Un carnet rédigé par Jacinthe Poisson, juriste, membre du Conseil d’administration de la LDL et militante arrêtée au G20
Dix ans après les arrestations massives du G20 de Toronto, un règlement historique est conclu le 19 octobre 2020 entre les manifestant-e-s arrêté-e-s et le service de police de Toronto. Retour sur un épisode sombre de l’histoire du droit de manifester au Canada.
Les 26 et 27 juin 2010 se tenait un sommet du G20[1] au centre-ville de Toronto. Des milliers de personnes se rendent dans les rues pour une fin de semaine de manifestations. Le tout financé par un budget de sécurité de 694.5 millions de dollars canadiens, des barricades sont érigées pour ceinturer le centre-ville et près de 21 000 policiers, policières et personnel de sécurité les attendent.
Durant cette fin de semaine, plus de 1 100 personnes seront arrêtées, notamment dans le cadre de quatre arrestations massives, puis fouillées à nu et détenues de 24 à 70 heures dans un centre de détention temporaire érigé pour l’occasion. La plupart de ces personnes seront libérées sans accusations. Plus d’une centaine de manifestant-e-s venant du Québec sont arrêté-e-s très tôt le dimanche matin alors qu’ils et elles dorment dans le gymnase de l’Université de Toronto. Ils et elles seront détenu-e-s entre 50 et 70 heures et accusé-e-s de conspiration pour commettre un acte contraire au Code criminel, sans plus de précisions. Ces accusations seront abandonnées quatre mois plus tard. En tout et pour tout, moins de 17% des 330 personnes accusées dans le cadre du G20 seront trouvées coupables[2].
Alors qu’après les événements, les rapports accablants se multiplient[3], le Service de police de Toronto refuse obstinément de s’excuser, permettant à l’impunité policière de perdurer. Mises à part quelques poursuites individuelles victorieuses[4], un seul haut-gradé du Service de police de Toronto sera sanctionné quelques années plus tard pour les décisions prises lors du G20. Les manifestant-e-s auront d’ailleurs dû porter en appel la décision pour obtenir une sanction disciplinaire plus sévère, soit la perte de soixante jours de vacances payés[5]!
Un recours collectif
Peu après le G20, un recours collectif de 45 millions est déposé contre le Service de police de Toronto, notamment pour arrestations et détentions illégales et inconstitutionnelles. L’autorisation du recours, étape essentielle pour être ensuite entendu sur les violations des droits subies par les manifestant-e-s, est obtenue en 2016 à la suite d’une bataille ardue jusqu’en Cour d’appel de l’Ontario[6]. Le Service de police de Toronto accepte ensuite finalement de négocier. En août 2020, une entente est conclue entre les parties[7]. Elle sera approuvée par la Cour le 19 octobre 2020[8], mettant fin à une bataille juridique de plus d’une décennie.
Cette entente présente des gains historiques à plusieurs égards pour le droit de manifester, mais soulève des questionnements et des critiques légitimes.
Contrairement à la majorité des ententes à l’amiable mettant fin à un recours collectif, l’entente est publique et le Service de police de Toronto doit même financer des mesures pour la faire connaître au grand public et aux manifestant-e-s visé-e-s par le recours[9].
Il devra aussi verser jusqu’à 16,5 millions de dollars en compensations aux manifestant-e-s arrêté-e-s lors des cinq arrestations massives visées par le recours (Queen/Spadina, Esplanade, Eastern avenue, Parkdale et gymnase de l’Université de Toronto), équivalant à une compensation entre 5 000 $ à 24 700 $[10] par personne.
De plus, c’est la première fois dans un tel recours, à notre connaissance, qu’un service policier s’engage à améliorer ses pratiques et ses standards applicables aux futures manifestations. Notamment, le Service de police de Toronto s’engage à éviter les souricières, sauf si c’est nécessaire pour prévenir un risque substantiel et imminent de préjudice à une personne, que toute autre alternative raisonnable moins intrusive ait été considérée et que cette option soit proportionnelle au préjudice anticipé. Les forces de l’ordre torontoises ne pourraient donc plus procéder à une souricière si la manifestation est tumultueuse, ne respecte pas la réglementation municipale ou même si des vitrines sont fracassées. En cas de souricière, le service policer doit, lorsque possible et approprié, donner un avertissement préalable puis une opportunité aux manifestant-e-s de se disperser et, pour les personnes n’ayant pas commis d’infractions, une possibilité d’en sortir[11]. Par ailleurs, en cas de détention, les manifestant-e-s relâché-e-s ne pourront pas être empêché-e-s de manifester dans le futur, notamment par l’émission de conditions à cette fin. D’autres engagements visent les conditions de détention, les arrestations et détentions individuelles, ainsi que la planification d’évènements similaires[12].
