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Alain Deneault,
auteur et professeur de philosophie à l’Université de Moncton
au campus de la Péninsule acadienne
Cessons de tourner autour du pot : la pollution climatique et l’atteinte fondamentale à la biodiversité qui menacent aujourd’hui plusieurs espèces, dont l’humanité elle-même, a une cause principale et elle porte le nom de capitalisme.
Par capitalisme nous désignons ici trois choses :
D’abord, un régime dont la valeur principale est le capital, c’est-à-dire une série d’actifs excédentaires qu’une oligarchie actionnariale détient afin de les intégrer à un système permettant de les faire croître. Critique de l’économie politique 101 : on ne pense pas ici seulement à des fonds financiers, mais aussi à des usines, des brevets, des méthodes industrielles, des flottes de camion, des réseaux commerciaux de distribution, des partenaires et surtout de la force de travail par laquelle transformer des matières premières en marchandises. Financiarisé, le capitalisme peut se jouer entièrement à la bourse à partir de produits spéculatifs échangés entre boursicoteurs. Fondamentalement, le capital obéit à une tautologie : il croît parce qu’il est ce qui permet de croître. Est capital ce qui permet à son détenteur d’avoir encore plus de capitaux à la fin d’un processus marchand, qu’il soit industriel, commercial ou financier.
Ensuite, le capitalisme désigne par son suffixe -isme un régime concerté au nom duquel des États bourgeois et libéraux ainsi que les différentes structures sociales organisent la vie publique de façon à favoriser la croissance du capital. Donc, les différents ministères publics, allant de celui de la Recherche supérieure à celui de l’Aménagement du territoire en passant par ceux de la Santé, du Tourisme ou des Finances, de même que les institutions judiciaires et les universités, entre autres institutions dépendant de l’État, évoluent de façon à rendre socialement possible la croissance du capital, et même de manière à en faire la finalité principale de toute cohésion collective. Les marchés de gros, les mégachantiers et les investissements massifs, dans le but de constituer du capital davantage que des biens valant pour eux-mêmes, sont apparus dans la modernité au centre des politiques publiques.
Enfin, d’un point de vue méthodologique, le capitalisme renvoie à une conscience moins rationnelle que comptable du monde. Toute opération n’a de sens et ne peut en acquérir que si elle se laisse soumettre aux colonnes chiffrées des gestionnaires et des ayants droit du capital. Et les modèles comptables qui font autorité dans la discipline s’imposent aussi auprès des décideuses et décideurs publics, de façon à les laisser soumettre le réel malgré les aberrations que ces modèles provoquent sur le plan de la destruction du vivant, de la pollution atmosphérique et de la psychologie au travail.
Au XVIIIe siècle, les premiers économistes, en s’intéressant à l’agriculture, se sont approprié un concept, celui d’économie de la nature qu’avaient développé les sciences de la nature, pour subordonner les domaines agricoles aux rigueurs et à l’utopie du libre marché, détournant en ce sens l’acception du mot économie. Le Suédois Carl von Linné ou l’Anglais Gilbert White s’intéressaient au vivant, au titre de cette économie de la nature, non seulement en tant qu’il mérite d’être classé entre espèces mâles et femelles, mais en tant qu’il s’agit d’en étudier le fonctionnement dans des ensembles interactifs.
L’économie désigne alors le rapport entre les espèces en fonction de leur façon d’habiter un territoire, de se nourrir et de se reproduire. Des enjeux aussi divers que la morphologie des espèces, leurs pratiques, le climat et les dispositions minérales d’un lieu entraient en ligne de compte. Depuis leur apport, le mot économie – en cela qu’il renvoyait, à l’échelle du vivant, à une pensée des relations bonnes entre espèces et éléments – a disparu pour désigner tendanciellement, et de manière orwellienne, un régime prédateur, destructeur et inique. On a usé de ce terme pour décrire un régime, des méthodes, des savoirs et des pratiques qui surexploitent le vivant, et ce, dans des conditions qui déprécient le travail d’une multitude de subalternes. Tellement, que le mot économie lui-même paraît désormais indésirable auprès d’une frange importante de citoyen-ne-s convaincus des méfaits du capitalisme, comme si l’une et l’autre chose étaient synonymes.
Or, les conditions de possibilité de l’usage contemporain et idéologique du mot économie ne pourront longtemps perdurer. Le terme économie auquel investisseuses et investisseurs, expert-e-s et représentant-e-s d’État recourent de manière abusive lorsqu’il s’agit de l’associer étroitement au capitalisme, requiert, pour continuer à garder cette définition forcée qu’on lui donne, un pétrole abondant et abordable, des minerais abondants et abordables, une atmosphère capable d’absorber les déchets qu’on y projette, un écosystème capable d’encaisser le choc de méthodes extractivistes brutales et aveugles… Ce ne sera plus le cas longtemps, et force sera donc de redéfinir, enfin, ce mot économie, en puisant dans les maintes définitions qu’il a acquises dans son histoire, hormis celle, idéologique, que nous ont imposée les actuelles « sciences économiques ».
À lire ce que nous en ont dit philosophes, rhétoricien-ne-s, médecins, théologien-ne-s, poètes, psychologues, mathématicien-ne-s, biologistes et linguistes, on comprend de ce vocable économie qu’il désigne dans de très nombreuses sphères d’activités le fait de considérer des mises en relations entre éléments ou entre symboles ou entre gens que l’on considère comme bonnes, c’est-à-dire fécondes et durables. L’activité philosophique en laquelle on peut s’investir aujourd’hui consiste à développer un concept général de ce terme économie, indépendamment de ce qu’en ont fait les économistes, pour que nous disposions collectivement d’un référent fort, capable de nous aider à juger de ce que nous élaborerons à l’avenir pour suppléer à ce capitalisme devenu suranné et jugé dévastateur.