Environnement urbain, situations de handicap et droits de la personne

Les villes ont un rôle à jouer dans la mise en œuvre des droits de la personne parce qu’elles disposent souvent des compétences pertinentes.

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Revue Droits & Libertés, print. / été 2021

Élections municipales 2021

Environnement urbain, situations de handicap et droits de la personne

 

Jérôme Saunier, militant pour les droits des personnes en situation de handicap

La sous-représentation politique des personnes ayant des incapacités nuit au respect de leurs droits par les villes, dont le cadre bâti reste difficilement accessible. Le 7 novembre, aux élections municipales générales, il leur faudra accéder à des postes électifs pour accélérer le changement.

Judy Heumann, la grande militante américaine pour les droits des personnes handicapées, dit que la seule façon de changer les choses, c’est d’être impossible à ignorer1. L’envers de la médaille, c’est que notre invisibilité sociale, médiatique et politique chronique nous rend faciles à oublier. Comme les autres groupes minoritaires, nous sommes largement sous-représenté-e-s dans les sphères du pouvoir. Peu de recherches ont été menées à ce sujet, mais on sait que les candidat-e-s handicapé-e-s aux élections provinciales tenues de 2003 à 2015, toutes provinces confondues, ne comptaient que pour 1,2 % des candidat-e-s en lice, et que la moitié ont été élu‑e‑s2. Nous représentons environ le quart de la population3!

Concrétiser nos droits

C’est dans les villes que les atteintes à nos droits à l’égalité et à la dignité sont peut‑être les plus flagrantes. Dans un environnement physique, sensoriel et communicationnel truffé d’obstacles handicapants, comment vivre de façon autonome, travailler, étudier, se divertir et participer à la vie de la communauté comme les autres citoyen-ne-s ? En dépit de la Charte des droits et libertés de la personne, le capacitisme ambiant entrave les progrès et entraîne des reculs4. Notre participation sociale et la reconnaissance de nos droits sont sérieusement compromises5.

Les villes ont indéniablement un rôle à jouer dans la mise en œuvre des droits de la personne parce qu’elles disposent souvent des compétences pertinentes6.

Or, si un droit aussi fondamental que le droit au logement reçoit un petit peu plus d’attention ces jours‑ci, la situation laisse à désirer pour ce qui est du respect de notre dignité, de notre liberté de choix et de notre droit à l’égalité. L’Office des personnes handicapées du Québec indiquait en 2009 que « l’égalité de principe doit se traduire en égalité de fait », car « posséder des droits que l’on ne peut concrètement exercer, c’est comme ne pas en avoir7 ». Il faut encore le rappeler douze ans plus tard. Les villes prennent des mesures d’accessibilité universelle plus ou moins timides, essentiellement dans le domaine public. Elles doivent avant tout cesser de violer nos droits et se demander comment les concrétiser. L’accessibilité est un moyen d’y parvenir, mais donner préséance aux droits permettrait d’éviter de considérer le handicap dans ce cadre étroit ou de tomber dans le piège de questions accessoires telles que le financement et les normes de construction désuètes, entre autres manifestations tangibles et persistantes de la discrimination systémique. Non seulement les villes doivent-elles s’engager à respecter les droits de la personne8, mais cet engagement doit se traduire dans la réalité.

Le handicap est politique

Pour en finir avec la ségrégation et l’exclusion, garantir notre autonomie et dépasser la condition dominée que nous partageons, quelles que soient nos incapacités, pour cesser d’être de simples objets de politiques publiques et devenir des citoyen‑ne‑s à part entière, nous devons pouvoir parler pour nous‑mêmes. Nous devons prendre et exercer le pouvoir pour participer aux décisions qui nous touchent. Personne ne prétend que les personnes en situation de handicap soient les seules à pouvoir recentrer l’action publique sur le respect des droits parce que nous subissons une ou plusieurs formes d’oppression. Nous avons beaucoup d’allié-e-s formidables. Force est cependant de constater que la majorité des élu-e-s et des haut-e-s responsables non handicapé‑e‑s — et titulaires d’autres privilèges — ne sont pas suffisamment informé‑e‑s ou motivé‑e‑s pour faire le nécessaire. Ces personnes ne partagent pas notre compréhension intime des enjeux ni le même sentiment d’urgence. La sensibilisation trouve vite ses limites. Malgré toute la bonne volonté du monde, il est facile de perpétuer la ségrégation : un équipement public aussi important que le nouveau Biodôme, inauguré en 2020, n’est que partiellement accessible.