Une autre « première » dans une telle entente à l’amiable est la présentation d’excuses publiques par un service de police. Des mois de négociations ardues ont mené au vocabulaire édulcoré du communiqué de presse : « nous regrettons que des erreurs ont été commises » et « nous comprenons et reconnaissons (…) que plusieurs centaines de membres du public ont été détenus ou arrêtés quand ils n’auraient pas dû l’être et ont été détenus dans des conditions inacceptables »[13].
Pour nombre de manifestant-e-s arrêté-e-s au G20 de Toronto, c’est une étape importante pour tourner la page sur un chapitre d’injustice et d’impunité policière et politique. Pour d’autres, c’est insuffisant.
Refuser de négocier une entente à l’amiable et aller à procès aurait permis de faire reconnaître par un tribunal les violations des droits vécus par les manifestant-e-s, de mettre des mots sur les violations des libertés civiles et les traumas vécus par des centaines de personnes. Plusieurs déplorent qu’avec cette entente, on échoue à créer un précédent judiciaire important pour protéger les droits des manifestant-e-s pour le futur.
D’un côté de la barricade, 1100 personnes sont arrêtées arbitrairement, maltraitées et humiliées. De l’autre, un seul haut-gradé du service policier est sanctionné par la perte de 60 jours de vacances. Le chef de police responsable de ces opérations, Bill Blair, aura toujours refusé de s’excuser, ne connaîtra aucune sanction et sera nommé ministre fédéral de la Sécurité publique en 2019.
L’impunité policière, elle, persiste et signe.
[1] Formé des dix-neuf pays économiquement les plus puissants au monde et de l’Union européenne, les sommets du G20 permettent aux représentants gouvernementaux des banques centrales de se rencontrer dans des forums tenus annuellement.
[2] Ministry of the Attorney General, G20 Case update. En ligne: https://www.attorneygeneral.jus.gov.on.ca/english/g20_case_update.php
[3] Office of the Independent Police Review Director. Policing the right to protest: G20 systemic review report (2012). En ligne: https://www.oiprd.on.ca/wp-content/uploads/G20-Systemic-Review-2012_E.pdf; Ombudsman Ontario. Caught in the Act : Investigation into the Ministry of Community Safety and Correctionnal Services’ conduct in relation to Ontario Regulation 233/10 under the Public Work Protection Act. En ligne: https://www.ombudsman.on.ca/Files/sitemedia/Documents/Investigations/SORT%20 Investigations/G20final-EN-web_1.pdf; Honourable R. Roy McMurtry. Report of the review of the Public Works Protection Act (2011). En ligne: http://www.mcscs.jus.gov.on.ca/sites/default/files/content/mcscs/docs/ec088595.pdf
[4] Voir par exemple The Canadian Press « G20 protester awarded $500 for illegal police search and googles seizure » (20 avril 2020).En ligne: https://www.aldergrovestar.com/news/g20-protester-awarded-500-for-illegal-police-search-and-goggles-seizure/
[5] The Canadian Press « Misconduct finding against senior G20 cop upheld; punishment increase » (10 novembre 2017). En ligne: https://www.cbc.ca/news/canada/toronto/fenton-appeal-1.4397286
[6] Good v. Toronto, 2016 ONCA 250. Voir le rejet par la Cour suprême d’entendre l’appel : http://www.g20classaction.ca/wp-content/uploads/2016/11/SCC-Ruling-November-10-2016.pdf
[7] Voir le Settlement agreement dans le cadre du recours collectif du G20 de Toronto « G20 settlement agreement » : http://www.g20classaction.ca/wp-content/uploads/2020/08/G20-Settlement-Agreement-July-3-2020.pdf
[8] Good v. Toronto Police Services Board, 2020 ONSC 6332
[9] G20 settlement agreement, p. 43-47 (notre traduction).
[10] G20 Settlement Agreement, p. 13-14 (notre traduction).
[11] G20 Settlement Agreement, schedule A, p. 41 (notre traduction).
[12] G20 Settlement Agreement, schedule A, p. 41-42 (notre traduction).
[13] Toronto Police Service. Toronto Police Service responds to G20 Class Action Settlement (19 octobre 2020). En ligne : http://torontopolice.on.ca/newsreleases/48320 (notre traduction)
Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices.