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Cynthia Morinville,
doctorante, Département de géographie et urbanisme, Université de Toronto
Devant l’urgence climatique et l’impératif d’une transition énergétique, l’économie circulaire[1] s’impose comme une solution attrayante permettant d’assurer une transition plus écologique. Prioriser le recyclage des matériaux plutôt que l’extraction de nouvelles matières premières, bien que souhaitable d’un point de vue environnemental, n’est toutefois pas nécessairement, et en soi, une solution porteuse de justice sociale. En effet, le recyclage est à l’heure actuelle souvent relégué aux économies informelles du Sud global, comme l’illustrait le cas ayant fait la une des conteneurs de déchets canadiens acheminés aux Philippines par les rouages de cette industrie. Le recyclage est un secteur marqué par de grandes inégalités et effectué trop souvent sur le dos de populations vulnérables. Une économie circulaire omettant de revoir ces dynamiques de pouvoirs risquerait, à son tour, de tomber dans les mêmes travers. Mais comment réformer notre gestion des déchets à l’échelle globale de façon à éviter que la ponction des matières premières depuis les pays de sud vers le nord, née de la colonisation, ne se reproduise? Et comment étendre une solidarité au-delà des frontières de nos états jusqu’aux travailleuses et travailleurs du Sud global qui effectueront l’extraction des métaux nécessaires à ces transitions écologique et énergétique tant dans les mines de lithium de la Chine que dans « mines urbaines » du sous-continent indien?
Les déchetier-ère-s, travailleuses et travailleurs des déchets
Chaque jour, des milliers de travailleuses et travailleurs débutent leur journée, souvent bien avant le lever du soleil, et parcourent les rues de petites et grandes villes du Sud global afin de faire une collecte des déchets amassés la veille. Ces déchets sont ensuite triés manuellement afin de séparer les matières recyclables du lot. Les déchets électriques et électroniques, incluant tous les appareils munis d’un dispositif électrique comme les téléphones portables, les ordinateurs, les micro-ondes et les réfrigérateurs, sont ensuite vendus à des recycleuses et recycleurs spécialisés dans ce type de déchets.
Travaillant d’arrache-pied pendant de longues heures, les recycleuses et recycleurs démantèlent ensuite, souvent à l’aide d’un maillet et d’un ciseau, les boîtiers d’ordinateurs, les équipements de climatisation, ou encore, les écrans cathodiques ou plasmas, afin d’y retirer le filage et les pièces riches en cuivre, en aluminium, en bronze et métaux rares. Après avoir été méticuleusement séparés de leur appareil d’origine, les métaux sont vendus sous leur forme brute à des marchand-e-s spécialisés dans ces filières. Les matériaux peuvent ainsi changer de mains des dizaines de fois en chemin vers une fonderie où ils seront recyclés.
Bien que leur travail soit perçu comme rudimentaire, les travailleuses et travailleurs des déchets possèdent un important savoir lié à l’extraction et à l’identification des matériaux. Ces connaissances reposent souvent sur un transfert de savoir intergénérationnel. Le métier se transmet donc de père ou mère en fils ou fille chez certaines minorités marginalisées et limitées à cette occupation hautement stigmatisée. C’est le cas, entre autres, des zabbalines en Égypte, des réfugié-e-s économiques et politiques au Ghana, des Romnia et Roma en Europe de l’Est, ou des Dalits et de la minorité musulmane en Inde.
L’économie circulaire
Les déchetier-ère-s, bien qu’elles et ils effectuent un travail essentiel au fonctionnement de la ville, font face à d’importantes pressions politiques et économiques. Alors que l’accent est mis sur l’économie circulaire pour réformer l’industrie, les recycleuses et recycleurs craignent de rapidement perdre accès à leur source de revenus : le déchet. Prenons le cas des déchets électroniques, par exemple. L’économie circulaire telle quelle est préconisée pour ce secteur prévoit, dans un premier temps, l’envoi des appareils en fin de vie vers le Sud global, là où la main-d’œuvre est abordable. Les pièces contenant des métaux et minéraux importants seraient, dans un deuxième temps, réacheminées vers certains pays occidentaux disposant de fonderies spécialisées pour l’extraction de ces matières dans des conditions plus écologiques. Cette approche[2] prévoit également la formalisation des espaces de démantèlement et de tri par un processus de certification, souvent coûteux. Le processus d’octroi fait quant à lui souvent l’objet de corruption.
Ce contexte limite grandement, voire rend impossible, l’entrée de petits recycleurs et recycleuses dans ces programmes. Les certifications sont donc octroyées le plus souvent à de nouveaux entrepreneur-e-s possédant le capital et les connexions politiques nécessaires à leur entrée dans le marché. Les travailleuses et travailleurs du Sud global ne sont pas seuls à faire face à cette situation. Au Québec aussi, plusieurs recycleuses et recycleurs spécialisés dans les déchets électroniques ont peine à suivre le processus de certification maintenant lié à l’exercice de leur métier. Il s’agit là d’un phénomène bien connu lorsqu’un secteur cherche à uniformiser les pratiques et applique de nouvelles certifications. C’est notamment ce qui a été constaté pour le commerce équitable et l’agriculture biologique.
Si le processus de réforme fait place à de nouveaux acteurs et actrices, les pratiques, quant à elles, changent peu. Le démantèlement continue d’être effectué de façon manuelle, souvent sans protection additionnelle pour les travailleuses et travailleurs. L’économie circulaire ne règle pas non plus la question de la contamination et de l’enfouissement de la portion du déchet non désirable dans les pays du Sud global. De plus, le retour des pièces et composantes critiques tels les circuits intégrés et microprocesseurs vers les pays occidentaux a pour conséquence de concentrer le segment le plus profitable du recyclage des déchets électroniques dans les économies de ces pays. Dans un système où l’on commence à saisir l’importance de matériaux critiques, on tend à préconiser le mouvement de ces matériaux au détriment du mouvement socio-économique des travailleuses et travailleurs. On sortirait ainsi le cuivre, l’aluminium, le bronze, l’or et l’argent des bidonvilles, où leur recyclage est pour le moment effectué, sans toutefois en faire de même pour la population qui y réside et y travaille. Ces populations risqueraient alors de se tourner vers des occupations encore plus précaires.
Face à cette formalisation grandissante, les travailleuses et travailleurs informels proposent toutefois des solutions alternatives et s’organisent rapidement en coopératives. De Rio à Johannesburg, en passant par le Caire, ces associations unissent la voix des travailleuses et travailleurs et donnent du poids à leur revendication d’un droit au déchet. Ces mouvements reconnaissent les désirs et volontés des communautés et s’inscrivent donc dans une perspective d’autodétermination. Appuyer ces initiatives nous offre une occasion de penser l’économie circulaire autrement et avec les principaux acteurs et actrices concernés par le recyclage des matières premières. Une telle approche est nécessaire si l’on souhaite une transition non seulement verte, mais aussi juste.
La décarbonisation de l’économie risque d’augmenter considérablement nos besoins en métaux et minéraux. Et ce, même si on arrivait à recycler les matériaux déjà en circulation dans notre système. Le recyclage de métaux et terres rares est appelé à devenir un secteur névralgique pour la transition écologique. Alors que l’accent est mis sur des réformes visant à boucler la boucle de nos systèmes de production, il serait judicieux de se souvenir que la recirculation des matériaux n’est pas une idée nouvelle; les déchetier-ère-s y œuvrent depuis des siècles. Elles et ils ont sans doute quelques leçons à nous apprendre.
[1] Le Pôle québécois de concertation sur l’économie circulaire définit l’économie circulaire comme « un système de production, d’échange et de consommation visant à optimiser l’utilisation des ressources à toutes les étapes du cycle de vie d’un bien ou d’un service, dans une logique circulaire, tout en réduisant l’empreinte environnementale et en contribuant au bien-être des individus et des collectivités. »
[2] Cette approche appelée de Best-of-Two-Worlds est préconisée par plusieurs actrices et acteurs internationaux du développement. Elle est l’approche officielle des Nations-Unies en ce qui a trait à la gestion des déchets électroniques.