Profilage racial : au-delà de l’échec des solutions du passé

Le profilage racial persiste à Montréal. Pour y mettre fin, il faut des actions audacieuses réclamées par les organisations noires et antiracistes depuis plus de 40 ans, mais qui ont été ignorées par la Ville jusqu’à maintenant.

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Ted Rutland, professeur agrégé
Département de géographie, urbanisme et environnement, Université Concordia

La lutte contre le profilage racial à Montréal a une longue histoire. On ne s’en douterait pas, cependant, en écoutant le débat sur le profilage par les élu-e-s montréalais.

Dès les années 1970, plusieurs manifestations du profilage racial – dont la surveillance raciste, le harcèlement, les interpellations sans motif, l’abus physique et les meurtres – ont été contestées dans la rue et vivement débattues à l’hôtel de ville. Au cours des quatre décennies qui ont suivi, une série de mesures visant à lutter contre le profilage racial ont été proposées et une partie de ces mesures ont été mises en œuvre. Étudier cette longue histoire, surtout ses réalisations et ses limites, est essentiel pour s’attaquer au profilage racial aujourd’hui. Cette histoire montre, entre autres, pourquoi l’actuel Plan d’action contre le profilage de la Ville de Montréal[1], publié en décembre 2018, a peu de chance de réduire, et encore moins d’éliminer, les pratiques policières dangereuses et violentes à l’endroit des personnes racisées.

Un premier rapport en 1979

Le premier rapport important sur le profilage racial à Montréal était un mémoire de 1979 présenté au Conseil de sécurité publique (le précurseur de la Commission de la sécurité publique d’aujourd’hui) par le Negro Community Centre (NCC). Dans son mémoire, le NCC décriait une série d’actions racistes subies par les personnes noires de Montréal, tels que le harcèlement verbal, les interpellations par la police sans motif, les abus physiques et, dans les cas ou les victimes contestaient les gestes racistes de la police, la mise en accusation de ces personnes pour avoir troublé la paix, entravé le travail de la police ou exercé des voies de fait contre un-e agent-e de police. Ce mémoire, en plus de sa description des abus policiers, est intéressant aussi pour ses revendications, qui incluaient la formation des agent-e-s de police sur les réalités sociales noires, l’embauche de plus d’agent-e-s racisés et la mise en place de mécanismes de communication permanents entre la police et les minorités ethniques.

Les revendications du NCC ont été ignorées par le Conseil de sécurité publique à l’époque, mais les années suivantes, elles ont soulevé plus d’intérêt auprès de ce Conseil. Avant qu’elles ne puissent être mises en œuvre, cependant, d’autres revendications ont suscité l’adhésion des milieux militants et parfois même de l’hôtel de ville. Une intervention policière particulièrement brutale contre un groupe de jeunes haïtien-ne-s dans un parc de Rosemont en juin 1979 a provoqué un large débat sur le racisme policier et sur les façons de l’éliminer.

Un groupe appelé le Comité du 20 juin, dont les membres comprenaient des organisations de la communauté haïtienne et la Ligue des droits et des libertés, a vite été mis sur pied afin de réclamer justice pour les victimes de l’intervention policière et pour exiger des réformes substantielles des pratiques policières.

Deux des mesures discutées par le Comité (jamais officiellement revendiquées) étaient de soumettre la police à un contrôle civil et de limiter son pouvoir discrétionnaire, en organisant des groupes d’autodéfense à l’image du Black Panther Party.

Cinq catégories de réforme

Ces deux propositions du Comité du 20 juin s’ajoutaient aux trois propositions du NCC afin de fournir le cadre de cinq catégories de réforme policière – cadre dans lequel les principales propositions de réforme des années suivantes peuvent être intégrées. Ces catégories de réformes sont :

1) la formation multiculturelle de la police ;

2) la promotion de la diversité raciale et ethnique dans l’embauche des agent-e-s de police ;

3) le dialogue police-communauté ;

4) la réforme de la déontologie et de la discipline policières ;

5) la réduction du pouvoir et de la discrétion de la police.

Les trois premières sont évidemment plus modestes que les deux dernières. Sans surprise, elles sont les seules à avoir été acceptées et mises en œuvre par la Ville au cours des quatre décennies de lutte contre le profilage racial.

Les actions visant à diminuer  le profilage racial dans la police de Montréal ont connu leurs heures de gloire entre 1985 et 1991. Les réformes obtenues pendant cette période ont été introduites grâce au militantisme des organisations noires et antiracistes, ainsi qu’à l’élection de conseiller-ère-s municipaux de gauche sous la bannière du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM). En 1985, le Service de police a mis en place une politique de relations avec la communauté, qui a créé de nouveaux programmes de dialogue permanent entre la police et les communautés racisées. L’année suivante, la police a lancé un programme de formation de deux jours sur les « réalités multiculturelles », un programme qui a été suivi par les 4 987 policier-ère-s du Service entre 1986 et 1988. En 1991, enfin, la police a introduit un programme d’accès à l’égalité. Le nouveau programme, qui faisait suite à plusieurs tentatives plus modestes et inefficaces visant à renforcer la représentation des minorités ethniques et raciales au sein du Service, a établi des objectifs précis d’effectif. En 2001, la police devait comprendre 5,87 % de personnes racisées.

