60 ans de luttes pour les droits humains

60e anniversaire de la Ligue des droits et libertés
À travers la thématique « Droits en mouvements » retenue pour souligner le 60e anniversaire de la Ligue des droits et libertés, le rôle des mouvements sociaux est mis de l’avant dans l’avancement des droits tout comme le caractère évolutif de nos luttes et la dimension profondément collective du projet de société porté par l’idéal des droits humains.
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Dossier

Paul-Etienne Rainville, Chercheur postdoctoral aux départements d’histoire de l’Université de Toronto et de l’Université de Montréal, membre du CA de la LDL et co-directeur du dossier de la revue

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2023


Aux origines d’un mouvement…

Si les droits humains sont en mouvements, c’est d’abord parce que leur reconnaissance (faut-il le rappeler?) ne se cantonne pas aux avancées juridiques et législatives, aussi essentielles soient-elles. Tributaire des rapports de pouvoir qui traversent nos sociétés, leur avancement est le fruit des combats contre tous les systèmes de domination et d’oppression qui empêchent leur réalisation pleine et entière. C’est pourquoi l’histoire de la Ligue des droits et libertés (LDL), loin de se cantonner aux arcanes des parlements et des cours de justice, plonge au cœur de l’histoire mouvementée des luttes pour faire avancer la justice et reculer les frontières de l’exclusion.

La fondation de la Ligue des droits de l’homme, le 29 mai 1963, est intimement liée à l’évolution des mouvements sociaux au Québec, dans la foulée de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Dès 1937, Frank R. Scott, Jean-Charles Harvey et Raymond Boyer mettent sur pied la Société canadienne des droits de l’homme, en réaction à l’adoption de la loi du cadenas de Maurice Duplessis. Après la Deuxième Guerre mondiale, Frank R. Scott est toujours à l’avant-scène du combat contre cette loi anticommuniste arbitraire et liberticide, qu’il réussit à faire invalider dans une victoire retentissante en Cour suprême du Canada, en 1957. La célèbre militante féministe et fondatrice de la LDL, Thérèse Casgrain, milite également aux côtés de Frank R. Scott pour défendre les droits des femmes, les libertés civiles, les droits des minorités religieuses, et combattre la politique canadienne de déportation des citoyen-ne-s d’origine japonaise1.

Engagés dans les cercles libéraux, socialistes et réformistes des années 1950, les militant-e-s de la première heure à la LDL sont parmi les premier-ière-s au Québec à réclamer l’adoption d’une charte des droits et des enquêtes de l’Organisation des Nations Unies pour violations de droits humains dans la province. Pierre Trudeau, Jean Marchand, Gérard Pelletier, Gérard Rancourt et Jean-Louis Gagnon, parmi d’autres, fondent plusieurs groupes – dont le Rassemblement (1956) et l’Union des forces démocratiques (1958) – regroupant des militant-e-s de différents milieux engagés dans un combat commun contre ce qu’ils perçoivent comme une dégradation généralisée de la démocratie, de l’État de droit et des libertés civiles dans le Québec de la Grande Noirceur2.

C’est pourquoi l’histoire de la LDL, loin de se cantonner aux arcanes des parlements et des cours de justice, plonge au coeur de l’histoire mouvementée des luttes pour faire avancer la justice et reculer les frontières de l’exclusion.

La première décennie d’histoire de la Ligue des droits de l’homme (comme elle s’appellera jusqu’en 1978) est fortement marquée par l’héritage des luttes contre les lois répressives, antiouvrières et liberticides de l’ère duplessiste. Formée d’avocat-e-s, de journalistes et d’intellectuel-le-s des milieux réformistes, la LDL s’implique principalement dans la défense des droits individuels, du droit à l’égalité, des droits des femmes et des droits civils et politiques. À travers cet engagement, ses membres prennent une part active dans les mouvements sociaux et dans les principaux chantiers de réforme de la Révolution tranquille.

Dès sa fondation, la LDL accorde une attention soutenue aux enjeux qui touchent l’administration de la justice dans la province. Elle est en grande partie à l’origine de la mise sur pied, en 1967, de la Commission d’enquête sur l’administration de la justice en matière criminelle et pénale (Commission Prévost3). Ses membres dénoncent alors les procédures illégales, le mauvais traitement des détenu-e-s et les violations des droits civils et juridiques commises par la police, les procureur-e-s, les enquêtrices et enquêteurs et les magistrat-e-s dans l’application des lois et des procédures pénales au Québec. À la même période, la LDL réclame la mise sur pied d’un poste de Protecteur du citoyen (ombudsman) chargé de protéger les droits des citoyen-ne-s face à l’administration publique et l’instauration d’un système d’aide juridique destiné à favoriser l’égalité de toutes et tous dans l’accès au système de justice.

