vécu dans une société en constante mouvance. Elles ont connu la discrimination systémique et, pour les plus âgées, la criminalisation de leurs comportements, pour ensuite acquérir des droits sur le plan juridique, notamment l’interdiction de la discrimination en raison de leur orientation sexuelle et la reconnaissance progressive de leurs réalités conjugales et familiales. Pour les personnes trans, la protection juridique est très récente[5]. Les communautés LGBT ont donné voix aux revendications des personnes issues de la diversité sexuelle et de genre, ce qui a mené à des changements politiques et sociaux en profondeur que plusieurs d’entre elles n’avaient pas anticipés[6].
Leur parcours de vie confrontée à la discrimination
Il demeure qu’une bonne partie des personnes aînées LGBT ont été confrontées à la discrimination, ou en ont été témoin, pendant leur parcours de vie, ce qui vient expliquer, pour certaines, leurs craintes d’être à nouveau stigmatisées et contribue ainsi à leur invisibilité sociale. La non-acceptation de leurs vécus et de leurs identités peut avoir influencé leurs relations avec la famille d’origine, les incitant à s’en éloigner et à se créer plutôt une famille de choix composée diversement : conjoint-e ou ex-conjoint-e, ami-e-s membres de la famille d’origine qui les acceptent. Dans l’ensemble, les personnes aînées LGBT sont considérées être plus à risque de se retrouver dans des situations d’isolement social avec l’avancée en âge, comme le suggère le rapport de Beaulieu et al., Isolement social des aînés : regard spécifique sur la communauté LGBTQ au Canada[7], qui propose des actions, des outils et des ressources pour renforcer les liens sociaux afin de remédier à cette situation.
Par ailleurs, pour les personnes LGBT, l’acceptation de leur différence sur le plan de la sexualité ou du genre, leur manière de gérer leur orientation sexuelle ou leur identité de genre en la divulguant ou non selon les lieux et les contextes, leur réaction face à une divulgation par un tiers ainsi que leurs expériences passées de stigmatisation directe ou indirecte peuvent contribuer à structurer différemment le soutien social et communautaire qu’elles peuvent anticiper ou dont elles peuvent bénéficier.
L’accessibilité ou la disponibilité d’espaces inclusifs demeure donc encore aujourd’hui un enjeu important pour les personnes aînées LGBT afin de favoriser et de soutenir leur participation sociale.
Pour des milieux de vie conformes à leurs besoins
Des études ont documenté les expériences des aîné-e-s LGBT au sein des services de santé ainsi que leurs perceptions des ressources résidentielles[8]. Des constats convergents en ressortent, dont l’importance de la prise en compte de ces aîné-e-s dans l’adaptation des services offerts, la crainte de devoir retourner dans le placard chez les personnes homosexuelles et bisexuelles, et celle de subir des mauvais traitements chez les personnes trans. De plus, la reconnaissance des familles de choix dans le prendre soin des aîné-e-s LGBT est aussi une question qu’il faut aborder et mettre de l’avant dans les services, en vue de soutenir le réseau d’entraide existant malgré sa composition moins traditionnelle. Finalement, des recherches sur les aîné-e-s LGBT ont aussi illustré leur parcours de résilience face aux difficultés rencontrées, qui s’avère également être l’expression des forces adaptatives développées au cours de leurs vies[9].
Des vieillissements aux multiples couleurs de l’arc-en-ciel
Une approche queer des vieillissements permet d’explorer la multiplicité des identités et de mettre en lumière les expériences positives des aîné-e-s LGBT, même et surtout lorsque celles-ci déconstruisent les stéréotypes âgistes et s’écartent des modèles hétéronormatifs. Les avancées sociales qui ont eu lieu doivent servir de catalyseur pour amener un changement de paradigme dans les attitudes, les comportements, les discours et les perceptions quant aux vieillissements des aîné-e-s issus de la diversité sexuelle et de la pluralité des genres. Il s’agit d’un côté de déstructurer les binarités de genre, de sexualité et d’âge (jeune/vieux-vieille) et de l’autre de prendre véritablement en compte les réalités actuelles et futures des aîné-e-s LGBT afin d’imaginer des vieillissements aux multiples couleurs de l’arc-en-ciel.
Références
[1] L. J. SANDBERG et B.L. MARSHALL, Queering Aging Futures, Societies, 7(3), 2017, p. 1-11.
[2] V. D. FABBRE, Gender transitions in later life: the significance of time in queer aging, Journal of Gerontological Social Work, 57(2-4), 2014, p. 161–175. V.D. FABBRE, Gender Transitions in Later Life: A Queer Perspective on Successful Aging, The Gerontologist, 55(1), 2015, p. 144–153.
- [3] HALBERSTAM, In a Queer Time and Place: Transgender Bodies, Subcultural Lives, New York University Press, New York, 2005.
[4] Op.cit., V.D., FABBRE, 2014.
[5] Dossier LGBT – Où en sommes-nous? Le Journal du Barreau, oct. 2017, p. 34-50. http://journalweb.barreau.qc.ca
[6] L. CHAMBERLAND et al., « L’accès à l’égalité des personnes LGBT » dans Francine Saillant et Ève Lamoureux (dir.), InterReconnaissance. La mémoire des droits dans le milieu communautaire au Québec, PUL, Québec, 2018.
[7] M. BEAULIEU et al., Isolement social des aînés : regard spécifique sur la communauté LGBTQ au Canada, Rapport produit pour le Comité Fédéral-provincial et Territorial des ministres responsables des aînés au Canada, 2018, 40 p.
[8] Op. cit., S. BROTMAN et al., 2003; op cit., L. CHAMBERLAND et al., 2016; op. cit., T. SUSSMAN et al., 2018; Supporting Lesbian, Gay, Bisexual, & Transgender Inclusivity in Long-Term Care Homes: A Canadian Perspective. Canadian Journal on Aging / La Revue canadienne du vieillissement, 37(2), p. 121–132.
[9] J. BEAUCHAMP, op. cit., 2018; K.I. FREDERIKSEN-GOLDEN et al., The aging and health report: Disparities and resilience among lesbian, gay, bisexual, and transgender older adults, Institute for Multigenerational Health, Seatle, 2011.