Lettre ouverte publiée dans Le Devoir, le 9 décembre 2023.
75 ans, plusieurs rides, mais toujours pertinente
Alexandra Pierre, présidente de la Ligue des droits et libertés
Diane Lamoureux, membre du conseil d’administration.
Il y a 75 ans, le 10 décembre 1948, l’Assemblée générale des Nations unies adoptait la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), un texte unique en son genre dans la mesure où il fait place à plusieurs traditions juridiques et politiques. Outre des personnes originaires de pays anglo-saxons et de la France, on retrouve parmi les rédacteurs des représentants de la Chine, de Haïti, du Liban, du Chili et de l’URSS ; signe des temps, une seule femme participe au comité de rédaction.
Le texte reconnaît non seulement les droits civils et politiques, mais également les droits économiques et sociaux ; cette Déclaration est ambitieuse puisqu’elle ne vise rien de moins que de faire faire un bond en avant à une humanité qui sort de la Deuxième Guerre mondiale et de l’Holocauste.
Son préambule s’ouvre de la façon suivante : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. » Il est fait état de la nécessité de libérer les êtres humains de la terreur et de la misère. De plus, son article 28 précise que « Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet ». En outre, elle enjoint aux États l’obligation de protéger et de promouvoir les droits qui y sont énoncés.
Un outil indispensable
On pourrait penser qu’en cette fin 2023, dans une conjoncture marquée par un autre affrontement israélo-palestinien, l’élection de leaders populistes aux Pays-Bas et en Argentine, la participation de partis d’extrême droite à plusieurs gouvernements de l’Union européenne et la réduction du nombre de pays que l’on peut qualifier de démocraties, une telle Déclaration ne vaut pas plus que le papier sur lequel elle est écrite. La Ligue des droits et libertés, qui fête elle-même ses 60 ans, pense plutôt qu’elle est à la fois le résultat des luttes sociales des siècles qui l’ont précédée et un outil indispensable pour les mouvements qui, encore aujourd’hui, revendiquent la justice et la dignité pour toutes et tous.
Car les droits humains ont une longue histoire qui s’enracine dans les luttes, contre l’esclavage, contre l’exploitation, contre la colonisation, pour la démocratie, pour n’en nommer que quelques-unes. Et depuis sa proclamation, la DUDH et les divers instruments de droits humains de l’ONU ont servi d’assise à des mouvements pour les droits des femmes, des LGTBQ+, des personnes en situation de handicap, des peuples colonisés, des personnes racisées, de même que pour la protection de l’environnement. Là encore la liste est loin d’être exhaustive.
Les menaces actuelles
Trois grandes menaces pèsent aujourd’hui sur le système international des droits humains que la DUDH a commencé à établir. La première concerne la mondialisation économique, qui réduit les êtres humains à leur dimension d’Homo oeconomicus, fragilise les services publics et favorise l’internationalisation du capital alors qu’elle freine la libre circulation des personnes.
La deuxième est la faiblesse du système international représenté par l’ONU, qui dépend trop largement des États membres pour faire respecter ses principes et ses décisions ; on a pu en prendre la mesure récemment lorsque l’appel du secrétaire général de l’ONU à un cessez-le-feu à Gaza est ignoré par le gouvernement israélien.
La troisième de ces menaces, c’est la montée de mouvements réactionnaires et populistes qui refusent de reconnaître « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables ». Pensons au phénomène Trump et à ses émules comme Bolsonaro ou Milei et à leurs discours qui combinent éloge du capital, misogynie, homophobie et racisme. Plus près de nous, pensons au nationalisme identitaire qui s’épanouit au Québec et repose sur un clivage entre « nous » et « eux » tout en remettant en cause des libertés fondamentales au nom de la « défense de la nation » et de ses « valeurs ».
Ce 75e anniversaire de la DUDH nous permet de saisir ce qui a été accompli et ce qui reste à faire. Car les droits humains, s’ils ne sont pas fermement défendus, risquent d’être réduits à néant. C’est pourquoi nous avons besoin d’organismes indépendants pour promouvoir, défendre et élargir les droits humains et rappeler inlassablement aux gouvernements leurs engagements en cette matière.