Présentation du dossier Écologie et droits humains. Penser les crises.

Si la crise sanitaire de la COVID-19 lève le voile sur les faiblesses de nos sociétés sur le plan politique, sociologique et économique, elle dévoile aussi que les droits humains sont essentiels à nos vies.

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Lucie Lamarche,
avocate et professeure en sciences juridiques à l’UQÀM
et 2e vice-présidente de la LDL

Les militant-e-s des droits humains sont souvent des écrivain-e-s qui s’ignorent. Elles et ils croient au pouvoir de l’enchâssement des mots dans le droit. Ainsi, inscrire dans le droit l’expression toute personne a droit … a, au mieux, des effets – dont celui d’assigner aux pouvoirs publics des responsabilités – sur un objet d’injustice ou, au pire, le pouvoir de révéler cette injustice. Trop souvent toutefois, la reconnaissance d’un droit est entachée de plusieurs angles morts. Dit autrement, l’inscription dans le droit d’un droit humain n’est pas en soi porteuse d’une pensée ou d’une critique radicale du monde, de la société et des causes des injustices systémiques qui ont cours dans ce monde.

La relation entre les droits humains et l’environnement constitue de ce point de vue un formidable laboratoire. Pendant longtemps, on a cru que l’objet environnement méritait des protections exclusives. On a ainsi créé le droit de l’environnement que d’aucun-e-s qualifient d’approche écocentriste du monde. Cette approche a encore sa raison d’être, la planète étant en bien piètre état. Il s’est alors agi de protéger l’eau, les grenouilles rainettes et les bélugas, par exemple. Ou encore de retirer à l’usage des humain-e-s des espaces de préservation de la nature. Rapidement, toutefois, s’est imposée l’idée du besoin d’une justice environnementale. Or, ce sont les humain-e-s qui réclament justice en démontrant qu’elles et ils ne sont pas égaux devant les conséquences de la pollution, des changements climatiques ou des migrations climatiques. Pour reprendre les termes de Malcolm Ferdinand, certain-e-s sont plus enchaînés et naufragés que d’autres. La priorité de la justice environnementale serait ainsi d’allégeance biocentriste en ce qu’elle consacre d’abord le droit à la vie humaine en toute dignité et égalité. Et le droit à la vie n’est-il pas un droit humain auquel on ne peut déroger?

Cette tension entre le droit à et le droit de l’environnement trouve ses propres résolutions dans les sociétés régies par le droit écrit et imposé par l’État. Ainsi, et pour prendre le Québec en exemple, on peut à la fois consacrer le droit de toute personne à un environnement sain et le devoir des États de protéger l’environnement. Cette oscillation constante entre la distribution des responsabilités (l’État à tous les niveaux de gouvernance) et la demande de correction des causes des inégalités entre groupes humains (les effets de la reconnaissance du droit à … sur …) laisse aujourd’hui à peu près tout le monde insatisfait. La recherche des clés d’une pensée radicale, c’est-à-dire apte à poser autrement les termes du débat de l’injustice environnementale, est à la source de ce numéro de la revue Droits et libertés qui propose ainsi une exploration des approches radicales destinées à penser la relation entre les droits humains et l’environnement.

Commençons par explorer le droit à la propriété, qui aujourd’hui s’exprime par le droit à l’accaparement des ressources naturelles par le capitalisme, ou, pour reprendre les mots d’Alain Deneault, par la conscience comptable du monde. Pour ne penser qu’au Québec, n’aura-t-il pas fallu un raz-de-marée de colère pour extraire l’eau du régime de la propriété individuelle et en faire un bien insusceptible d’appropriation, sauf exception? Cela n’a empêché ni la bataille de Restigouche, ni celle de Grenville-sur-la-Rouge. Si l’eau n’était pas, dans ces cas de figure, directement susceptible d’appropriation, elle était clairement sensible à la pollution! L’économie du sous-sol est donc clairement dissociée de celle de la nature et les espèces humaines des éléments. Première question, donc, quelle économie, à la base un système d’échanges, est susceptible de réconcilier les humains et les éléments de la nature?

Certain-e-s optent pour l’économie circulaire. Mais, comme le démontre Cynthia Morinville dans son texte portant sur les déchetier-ère-s artisanaux et la cueillette et revente des métaux rares, cette économie du recyclage et de la décarbonisation est aussi en voie d’accaparement par le Nord, laissant ainsi sans gagne-pain les enchaîné-e-s du monde.

Cet exemple sert parfaitement d’entrée en matière pour proposer une seconde clé : peut-on décarboniser la planète sans la décoloniser? Car, en matière d’environnement, la fracture coloniale existe tant au Sud qu’au Nord. Ainsi, il n’est pas exagéré de dire que ce sont d’abord les populations racisées et victimes des nouvelles et anciennes formes de colonialisme économique et politique qui sont submergées, délocalisées, affamées et asservies aux risques épidémiologiques. Que peut, dans un tel contexte, le cadre de référence des droits humains sinon brandir le droit à la dignité humaine et à l’égalité? Mais l’égalité de quoi et devant qui? Difficile de s’en sortir sans repenser radicalement le monde.

