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Revue Droits et libertés, printemps / été 2022
Delphine Gauthier-Boiteau, avocate criminaliste et candidate à la maîtrise en droit et société à l’UQÀM
Tandis que les Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft (GAFAM1) aimeraient se passer de toute réglementation et de cadre juridique et qu’ils défient constamment l’autorité des États, Alain Saulnier nous incite ici à prendre part à une mobilisation et une action collective pour faire face à ces entreprises privées. Dans ce plaidoyer pour le bien commun et la responsabilisation des instances concernées, l’auteur nous force à comprendre le caractère transversal de la menace que représentent ces géants.
Cet essai fouillé et percutant rend compréhensibles plusieurs des enjeux soulevés par la prolifération et l’accroissement des géants numériques, et il illustre la mesure de l’influence de ceux-ci sur les différentes sphères de notre société qu’ils traversent. Plus particulièrement, Alain Saulnier y appelle à une prise de conscience et à une mobilisation collective vis-à-vis des GAFAM, lesquelles s’avèrent nécessaires pour forcer une responsabilisation et une prise d’action concrète des structures gouvernementales. Force est de constater que sans l’implication de ces organisations, il parait illusoire de penser rétablir le rapport de pouvoir foncièrement inégal qui caractérise notre relation avec ces géants.
Il importe donc notamment que nos gouvernant-e-s actualisent les conditions règlementaires dans lesquelles nous permettons à ces entreprises d’évoluer, ce qui implique a priori de reconnaître ces géants numériques pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire une menace transversale et face à laquelle nous nous trouvons en situation de dépendance (laquelle n’a pu que s’accentuer et se cristalliser par la pandémie de la COVID-19).
D’abord, le libéralisme et le laisser-faire qui caractérisent la posture de plusieurs États (sinon tous) à travers le monde permettent à ces superpuissances de cumuler une richesse inégalée dans l’Histoire, tout en bénéficiant d’évitement fiscal et de taux d’imposition dérisoires. L’auteur illustre ainsi comment ces géants en viennent à représenter une menace au rôle et à la définition de l’État, alors que la mondialisation numérique emporte une interdépendance économique, culturelle et sociale à la fois inégalée et inégalitaire (sur le plan de la souveraineté des États qui peut en découler).
En outre, l’impérialisme américain véhiculé par le biais de ces plateformes numériques porte aussi atteinte à notre spécificité et à notre patrimoine culturel, tandis que les artistes et le contenu culturel francophones et/ou issus des Premières Nations ou métis occupent une place bien réduite dans l’espace culturel et parmi l’offre de contenu mise de l’avant par ces géants.
L’auteur illustre ainsi comment ces géants en viennent à représenter une menace au rôle et à la définition de l’État, alors que la mondialisation numérique emporte une interdépendance économique, culturelle et sociale à la fois inégalée et inégalitaire (sur le plan de la souveraineté des États qui peut en découler).
Tout cela s’accompagne de la difficulté des médias traditionnels à offrir des plateformes ou une offre de contenus comparables, notamment en raison du retard à agir qu’accuse le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications (CRTC), du caractère vétuste de Loi sur la radiodiffusion et de la Loi sur les droits d’auteur, qui se révèle dépassé par l’avènement desdites plateformes2. Alors que d’une part, ces nouveaux médias peuvent agir sans grande contrainte, d’autre part, les médias traditionnels (notamment locaux et/ ou publics) ne peuvent que pâtir de cet indubitable laisser-faire. Par ailleurs, il va sans dire que l’importance d’agir est redoublée, tandis que la désinformation et la propagation de fausses nouvelles par ces plateformes n’ont jamais été aussi visibles que dans le contexte de la pandémie que nous traversons. Pour l’auteur, il importe de repenser la forme des médias et de recentrer la mission de ces derniers qui doivent « se démarquer de la désinformation » ambiante, notamment par des pratiques de gouvernance transparentes et l’indépendance journalistique.
Ensuite, contrairement à ce que l’on pourrait penser, plateforme numérique ou virtuelle ne rime pas avec faible empreinte écologique et à ce titre les GAFAM (tant les installations que les structures sur lesquelles ils reposent) représentent une véritable catastrophe sur le plan écologique alors qu’internet est en voie de devenir la première source mondiale de pollution et que le numérique consomme pas moins de 10 à 15% de l’électricité mondiale.
Et enfin, si les enjeux de surveillance, de collecte et de monétisation des données personnelles des utilisatrices et utilisateurs des plateformes participent à un capitalisme de surveillance3 qui devrait tous nous inquiéter, il appert, au passage, pertinent de mentionner que les personnes judiciarisées (notamment en matières criminelle et carcérale, mais pas uniquement) sont dorénavant exposées à un système judiciaire qui mobilise de plus en plus, et à différents niveaux, ces plateformes et les outils qui en découlent ou qui s’y rapportent4.
Le déséquilibre de pouvoir à l’œuvre ne pourra être rétabli que si les gouvernements et les gouvernant-e-s mettent un terme à leur complaisance, adaptent leurs pratiques et réagissent promptement aux développements de ces géants. Seules une action concertée et la mobilisation d’acteurs sur le plan international permettront d’opposer une résistance efficace à ces forces hégémoniques.
Ce plaidoyer pour le bien commun et la mobilisation des instances concernées permet également de saisir l’ampleur de la menace actuelle, mais aussi de celle qui se profile à l’horizon. Alors qu’Amazon s’infiltre maintenant dans nos universités, qu’il contracte avec le gouvernement du Québec et que les partis politiques ont recours à nos données personnelles (fournies par ces plateformes) pour influencer les élections, il devient tous les jours un peu plus urgent d’opposer une résistance à ces géants numériques pour lesquels, comme le dit Saulnier, l’univers est à conquérir et les frontières n’existent pas.
Seules une action concertée et la mobilisation d’acteurs sur le plan international permettront d’opposer une résistance efficace à ces forces hégémoniques.
Trop peu de personnes semblent saisir l’ampleur des maux et travers suscités par ces plateformes et leur influence grandissante. Cela laisse à penser que notre relation le plus souvent volontaire et de consommation vis-à-vis des services que nous offrent ces entreprises (et qui nous lient à celles-ci) peut expliquer qu’une forme de dissonance cognitive émerge de ce rapport. La contribution à la fois déconcertante et nécessaire proposée par cet ouvrage nous incitera, il faut l’espérer, à rompre de telles attaches.
- L’acronyme GAFAM renvoie à Google-Apple-Facebook-Amazon-Microsoft, mais l’auteur renvoie dans cet ouvrage à plusieurs autres plateformes, notamment à YouTube, Netflix, Alphabet, Disney +, etc.
- À la suite de l’élection fédérale de 2021, le Gouvernement du Canada a repris l’engagement de faire adopter une Loi modifiant la Loi sur la diffusion et d’autres conséquences.
- Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Honfleur, Zulma Essais, 2019.
- On peut penser à l’emploi de la visioconférence par les tribunaux judiciaires qui est beaucoup plus largement répandu depuis la pandémie, mais aussi aux liens qui existent entre différents outils qui émanent de la collecte de données personnelles et la justice actuarielle (Bernard E. Harcourt, Against prediction : profiling, policing and punishing in an actuarial age, The University of Chicago Press, 2007)