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Lucie Lamarche, avocate et professeure
Département des Sciences juridiques, UQAM
2e vice-présidente, Ligue des droits et libertés
Alors que l’on tourne la page du calendrier pour entamer la nouvelle année 2018, la revue Droits et Libertés choisit de consacrer le présent numéro au discours sur les droits humains. Pourquoi discourir sur les droits humains alors que s’accumulent les violations de ceux-ci? N’aurait-on pas mieux à faire? Selon le dictionnaire Larousse, le mot discours évoque notamment l’ensemble de développements oratoires issus d’une théorie ou d’une doctrine. Est-ce sur cette acception du terme que repose ce numéro de la Revue? En partie… Car il est vrai que l’affirmation des droits humains, voire leur déclinaison, réfère à l’universel de l’humain tout autant qu’à sa dignité. La Ligue des droits et libertés espère toutefois plus du registre lexical des droits. Car les droits ne tombent pas du ciel de la Loi. Ils se revendiquent, s’exigent et s’affranchissent du pouvoir, en dépit des pourtours souvent flous de leur énonciation. Plus encore, c’est en société, ou en faisant société, que s’organisent de telles revendications. Les sociétés politiques, aux humeurs changeantes, ne constituent donc pas une menace aux droits non plus qu’elles ne mettent à risque les détentrices et détenteurs de droits. Car c’est en société et à force de revendications et d’interprétations que se définissent les droits ou qu’ils sont niés ou grignotés. La société peut donc le meilleur et le pire pour le respect des droits humains.
Se pencher sur le discours des droits humains, c’est donc reconnaître, d’une part, le processus de re-façonnement constant dont ils sont l’objet à l’aune des rapports de pouvoirs et, d’autre part, les menaces qui guettent au carrefour du politique ce nécessaire projet. Les droits énoncés, tant dans les instruments internationaux que domestiques ou nationaux, ne sont pas des droits donnés. Et pour cette raison, ils n’échappent pas aux forces ambiantes : le néolibéralisme, la xénophobie, le sexisme, le racisme, le néocolonialisme, pour ne nommer que celles-ci. Ce n’est pas pour rien que se multiplient les déclinaisons des revendications de justice sociale. On parle dorénavant, par exemple, d’éco-justice ou de justice alimentaire.
Certes, les États nations ont toujours servi leurs intérêts à la table onusienne des droits humains. On a ainsi opposé l’Ouest à l’Est, puis le Nord au Sud. En relations internationales, on a choisi à la carte quels droits distingueraient une politique. S’agirait-il de la liberté de religion ou encore des droits des communautés LBGT? Que dire enfin des incessantes hésitations concernant le droit des femmes à la santé reproductive? Il n’en faut pas plus pour alimenter le cynisme de certain-e-s.
Mais les États nations ne sont pas les seuls maîtres du jeu. Et de plus en plus, c’est parce que toute personne a droit …, qu’elles s’organisent, au prix parfois d’une inadmissible répression, pour revendiquer leurs droits. Les droits humains sont donc les droits des humains. Encore faut-il exiger des États qu’ils les protègent et qu’ils les garantissent.
Ce numéro de la revue Droits et libertés souhaite donc s’attarder aux différents mouvements discursifs qui mobilisent les droits humains dans le contexte politique contemporain. Nous identifions quatre temps du discours, lesquels sont différemment illustrés dans ce numéro. Tantôt, le discours et la lutte exigeront plus du cadre de référence de ces droits. À d’autres moments, ils opposeront facticement les droits à des fins politiques et idéologiques et brandiront les conflits de droits qui seraient à la source de l’énonciation de ceux-ci. Ensuite, souvent, le discours mobilisera l’essentielle lutte collective en faveur des droits. Enfin, le cadre de référence des droits humains sera évoqué afin de donner du sens aux nombreuses politiques publiques qui évoluent en marge ou contre les exigences des droits humains. Attardons-nous brièvement à chaque temps du discours.