C’est donc aussi le défi des artisan-e-s de la transition écologique. Cette transition est-elle d’abord techniciste? Ou doit-elle servir le juste? Doit-on se satisfaire de la réduction des émissions de gaz à effet de serre? Doit-on célébrer, au nom des droits humains, le prix fixé et payé pour l’émission de chaque tonne de tel gaz? Qui aura le droit de vivre sous des cieux relativement décarbonisés? Si transition écologique et justice climatique sont indissociables, ce que tout le monde ne reconnaît pas, cela n’est pas sans conséquence. Car la quête du juste exige la prévention de futures guerres climatiques tout autant que le freinage de l’accaparement de l’air respirable par les populations les mieux nanties. Qu’il s’agisse des travailleuses et travailleurs de chez nous ou des déchetier-ère-s du Sud, une transition écologique juste ne peut faire encore plus de victimes et toujours les mêmes victimes.

Un concept est, aux fins de la recherche du juste, mobilisé par plusieurs des contributions à ce numéro de la revue Droits et Libertés. Il s’agit de celui de la réciprocité. Réciprocité d’échanges équitables mais aussi, réciprocité dans une compréhension partagée et éventuellement imposée, des relations inextricables qui unissent l’humain-e et son habitat, la Terre. Tout comme le droit international a construit le droit à l’autodétermination, notamment au bénéfice des peuples autochtones, il doit maintenant revisiter la ligne d’action du développement et donner un sens au concept de durabilité. La durabilité du développement n’a pas qu’un sens comptable. Elle sert de liant entre le droit juste et la réalité écologique. Dans la foulée d’un tel effort, le cadre de référence des droits humains se désindividualise et acquiert une portée plus collective. Il se conforme à l’exigence de l’interdiction des discriminations, devenues systémiques, à l’heure de la transition écologique. Pas d’humain-e-s vivant dignement et en sécurité sans une planète en santé et pas de planète en santé sans des humain-e-s – et une économie – qui la respectent. La justice climatique n’est pas qu’une affaire de transition écologique.

Une telle ambition ne peut faire l’économie de quelques réflexions concernant la gouvernance politique ambiante. Ce sera la troisième et dernière clé proposée par cette introduction. De nos jours, on pense grand ou petit. C’est le règne de l’interscalaire[1]. Alors que, depuis la Seconde Guerre mondiale, on a promu la gouvernance par les États, souverains sur le plan domestique et alliés – ou non – sur le plan international, on découvre aujourd’hui la porosité, voire l’obsolescence de ce modèle qui est pourtant à l’origine de l’adoption, notamment, de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948.

Les États sont dorénavant débordés sur la scène internationale par l’arrivée d’une société civile transnationale organisée et qui porte une parole forte, notamment dans la lutte contre les changements climatiques. Le cas d’école à cet égard est sans doute celui des COP (Conference of the Parties) et de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Chaque COP crée un espace expert et militant en marge de la réunion des États, qui prend de plus en plus d’importance et se fait entendre planétairement sans équivoque. Si le pouvoir décisionnel des États demeure inchangé, nul ne peut nier l’impact et la force du réseautage issu des interfaces de la société civile lors des COP.

Parallèlement, se tisse à l’échelle internationale un important réseau des villes, qu’on pourrait qualifier de décomplexé. Devant les droits humains, les villes refusent leur assujettissement aux pouvoirs centraux. Elles agissent de manière concertée au plus près des humain-e-s, titulaires de droits.

Devant ce nouveau phénomène, on pourrait parler d’une géographie des droits humains renouvelée ou d’une gouvernance de proximité des droits humains. Les municipalités, notamment, mettent à leur façon leur grain de sable dans l’engrenage du capitalisme comptable. Elles protègent l’eau, redessinent leur territoire à l’aune de plans de transports collectifs, réclament des stratégies pour un habitat inclusif, et plus encore.

La gouvernance des grains de sable est dénoncée par certain-e-s en raison de son caractère imprévisible, voire incohérent. Les virus, l’air et l’eau ne connaissent pas les frontières et l’action doit donc être concertée au niveau national, régional et international[2]. La gouvernance interscalaire[3] n’est pas en contradiction avec la concertation. Par contre, pas plus ou moins que la gouvernance nationale, elle n’est en elle-même porteuse des valeurs de réciprocité. Elle a toutefois un avantage net : la proximité des humain-e-s titulaires de droits, qui se font plus facilement entendre au niveau local. La combinaison des niveaux local et global est donc, avant toute autre chose, un enjeu d’espace politique susceptible de lier le droit et la réalité écologique tout autant que les droits humains et l’environnement.

Munis de ces trois clés, reposons-nous donc la question de la relation qui unit les droits humains et l’environnement, avant d’entamer la lecture de ce numéro de la revue. Une lecture radicale acceptera la proposition à l’effet que l’économie, le politique et les droits humains sont indissociables en contexte de crise écologique. Il faut donc voir loin et lire large afin de concevoir une relation féconde entre l’humain et la planète. L’article 28 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) prévoit pour sa part que « Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet. » Rien dans la DUDH ne nous impose l’immobilisme ou le statu quo.

Bonne lecture!


[1] La notion de gouvernance interscalaire, aussi décrite comme la gouvernance multiniveaux, réfère à l’idée que les gouvernements centraux ne sont plus seuls à bord en matière de politiques publiques domestiques et internationales.

[2] D.A. Armstrong et J Lucas, Measuring and Comparing Municipal Policy Responses to COVID-19, à paraître dans Canadian Journal of Political Science dans la série Cambridge Coronavirus Collection.

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