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Eve-Marie Lacasse,
coordonnatrice, Ligue des droits et libertés
De l’importance de réformer le Bureau des enquêtes indépendantes
En septembre dernier, la Ligue des droits et libertés (LDL) et la Coalition contre la répression et les abus policiers (CRAP) publiaient le premier bilan critique réalisé par des organisations de la société civile sur le travail du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI). À la suite de ce travail de recherche et d’analyse s’étendant sur plus d’une année, de lourds constats s’imposent : le BEI est loin d’être indépendant du milieu policier ; le BEI fait preuve d’un manque important de transparence dans ses enquêtes ; plusieurs raisons nous permettent de douter de l’impartialité de ses enquêtes et enfin, le BEI n’a pas été doté de moyens pour mettre fin à l’impunité policière. À l’heure où les institutions policières sont vivement critiquées, nous avons plus que jamais besoin d’un véritable mécanisme d’enquête indépendante sur les interventions policières ayant causé la mort d’une personne ou des blessures graves.
Le Bureau des enquêtes dépendantes plutôt qu’indépendantes
L’indépendance du BEI à l’égard des autres corps policiers est gravement compromise pour plusieurs raisons.
L’indépendance du BEI est compromise quand 70% des enquêteuses et enquêteurs du BEI sont d’anciens policier-ère-s ou d’anciens employé-e-s civils de corps policier. L’indépendance du BEI est compromise quand presque 100% de ses enquêtes indépendantes requièrent les services de soutien de la Sûreté du Québec (SQ), du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et du Service de police de la Ville de Québec (SPVQ). L’indépendance du BEI est compromise quand la seule personne qui peut aviser le BEI d’un incident relevant de sa juridiction afin qu’une enquête soit déclenchée est la direction du corps policier impliqué dans l’intervention ayant causé la mort ou des blessures graves. L’indépendance du BEI est compromise quand le comité de sélection pour la nomination de la direction du BEI est composé d’une ancienne direction de corps de police, recommandé par le conseil d’administration de l’Association des directeurs de police du Québec, et de la direction générale de l’École nationale de police du Québec. L’indépendance du BEI est compromise quand la SQ est impliquée dans le processus de nomination de ses enquêteuses et enquêteurs. L’indépendance du BEI est compromise quand on sait que la seule source d’information des communiqués de presse du BEI qui annoncent le déclenchement d’une enquête indépendante provient du corps de police impliqué dans la blessure ou la mort d’une personne lors de l’intervention policière.
Toutes ces raisons nous amènent à une conclusion peu réjouissante : c’est encore la police qui enquête sur la police. Quand on prend la mesure de ces faits, on devrait parler du Bureau des enquêtes dépendantes plutôt que du Bureau des enquêtes indépendantes.
Une impartialité douteuse
L’ampleur du recours aux services de soutien de la SQ, du SPVM et du SPVQ dans presque toutes les enquêtes indépendantes du BEI est inquiétante en application des principes d’impartialité et d’indépendance de cet organisme à l’égard des autres corps de police. Et quand on sait qu’il arrive que des enquêteuses et enquêteurs du BEI provenant d’un corps policier particulier ont été affectés à des enquêtes indépendantes sur des policier-ère-s de ce même corps policier – donc peut-être des anciens collègues! – ce principe d’impartialité est encore plus mis à mal.
S’assurer que les enquêteuses et enquêteurs du BEI n’ont jamais travaillé pour un corps policier – que ce soit à titre de policier-ère ou d’employé-e civil – est la seule solution pour assurer une réelle impartialité des enquêtes du BEI.
Vous avez dit manque de transparence?
Quand on compare le niveau d’informations que le BEI rend publiques et celles qu’il garde pour lui, on voit que c’est l’opacité qui règne, et non la transparence, quand il est question des enquêtes sur les interventions policières ayant causé la mort ou des blessures graves.
En effet, le BEI refuse de rendre public le contenu de ses rapports d’enquête dites indépendantes lorsqu’aucune accusation n’est portée par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) contre les policier-ère-s impliqués. À l’heure actuelle, lorsque le DPCP décide de ne pas porter d’accusation contre une policière ou un policier, les informations transmises sont fragmentaires. Elles ne permettent pas de comprendre le déroulement de l’événement, ni de juger de la rigueur et de l’impartialité de l’enquête, ni d’évaluer la justesse de la décision du DPCP de ne pas porter d’accusation.
Le Québec fait figure de cancre en la matière puisqu’en Colombie-Britannique, en Ontario, en Nouvelle-Écosse et au Manitoba, les organismes similaires au BEI rendent publics des résumés exhaustifs et anonymisés de leurs rapports d’enquête.
Le Québec n’a aucune excuse pour ne pas faire la même chose. Et le BEI peut choisir de faire preuve de plus de transparence. Rien dans la loi ne l’empêche de publier des résumés de ses rapports d’enquête.
Une impunité policière qui persiste
En novembre 2018, des lettres envoyées par la direction du BEI aux directions de certains corps policiers révélaient que des policier-ère-s et directions ne respectaient pas les obligations que leur impose le Règlement sur le déroulement des enquêtes du Bureau des enquêtes indépendantes. Ces obligations sont pourtant essentielles pour assurer l’indépendance et la crédibilité des enquêtes du BEI.
La seule action entreprise par la direction du BEI devant ces entraves importantes aux enquêtes de son organisme a été d’envoyer des avis écrits aux directions des corps de police en question. Pourquoi? Parce que le BEI est un tigre édenté puisque le Règlement ne prévoit aucune sanction en cas de non-respect des obligations prévues, pas plus qu’il n’accorde au BEI le pouvoir de contraindre les individus visés par ces obligations.
Cette absence de sanction peut sembler une invitation à récidiver!
Cette situation consolide l’impunité policière, déjà si présente.
Conclusion
Les constats auxquels la LDL et la CRAP sont parvenus au terme de ce bilan sont alarmants et concernent tout autant les enquêtes indépendantes du BEI que ses relations avec les communautés autochtones et les proches des personnes tuées ou blessées aux mains de la police.
Bon nombre des problèmes présents actuellement au sein du BEI n’existeraient pas si les parlementaires avaient davantage pris en considération les préoccupations légitimes des proches des victimes et des organisations de la société civile au moment de l’adoption en 2013 de la loi créant le BEI.
Sept ans plus tard, une réforme en profondeur du BEI est nécessaire. Et pour cela, la volonté politique est nécessaire.
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