Les membres de la LDL s’impliquent aussi activement dans les débats de l’époque sur la révision du Code civil. Après avoir défendu sans succès un projet de Charte des droits, présenté en 1964 par le constitutionnaliste Jacques- Yvan Morin, la LDL réclame l’inclusion de 10 articles (décalogue) énumérant les droits fondamentaux au sein du Code civil. À l’initiative des membres de son Comité sur les droits de la femme, la LDL lutte pour la reconnaissance de l’égalité juridique des femmes mariées, l’interdiction des discriminations dans l’accès aux professions et la révision des régimes matrimoniaux. Elle appuie également la campagne initiée depuis l’après-guerre par des membres des syndicats et des minorités ethniques et racisées pour réclamer l’interdiction de la discrimination raciale et religieuse au Québec.

Période d’avancées majeures en matière de protection des droits humains, les années 1960 et 1970 sont aussi marquées par la surveillance et la répression des forces de la contestation et du changement social. Militant contre la censure et pour la liberté d’expression, la LDL se porte à la défense de militant-e-s nationalistes et de la gauche radicale arrêtés et emprisonnés (dont des membres du FLQ), qualifiés par plusieurs à l’époque de prisonniers politiques. Elle dénonce les brutalités commises par la police lors de plusieurs manifestations violentes, notamment celles du Samedi de la matraque dans le cadre de la visite de la reine Elizabeth II au Québec, en 1964, et de l’opération McGill français, en 1969. Cette année-là, la LDL multiplie les interventions pour dénoncer le règlement 3926 de l’administration du maire Jean Drapeau, qui confère au Comité exécutif le pouvoir arbitraire d’interdire toute manifestation sur le territoire montréalais.

Ces combats pionniers pour la sauvegarde de la démocratie, de l’État de droit et des droits civils et politiques plongent au cœur des luttes sociales et politiques de l’époque. Ils sont, jusqu’à aujourd’hui, l’une des matrices fondamentales de l’histoire de la LDL et de son engagement pour la défense des droits humains.

Un virage social…en appui aux mouvements sociaux

Le début des années 1970 marque un virage à la LDL, qui se positionne comme alliée des luttes menées par les syndicats, les groupes d’action politique et les milieux communautaires pour les droits des groupes « les plus démunis dans l’exercice de leurs droits fondamentaux4 ». À l’époque, ce virage social est principalement orienté vers la défense des personnes âgées, handicapées, pauvres, assistées sociales, chômeuses, mais aussi des (ex)détenu-e-s, des femmes, des enfants, et des travailleurs-euse-s précaires.

Le projet de charte des droits provinciale rendu public par la LDL en 1973 témoigne de cette nouvelle orientation. Imprimé à 500 000 exemplaires, ce document inspiré du droit international des droits humains reconnaît à la fois les droits civils et politiques (DCP), certains droits collectifs (notamment linguistiques) et les droits économiques, sociaux et culturels (DESC). Appuyée par plusieurs groupes de la société civile, la campagne menée par la LDL est directement à l’origine de l’adoption de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne de 1975, et de la mise sur pied de la Commission des droits de la personne, l’année suivante. Si cette loi quasi constitutionnelle est considérée encore aujourd’hui comme un document unique dans l’histoire législative canadienne, c’est en grande partie parce qu’elle incarne la conception progressiste des droits humains portée à l’époque par la LDL5. Cette dernière jouera d’ailleurs un rôle crucial dans les développements ultérieurs de ce document et dans la défense des principes qui y sont énoncés.

L’engagement de la LDL pour défendre les droits des groupes discriminés et marginalisés l’amène à prendre des positions avant-gardistes, souvent impopulaires en leur temps. En 1972, elle met sur pied l’Office des droits des détenus (ODD), dans un contexte où la population se soucie peu du sort des prisonnier-ière-s et où l’incarcération est synonyme de suppression complète des droits fondamentaux. Se faisant la porte-parole des revendications des détenu-e-s, l’ODD contribue à attirer l’attention du public et des gouvernements sur la réalité opaque des prisons. Encore aujourd’hui, la LDL continue de se porter à la défense des droits des personnes incarcérées, comme en attestent notamment ses actions actuelles contre les conditions inhumaines de détention à la prison Leclerc à Laval, de même que ses positions récentes sur la situation des prisonnier-ière-s pendant la pandémie de COVID-19 et contre la détention administrative des personnes migrantes au Canada.

La LDL soutient aussi très tôt les membres des communautés LGBTQ+ dans leur combat contre la discrimination, la criminalisation et la répression policière. En collaboration avec l’Association pour les droits des gai(e)s du Québec, elle sera à l’origine de l’inclusion, en 1977, de l’orientation sexuelle parmi les motifs de discrimination prohibés dans la Charte québécoise. L’organisation soutient également les luttes pionnières contre le racisme et la discrimination menées par les communautés ethniques et racisées au Québec. Dans les années 1970 et 1980, elle appuie les combats de la communauté haïtienne contre le racisme et la discrimination en milieu de travail (notamment dans l’industrie du taxi) et s’implique activement dans les coalitions initiées par des membres des communautés racisées pour dénoncer le profilage racial et les abus commis par la police. Ces campagnes s’inscrivent dans le prolongement de l’engagement tenace de la Ligue dans la défense des droits des personnes réfugiées et sans-statut, qui a débuté dans la foulée de ses combats pour l’accueil des réfugié-e-s haïtiens et chiliens fuyant les dictatures des Duvalier et de Pinochet, au début des années 1970. Depuis plusieurs années, la LDL milite pour faire reconnaître et combattre le racisme systémique au Québec, passant d’une approche centrée sur le combat contre les pratiques discriminatoires vers une perspective plus large fondée sur le combat contre l’ensemble des violations de droits engendrées par le racisme, en tant que système.

La thématique des Droits en mouvements nous rappelle également que les avancées en matière de droits humains ne doivent jamais être considérées comme des acquis.

La période des années 1970 est aussi marquée par une implication croissante de la LDL dans la défense des droits ancestraux, territoriaux, issus de traités et à l’autodétermination des peuples autochtones. En plus de soutenir les revendications des Autochtones, de sensibiliser les allochtones à leur réalité et de favoriser l’établissement d’un dialogue de nations à nation, la LDL dénonce régulièrement les violations des droits commises envers les communautés, n’hésitant pas à faire appel à des organisations internationales comme la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) pour alerter la communauté internationale. Active à l’ONU dans les travaux entourant l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2007), la LDL continue aujourd’hui d’appuyer les Autochtones dans leur combat pour l’autodétermination, en dénonçant le (néo)colonialisme et les violations de droits humains qui lui sont inhérentes.

L’interdépendance des droits… et des luttes

La LDL se distingue d’autres organisations de défense des droits par l’importance qu’elle accorde aux droits économiques, sociaux et culturels (DESC). Dans la foulée du tournant néolibéral des années 1980, particulièrement, elle dénonce régulièrement les saccages des politiques sociales et les pratiques de surveillance et de répression dirigées contre les prestataires de l’État. Aux côtés d’organismes comme le Front commun des personnes assistées sociales du Québec, le Front d’action populaire en réaménagement urbain ou le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec, la LDL prend une part active dans la défense de l’ensemble des droits inscrits au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC)6. Depuis le début des années 1990, la LDL a d’ailleurs présenté trois rapports alternatifs sur la situation des DESC au Canada devant le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU chargé de surveiller la mise en œuvre du PIDESC.

Dans la foulée du Programme d’action de Vienne de 1993, la LDL inscrit le principe de l’interdépendance de tous les droits humains au cœur de sa mission. Cette approche, qui postule que les avancées et reculs en matière de protection d’un droit ont des conséquences sur l’ensemble des autres droits, appelle également une compréhension nouvelle de la complémentarité de nos luttes pour la défense collective de tous les droits. Appuyé par près d’une cinquantaine d’organisations, le Rapport sur l’état des droits humains au Québec et au Canada publié par la LDL en 2013 incarne la volonté de ses militant-e-s de créer un mouvement social large pour construire une société permettant la réalisation de l’ensemble des droits humains. Cet effort collectif apparaît d’autant plus crucial aujourd’hui, alors que nous assistons à une montée en force des mouvements anti-droits humains, à une récupération politique du discours des droits par des mouvements de droite et à des attaques répétées, de la part des gouvernements, aux droits humains et aux chartes qui sont censées les promouvoir et les protéger.

Crises et droits humains… une vigilance constante

La thématique des Droits en mouvements nous rappelle également que les avancées en matière de droits humains ne doivent jamais être considérées comme des acquis. L’histoire nous démontre en effet que, pour paraphraser la formule célèbre de Simone de Beauvoir, il ne suffit parfois que d’une crise (réelle, appréhendée ou même fabriquée) pour que ces droits soient remis en cause, fragilisés, voire carrément foulés aux pieds.