Une période marquée par des violences policières

Cette période, qui se distingue par ces avancées, est également marquée par le niveau de violence et de harcèlement policiers vécu par les personnes noires de Montréal. Anthony Griffin, un homme de 19 ans non armé, a été tué par la police en 1987 alors que la formation des policier-ère-s aux « réalités multiculturelles » était en cours. Preslie Leslie et Marcellus François, deux autres hommes noirs, ont été tués par la police en 1990 et 1991, tandis que trois policiers notoirement brutaux et racistes ont mené une campagne de terreur et de violence contre les résident-e-s noirs de la Petite-Bourgogne entre 1989 et 1993. La persistance de la violence policière au cours de cette période, malgré les nouveaux programmes antiracistes, a certainement affecté les organisations noires, qui ont suspendu leur participation à des programmes de collaboration police-communauté pour une durée indéterminée après l’acquittement de l’assassin de Griffin en février 1988. Toutefois, ces actions n’ont pas beaucoup modifié le point de vue de la Ville quant aux changements qui devaient être faits au sein de la police.

Réforme partielle du système de déontologie policière

L’autre changement réalisé au cours de cette période a été un ensemble de modifications apportées à la déontologie policière.

Ces changements, dont beaucoup étaient revendiqués dès les années 1970, ont été mis en œuvre par le gouvernement du Québec dans deux 90lois, l’une en 1988 et l’autre en 1990[2]. Le système de déontologie, jusqu’à ces changements, était presque entièrement contrôlé par la police. Il lui appartenait d’enquêter sur les plaintes de citoyen-ne-s et un tribunal composé entièrement d’agent-e-s de police décidait de sanctionner ou non un-e agent-e accusé. Dans le nouveau système, la plupart des plaintes faisaient l’objet d’une enquête par une équipe indépendante (composée d’anciens policier-ère-s au lieu d’agent-e-s en service) et les décisions concernant les plaintes était prises par un tribunal de trois personnes, dont un seul membre pouvait être un policier-ère (ancien ou actif).

Les changements apportés à la déontologie policière, bien que positifs, étaient bien en deçà des exigences des citoyen-ne-s.

On reprochait au ministre de la Justice du Québec, Herbert Marx, de donner une voix plus importante aux syndicats de policier-ère-s dans la rédaction de la réforme qu’à la Ville de Montréal ou aux organisations qui luttaient contre les abus policiers. Peut-être parce que les changements étaient trop minimes, les choses ne se sont pas améliorées dans le domaine de la déontologie policière. Au cours des cinq premières années du nouveau système, seulement 1,5 % des plaintes de citoyen-ne-s ont abouti à une sanction quelconque contre l’agent-e incriminé. Dans l’ancien système, environ 10 % des plaintes entraînaient des sanctions. De plus, parmi les nombreuses plaintes déposées contre des policier-ère-s racistes de la Petite-Bourgogne, une seule a résulté en une sanction : une suspension de cinq jours.

Des résultats décevants

Le système de déontologie est réformé, mais l’impunité de la police reste intacte.

Les résultats de ces réformes sont décevants. La formation multiculturelle et le dialogue police-communauté sont introduits, mais le harcèlement et la violence racistes continuent. Le programme d’accès à l’égalité, quant à lui, n’a pas atteint son objectif modeste de 5,87 % policier-ère-s racisés en 2001. Cet objectif ne sera atteint qu’en 2009, alors que le pourcentage de personnes racisées à Montréal avait augmenté dans une mesure telle que l’objectif établi en 1991 était devenu encore moins adéquat.

Ce qui est plus décevant que ces résultats, cependant, c’est l’incapacité de la Ville de Montréal de comprendre leur signification. Il est clair que les réformes limitées introduites dans les années 1980 n’ont pas réduit, et encore moins éliminé, le profilage racial. Et pourtant, ce sont précisément ces réformes limitées qui continuent d’être présentées comme le moyen de le combattre.

Le dernier Plan d’action de la Ville sur le profilage racial, introduit en 2018, a été décrit par le Président de la Commission de la sécurité publique, Alex Norris, comme « le plan le plus ambitieux et le plus profond de l’histoire de la Ville ». Il n’en est rien.

Les mesures incluses dans le plan sont en grande partie des versions diluées des mesures mises en œuvre entre 1985 et 1991, mesures qui n’ont rien fait pour supprimer le profilage racial.

La lutte se poursuit aujourd’hui. Pour qu’elle soit gagnée, la portée des réformes doit être radicalement élargie. Les réformes les plus ambitieuses revendiquées depuis longtemps par les organisations noires et antiracistes de Montréal doivent être prises en compte,  des réformes qui s’attaquent à l’énorme pouvoir, à la discrétion et à l’impunité du Service de police.

Les actions qui reflètent cet esprit incluent :

  • l’élimination des programmes et des unités de police qui ciblent de manière disproportionnée les personnes racisées (par exemple, la lutte contre les gangs de rue et les incivilités) ;
  • la restructuration de la déontologie policière, y compris du nouveau Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), qui continue à appliquer des sanctions en réponse à moins de 2 % des plaintes des citoyen-ne-s ;
  • et la réduction de la taille globale du Service de police, qui est de 34 % plus élevée par résident-e que la moyenne canadienne.

Le profilage racial est un problème enraciné de longue date. Pour y mettre fin, il faut des actions audacieuses qui ont souvent été réclamées par les organisations noires et antiracistes, mais qui ont été ignorées par la Ville jusqu’à maintenant. Les solutions existent, il faut écouter celles et ceux qui les exigent depuis des années.

 

[1] SPVM, Plan stratégique pour soutenir le personnel du SPVM en matière de prévention du profilage racial et social 2018-2021, décembre 2018.

[2] Loi 86, chapitre 75 : Loi sur l’organisation policière et modifiant la loi de police et diverses dispositions législatives. (1988) et Loi 68, chapitre 27 : Loi modifiant la Loi sur l’organisation policière et modifiant la Loi de police et diverses dispositions législatives. (1990)

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