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Jonathan Michaud,
candidat au doctorat en relations industrielles
Université de Montréal
Cet article présente les principaux défis et obstacles à l’adéquation entre les droits des travailleuses et travailleurs et de l’environnement. Pour ce faire, il élabore d’abord, à partir de la théorie de la justice, une réflexion sur la persistance des inégalités sociales et environnementales entre les individus sous le capitalisme contemporain. Il propose aussi un court regard empirique sur la possibilité d’une transition socioécologique juste permettant de répondre à la fois aux impératifs des droits sociaux au travail et de la protection des écosystèmes.
Suite à la remise en question de l’utilisation des pesticides par Rachel Carson en 1962[1] et au Rapport du Club de Rome sur les scénarios de la croissance économique et démographique[2], durant plusieurs décennies, des études scientifiques documentent les dérèglements climatiques et leurs effets sur la vie sur Terre. En 1987, le Rapport Brundtland, commandé par l’Organisation des Nations Unies, a finalement mis de l’avant l’idée d’un développement durable prenant en compte à la fois l’économie, l’environnement et le social. Enfin, les États ont eu à leur disposition les fondements scientifiques et théoriques d’un droit de l’environnement respectant aussi les impératifs sociaux, notamment ceux concernant les travailleuses et travailleurs et leurs représentants, les syndicats. Ces éléments essentiels ont permis la signature des Accords internationaux de Rio en 1992. Aujourd’hui, toutefois, les avancées quant à l’équilibre des trois pôles du développement durable semblent mises à mal par la prédominance accordée à l’économie sur les deux autres sphères, à l’origine de certaines inégalités.
Des inégalités persistantes
Il faut référer à la théorie de la justice[3] pour comprendre la persistance de ces inégalités. Pour cette théorie, différents courants se distinguent selon la définition d’inégalités légitimes[4] qui découlent de la manière de concevoir l’égalité. Par exemple, selon que l’on retienne l’égalité des chances ou l’égalité des droits, certaines inégalités plutôt que d’autres apparaissent comme une conséquence normale[5].
Ainsi, la justice environnementale prône l’égalité entre les êtres humains dans leur droit à un environnement de vie sain[6], soit autant une santé physique qu’économique et un accès à l’éducation. Elle est soulevée par les opposant-e-s des communautés autochtones du Canada aux projets de gazoducs, par exemple chez les Wet’suwet’en. Elle légitime simultanément les arguments économiques des partisan-e-s de ces projets, à l’instar des chef-fe-s élus des conseils de bande Wet’suwet’en (par exemple, Dan George de la réserve de Ts’il Kaz Koh ou Karen Ogen-Toews). Celles-ci et ceux-ci ont signé des ententes avec les entreprises afin d’obtenir des fonds pour lutter contre la pauvreté et les besoins en éducation de leur communauté[7]. Cette même justice fonde l’accord historique signé par les Premières Nations de Fort McKay et crie de Mikisew avec Suncor en Alberta en novembre 2017. Cet accord leur donne 49 % des parts dans les projets d’exploitation des ressources pétrolières sur leur territoire. Cette logique de justice comprend aussi les droits des travailleuses et travailleurs à bénéficier d’une égale part monétaire de l’exploitation de la nature suivant les préceptes de l’économie capitaliste et de son approche de la gestion des ressources naturelles.
À l’inverse de la justice environnementale qui reste anthropocentrique, la justice écologique accorde une valeur et des droits à la nature et à sa biodiversité. Autrement dit, elle induit une idée d’égalité des droits et des chances entre les êtres humains et leur environnement. C’est pourquoi elle implique, soit de développer une relation de respect et de collaboration avec la nature, dite approche écocentriste, soit de revendiquer l’égalité de droits entre tous les êtres vivants, dite approche biocentriste. Cette dernière approche a pu créer de nouvelles inégalités légitimes au détriment des populations autochtones, notamment au Honduras, au Brésil, en Colombie, en Inde et dans la région du Sápmi[8]. La préservation de la biodiversité justifie leur expropriation en accord avec le droit de ces États, mais en violation des droits fondamentaux des peuples autochtones. L’écocentrisme, pour sa part, implique que les activités humaines restreignent leurs impacts sur la biodiversité afin d’éviter de perturber les écosystèmes, voire afin d’y contribuer par des pratiques d’agroécologie comme la permaculture. Elle permet d’établir de bonnes pratiques responsables[9] et ouvre la porte à une compatibilité des droits.