À plusieurs reprises, la LDL et ses alliés ont été confrontés à cet état de fait. De nombreuses violations de droits ont notamment été commises à différentes époques au nom de la préservation de la sécurité nationale. Les entorses aux droits fondamentaux perpétrées au nom de la guerre au terrorisme, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, par exemple, ne sont pas sans rappeler les pratiques d’internement lors des deux guerres mondiales, les politiques liberticides contre les communistes pendant la guerre froide, l’emprisonnement des groupes nationalistes et radicaux dans les années 1960, les rafles de la Crise d’octobre 1970, ou encore la surveillance des syndicats et des groupes de gauche (y compris de la LDL) pendant les décennies 1970 et 1980. La crise d’Oka, à l’été 1990, témoigne aussi de l’extrême fragilité des droits lorsque l’état d’urgence est invoqué par les forces de maintien de l’ordre.

Les six décennies d’histoire de la LDL montrent  aussi  combien  les  droits fondamentaux sont mis à mal en périodes de crises sociales ou politiques. Ainsi, lors du printemps érable de 2012, la LDL a dénoncé fermement la répression policière et les entorses aux droits fondamentaux de s’exprimer, de circuler, de manifester et de se réunir de manière pacifique. Cette lutte paraissait d’autant plus vitale qu’elle s’inscrivait alors en soutien à un mouvement pour la défense du droit à l’éducation. À plusieurs reprises, la LDL s’est portée à la défense des droits démocratiques; que l’on songe à son rôle d’observatrice des libertés civiles lors du Sommet des Amériques en 2001 et des Sommets du G20 à Toronto (2010) et du G7 à Charlevoix (2018).

Plusieurs crises imaginaires ou fabriquées ont également servi de prétexte, à différentes époques, pour justifier des atteintes aux droits des minorités ou des groupes marginalisés. En 2007, par exemple, la soi-disant crise des accommodements raisonnables a favorisé la diffusion de discours islamophobes et contribué à créer un courant d’opinion favorable à l’adoption de lois discriminatoires contre les personnes musulmanes. L’actuelle crise migratoire sert des desseins analogues, étant instrumentalisée par l’État pour justifier la fermeture des frontières, le renforcement des logiques carcérales de gestion des personnes migrantes et la mise en place d’un arsenal répressif portant atteinte à leur dignité et à leurs droits. Bien que ses impacts délétères sur la santé et la vie humaines soient indéniables, la pandémie de la COVID-19 s’ajoute à cette longue liste d’exemples de violations disproportionnées des droits en période de crise, et en particulier à ceux des personnes les plus vulnérables.

Tracer la généalogie de ces crises suffit à démontrer que ce qui est présenté comme urgent, temporaire ou exceptionnel, prend de fait des allures de permanence. Chaque fois, ces crises ont révélé la fragilité des droits humains, mais aussi la difficulté de les défendre lorsque le maintien de l’ordre, les intérêts de la majorité, les droits dits collectifs, la paix sociale ou la sécurité nationale sont invoqués pour justifier leur violation.

L’histoire de la LDL et du mouvement des droits humains montre que le projet de société porté par cet idéal, par l’ampleur des défis qu’il impose, doit regrouper toutes les forces progressistes engagées dans le combat pour une société plus juste. Car, comme tout ce qui doit demeurer vivant, nos luttes se doivent d’être collectives, solidaires et en prise sur notre monde en mouvements.


  1. Ross Lambertson, Repression and Resistance : Canadian Human Rights Activists, 1930-1960. Toronto, University of Toronto Press, 2005, 523
  2. Paul-Etienne Rainville, De l’universel au particulier : les luttes en faveur des droits humains au Québec (1945-1964). Thèse de doctorat (histoire), Université du Québec à Trois-Rivières, 2018, 596
  3. Commission d’enquête sur l’administration de la justice en matière criminelle et pénale au Québec; Yves Prévost. La société face au crime. Québec, Éditeur officiel du Québec,
  4. Ligue des droits de l’homme, Rapport annuel, mai 1973 à mai 1974, 13 ; Marie-Laurence B.-Beaumier, Le genre et les limites de l’universalité : La Ligue des Droits de l’Homme du Québec, 1963-1985, Mémoire (histoire), Université Laval, 2013, 153 p.
  5. Pierre Bosset, La Charte québécoise : Le rôle crucial de la Ligue, dans : Au cœur des luttes (1963-2013). La Ligue des droits et libertés, 50 ans d’action. Montréal, LDL, 2013, 21-24.
  6. Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et Voir : Assemblée générale des Nations Unies, résolution 2200 A (XXI), 16 décembre 1966. En ligne : http://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CCPR.aspx