Aux commandes, nous pourrons influer sur les autres élu‑e‑s, faire tomber les préjugés, mettre notre expérience et notre sensibilité au service de l’administration et surveiller la mise en œuvre d’une réglementation renforcée — bref, transformer le système de l’intérieur afin de changer la façon dont les villes nous (mal)traitent — sans pour autant négliger les autres dossiers qui sollicitent l’attention des responsables politiques9. Comme le dit à juste titre Carla Qualtrough, ancienne championne paralympique et actuelle ministre de l’Inclusion des personnes handicapées au sein du gouvernement fédéral, « [n]ous pouvons passer du principe «rien de ce qui nous concerne ne doit se faire sans nous» au principe, plus simple, «rien ne doit se faire sans nous», car tout nous concerne10 ». Tout comme les enjeux du handicap concernent les personnes non handicapées : à l’instar du racisme systémique, le capacitisme est une responsabilité collective.

Il faut briser le plafond de verre de la représentation politique pour normaliser la notion de politicien-ne en situation de handicap, ne serait-ce que parce que le « principe de diversité […] garantit la meilleure prise de décision possible pour la collectivité11 » — une évidence qui, vu la composition des conseils municipaux, tarde à se frayer un chemin dans l’esprit de la majorité.

Les partis doivent recruter des candidat‑e‑s handicapé‑e‑s pour les présenter dans des districts gagnables. Ce serait le signe d’une volonté de rendre les villes plus égalitaires, car il ne fait aucun doute que notre représentation effective dans les processus décisionnels aura des conséquences décisives sur leur avenir, en les rendant plus accueillantes, non seulement pour les personnes en situation de handicap, mais aussi pour les familles, et en les préparant à affronter le vieillissement démographique.

Pour une loi québécoise sur l’accessibilité

En 2022, les partis politiques provinciaux devront aussi faire de l’accessibilité universelle et du capacitisme des thèmes de campagne. Ils devront rechercher des candidat-e-s ayant des incapacités, car nous aurons besoin de ministres vivant nos réalités pour que soit enfin votée une loi sur l’accessibilité universelle applicable dans nos champs de compétence. La Loi canadienne sur l’accessibilité aurait-elle vu le jour sans la ministre Qualtrough? Soyons impossibles à ignorer sur la scène politique pour que tous nos droits soient enfin respectés.


  1. Judy Heumann et Kristen Joiner, Being Heumann: An Unrepentant Memoir of a Disability Rights Activist, Boston, Beacon Press, 2020.
  2. Mario Lévesque, Searching for Persons with Disabilities in Canadian Provincial Office, Canadian Journal of Disability Studies, vol. 5, no 1, 2016.
  3. Office des personnes handicapées du Québec, Prévalence de l’incapacité. Population québécoise de 15 ans et plus, 2021; Statistique Canada, Un profil de la démographie, de l’emploi et du revenu des Canadiens ayant une incapacité âgés de 15 ans et plus, 2017; Institut de la statistique du Québec, Enquête québécoise sur les limitations d’activités, les maladies chroniques et le vieillissement 2010-2011, 2013.
  4. Jérôme Saunier, La discrimination fondée sur le handicap se porte bien au Québec, site Web de la Ligue des droits et libertés, « Carnets », 2020.
  5. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Rapport de suivi de l’exercice de sensibilisation sur l’accessibilité des commerces au Québec, 2015.
  6. Nevena Dragivenic et Bruce Porter, Human rights cities: The power and potential of local government to advance economic and social rights, Maytree, 2020.
  7. Office des personnes handicapées du Québec, À part entière : pour un véritable exercice du droit à l’égalité, 2009.
  8. Voir la Charte montréalaise des droits et responsabilités. https://portail-m4s.s3.montreal.ca/pdf/charte_montrealaise_en_francais_.pdf Ce texte a été modifié en avril 2021 par l’ajout du capacitisme aux formes de discrimination que la Ville s’engage à combattre.
  9. Brynne Langford et Mario Lévesque, Nature symbolique et nature concrète de la présence de politiciens en situation de handicap : étude de cas de la C.-B., Revue parlementaire canadienne, vol. 40, no 2, 2017.
  10. Débats de la Chambre des communes, 2018.
  11. David Robichaud et Patrick Turmel, Prendre part. Considérations sur la démocratie et ses fins, Montréal, Atelier 10, collection « Documents », 2020.