La possibilité d’une transition socioécologique juste
Les syndicats répondent à ces inégalités en développant une conception dite de la transition juste, directement héritée de la justice environnementale. Il s’agit en fait de modifier le système économique pour qu’il devienne soutenable sans pour autant réduire le niveau de vie des populations vulnérables. Introduit dans les années 1970 aux États-Unis, il redevient central au Québec. Il permet de mobiliser et d’agir pour l’environnement au moyen d’investissements verts, tels ceux du Fonds de Solidarité de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), ou encore par des actions, comme celles contre le projet d’oléoduc Énergie Est. Lancer la transition juste est un exercice démocratique complexe qui implique de revoir l’économie en soumettant la production (donc le travail) aux besoins humains tout en tenant compte des limites de la planète et non plus seulement au profit.
Pourtant, au regard de la justice écologique, l’émergence du concept de transition juste aux États-Unis a découlé d’un rejet des politiques strictes de protection de la nature. C’est dire que, en soi, l’ancrage dans la justice environnementale révèle que la logique des syndicats est en porte-à-faux avec une approche biocentriste. De surcroît, les logiques syndicales tardent malheureusement à intégrer une approche écocentriste. Il faudrait pour cela, à l’avenir, que la conscientisation des travailleuses et travailleurs aux enjeux écologiques et le développement de leur sensibilité aux écosystèmes deviennent des conditions sine qua non dans le cadre de la transition juste[10].
[1] Carson, R., Printemps silencieux. Wildproject, [1962] 2019.
[2] Meadows, D., Meadows, D. et Randers, J. (2013). Les limites de la croissance (dans un monde fini). Le Rapport Meadows, 30 ans après. (traduit par A. E. Kaïm). Écosociété.
[3] Rawls, J., Théorie de la justice, Éditions du Seuil; Sen, A., 2012, L’idée de justice. Flammarion. [1971] 2009
[4] Flipo, F., Les inégalités écologiques et sociales : l’apport des théories de la justice, Mouvements, 60 (4), 59-76, 2009.
[5] Par exemple, selon les principes de l’égalité des chances, il est légitime de créer une inégalité de revenu entre deux individus tant que les deux ont eu les mêmes chances de démontrer qu’ils méritent d’accéder au poste, c.a.d. qu’aucune inégalité ou discrimination n’a été faite en fonction de critères illégitimes comme le genre, l’origine ethnique ou la position de classe sociale. Pour une explication des différentes inégalités légitimes, voir Kymlicka, W. (2003). Les théories de la justice : une introduction. La Découverte.
[6] Thériault, S. et Robitaille, D., Les droits environnementaux dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec : Pistes de réflexion. Revue de droit de McGill, 57(2), 2011.
[7] Baker, R., A who’s who of the Wet’suwet’en pipeline conflict, CBC, 26 février 2020. https://www.cbc.ca/news/canada/british-columbia/wetsuweten-whos-who-guide-1.5471898; Perreault, M., Projet de gazoduc : tensions entre chefs élus et héréditaires. La Presse, 29 février 2020. https://www.lapresse.ca/actualites/202002/29/01-5262858-projet-de-gazoduc-tensions-entre-chefs-elus-et-hereditaires.php
[8] Tauli-Corpuz, V. Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les droits des peuples autochtones (publication no A/71/229). Nations Unies, juillet 2016.
[9] Larrère, C., Éthiques de l’environnement. Multitudes, 24(1), 75-84, 2006.
[10] Stevis, D. et Felli, R., Global labour unions and just transition to a green economy, International Environmental Agreements: Politics, Law and Economics, 15(1), 29-43, 2015.