A l’heure ou émergent de nombreux regroupements de la société civile dont la mission est thématique, il ne faut pas s’étonner du fait que chacun souhaite voir explicitement reconnu son droit de référence. Cela fera dire à certains que l’inflation des droits vide ceux-ci de leur sens premier : la dignité, l’égalité et la sécurité humaine. Certes, une énonciation mieux nourrie des droits humains ne se fait pas sans risque de contradictions. Toutefois, cette lutte pour l’énonciation plus raffinée au quotidien des droits humains est finalement bénéfique. Elle a le mérite de dire plus finement comment la dignité humaine est violée et d’énumérer des comportements étatiques et non étatiques, qui sont jugés inacceptables. Au mieux, la – lente – reconnaissance d’un droit crée de nouvelles obligations pour ces actrices et acteurs.
Trop souvent, on confond la lutte pour la reconnaissance explicite des dimensions cachées des droits humains avec un mouvement en faveur d’une hiérarchisation des droits. Il y aurait des droits dont la reconnaissance et la réalisation sont plus urgentes que pour d’autres. Toutefois, le principe de l’interdépendance de tous les droits sans discrimination enseigne qu’en dépit des stratégies de lutte, les droits sont indivisibles. Il faut donc distinguer la revendication de visibilité politique fondée sur les droits – laquelle peut laisser une impression de compétition entre groupes – et le principe d’interdépendance de tous les droits humains.
Ce principe est fondamental à l’heure où s’opposent, dans des sociétés ou s’accroissent les écarts entre les riches et les moins nantis, les luttes pour la redistribution et celles pour la reconnaissance. Nous empruntons ce schéma d’analyse à Nancy Fraser. Car la reconnaissance (le principe d’égalité) et la redistribution (le principe de justice sociale) ne sont pas moins interdépendants que les droits eux-mêmes. C’est pourquoi il est impossible de dissocier dans la lutte pour les droits l’individu de sa société.
Le deuxième élément discursif sur les droits identifié dans ce numéro concerne les apparents conflits de droits. Ici, ce sont plutôt, toujours en apparence, des libertés individuelles que l’on met en opposition : la liberté de religion, d’association, d’expression, par exemple. En brandissant sa liberté (de croire ou de ne pas croire, de dire ou de ne pas dire), on dénonce la tyrannie du groupe. Ou, à l’inverse, on bafoue les croyances profondes de certains individus au nom des valeurs collectives. Ce double mouvement de mal-cadrage escamote habilement un élément fondamental : personne n’est qu’une croyance ou une parole et chaque humain est un humain situé. Ainsi, et parce que tous les droits humains sont interdépendants et indivisibles, l’analyse des pseudo conflits de droits ne peut faire l’économie des vulnérabilités et des discriminations, voire des violences, subies par les membres du groupe que l’on tente de bâillonner au nom des droits.
Ces mésusages des droits humains font l’objet de nécessaires arbitrages judiciaires. Pour reprendre les propos de Christian Nadeau, « les droits se protègent ainsi les uns les autres » par le truchement des institutions du droit. Mais pas seulement. Car si les droits sont une finalité fixée dans le droit, ils sont aussi un moyen de dialogue social, lequel ne se fait pas toujours sans heurt. Comme le dit si bien Lampron, « les droits humains représentent un contre-pouvoir » là où le discours du plus fort –voire du groupe dominant ou nostalgique de sa domination -tente de l’emporter par la force rhétorique et par l’intimidation.
Le troisième élément discursif que révèle la réflexion proposée dans ce numéro de la Revue concerne directement le besoin d’engagement collectif pour et au nom des droits humains. Quelques auteur-e-s et interviewé-e-s expliquent avec force qu’il faut lutter contre la distance qui trop souvent sépare la détentrice ou le détenteur de droits qui s’ignore du discours juridique des droits. Pourtant, nous rappelle-t-on, l’engagement pour les droits humains et l’éducation aux droits humains transforme la lecture que les plus vulnérables et les exclu-e-s font du social qui les accable. On connait bien la théorie de l’empowerment par les droits. Mais on mesure rarement les politiques publiques à l’aune des étiquettes stigmatisantes qui affublent les citoyen-ne-s les plus vulnérables.
La gouvernance néolibérale est une gestionnaire de risques : à chaque risque son étiquette et à chaque étiquette son silo de solutions. Qu’il s’agisse de violence faite aux femmes, d’itinérance, de santé mentale, de lutte contre la pauvreté ou de décrochage scolaire, l’État et la société civile s’emploient à la recherche de stratégies de contrôle du risque que représentent selon eux ces populations.
Le cadrage des droits humains propose une autre lecture. Non pas que l’accompagnement soit une tare, au contraire. Mais la soumission des politiques publiques à une analyse d’impact selon les droits humains transforme ces politiques, tant sur le plan procédural que substantif. Ce n’est plus que le risque identifié qu’il faut gérer, mais bien l’ensemble des droits des populations concernées qu’il faut garantir et promouvoir, y compris celui d’être consultées et de participer à la recherche de solutions.
Ainsi, c’est toute une société qui accompagne dans la dignité les populations vulnérables et non seulement les expert-e-s. Le cadrage des droits humains et de ses exigences agit donc tout autant sur la distribution des ressources que sur la revendication identitaire et sur la reconnaissance de l’exclusion.
Le dernier élément à la clé de l’exploration du discours sur les droits humains met en évidence la nature dissociative de l’action étatique et para-étatique. Certains enjeux de politiques publiques sont susceptibles de porter atteinte directement aux libertés fondamentales. Pensons par exemple à la sécurité nationale, au droit criminel, au droit de manifester ou au contrôle migratoire. L’état, si répressif soit-il, est le premier à le reconnaître puisqu’il se fendra de motifs supérieurs qui légitimisent les atteintes aux droits. Il en ira différemment des droits économiques et sociaux, puisque dans ce dernier cas, les politiques publiques (en logement, en éducation, en formation professionnelle, etc.) ne sont que rarement soumises à une analyse de droits humains; et que dire des droits culturels… L’État impose donc son propre discours des droits humains lequel ne reconnaît pas les principes de l’interdépendance et de l’indivisibilité des droits.
C’est donc la société et les associations non gouvernementales qui exigent que la discussion sur le logement, l’éducation, l’alimentation ou l’environnement soit perçue comme un enjeu de droits et ce, en sus de la composante discriminatoire des politiques publiques. Ironiquement, lorsqu’elles revendiquent ces droits, ces associations font l’objet de nombreuses atteintes à leur liberté fondamentale de manifester collectivement et de revendiquer dans la rue.
L’État maître du jeu? Beaucoup moins lorsque réussit à s’imposer un discours interdépendant des droits humains.
Contrairement donc à ce que propose le dictionnaire Larousse, le discours sur les droits humains est plus qu’une doctrine. Évidemment, diront les juristes, puisqu’il s’agit de droits et de normes juridiques. Pour la Ligue des droits et libertés toutefois, le discours des droits humains, flottant, mouvant, évolutif et souvent conflictuel, porte la condition du vivre ensemble. C’est le discours raisonné de l’action démocratique et collective dans la rue, dans le quartier et au travail.
Les tribunaux ont un rôle important à jouer. D’où l’enjeu de l’accès à la justice. Mais ce rôle est loin d’être exclusif.
Le recul historique permet de douter de cette affirmation. D’une part, les États, encore maîtres du jeu sur la scène internationale, instrumentalisent les droits humains. D’autre part, certains individus le font aussi en se défendant, par nécessité ou par idéologie, d’appartenir à une société. Cette attitude peut même être encouragée par une politique qui s’attaque au lien social.
La Ligue des droits et libertés promeut toutefois une vision politique et collective des droits humains et de tous les droits humains. Tous et chacun des articles présentés dans ce numéro de la Revue illustrent une trajectoire internationale ou locale du vivre ensemble et du lien social et démontrent qu’au-delà de la doctrine, les droits humains sont un moteur et une condition de l’action démocratique.