Projet de règlement relatif à l’aide financière pouvant être accordée à des membres de la famille d’une personne décédée pour le remboursement de frais engagés pour des services d’assistance et de représentation juridiques lors de certaines enquêtes d’un coroner
Commentaires présentés par la
Ligue des droits et libertés
Au ministère de la Sécurité publique du Québec
3 juin 2022
Table des matières
Présentation de la Ligue des droits et libertés
- Nombre de membres de la famille de la personne décédée admissibles à l’aide financière prévue au règlement
- Aide financière accordée aux membres de la famille de la personne décédée
- Exclusion des procédures de révision des orientations et décisions prises par le coroner en cours d’enquête
Présentation de la Ligue des droits et libertés
Fondée en 1963, la Ligue des droits et libertés (LDL) est un organisme à but non lucratif, indépendant et non partisan, qui vise à faire connaitre, à défendre et à promouvoir l’universalité, l’indivisibilité et l’interdépendance des droits reconnus dans la Charte internationale des droits de l’Homme. La Ligue des droits et libertés est affiliée à la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH).
La LDL poursuit, comme elle l’a fait tout au long de son histoire, différentes luttes contre la discrimination et contre toute forme d’abus de pouvoir, pour la défense des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Son action a influencé plusieurs politiques publiques et a contribué à la création d’institutions vouées à la défense et à la promotion des droits humains, notamment l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et la création de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.
Elle interpelle, sur les scènes locale, nationale et internationale, les instances gouvernementales pour qu’elles adoptent des lois, des mesures et des politiques conformes à leurs engagements à l’égard des instruments internationaux de défense des droits humains et pour dénoncer des situations de violation de droits dont elles sont responsables. Elle mène des activités d’information, de formation, de sensibilisation visant à faire connaitre le plus largement possible les enjeux de droits pouvant se rapporter à l’ensemble des aspects de la vie en société. Ces actions visent l’ensemble de la population de même que certains groupes placés, selon différents contextes, en situation de discrimination.
La LDL réclame depuis de nombreuses années l’instauration d’un véritable mécanisme d’enquête indépendant, impartial et transparent chargé d’enquêter sur tous les cas où des interventions policières ont pour conséquence de causer la mort ou d’infliger des blessures graves à une personne. Ainsi, elle est intervenue lors des consultations particulières et auditions publiques sur le projet de loi 46, Loi concernant les enquêtes policières indépendantes, en 2012, et le projet de loi 12, Loi modifiant la Loi sur la police concernant les enquêtes indépendantes, en 2013. Elle a également communiqué au gouvernement ses commentaires sur le projet de Règlement sur le déroulement des enquêtes dont est chargé le Bureau des enquêtes indépendantes.
Depuis l’entrée en fonction du Bureau des enquêtes indépendantes en juin 2016, la LDL poursuit son travail en documentant les activités de celui-ci. Elle a entre autres publié en 2020 le rapport Regards critiques sur les trois premières années d’activité du Bureau des enquêtes indépendantes, conjointement avec la Coalition contre la répression et les abus policiers. Celui-ci fait notamment état d’un manque de volonté de l’État à soutenir les familles des personnes décédées lors d’une intervention policière ainsi que du profond sentiment d’injustice ressenti par elles.
Introduction
La Ligue des droits et libertés (LDL) a pris connaissance du Projet de règlement relatif à l’aide financière pouvant être accordée à des membres de la famille d’une personne décédée pour le remboursement de frais engagés pour des services d’assistance et de représentation juridiques lors de certaines enquêtes d’un coroner (ci-après projet de règlement), publié dans la Gazette officielle le 20 avril 2022. Ce règlement est prévu à l’article 168.1[1] de la Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès depuis mai 2013 à la suite de l’adoption à l’unanimité de la Loi modifiant la Loi sur la police concernant les enquêtes indépendantes.
Depuis janvier 2020, dans le contexte de la tenue de l’enquête publique sur le décès de Pierre Coriolan survenu le 27 juin 2017 à Montréal, la LDL a enjoint à plusieurs occasions la ministre de la Sécurité publique de procéder à l’adoption d’un tel règlement visant à soutenir financièrement les familles des personnes décédées lors d’une intervention policière ou de leur détention par un corps de police. Ainsi, le 19 mai 2021, la LDL transmettait-elle à la ministre une lettre signée par 60 organisations lui demandant d’adopter un règlement qui assurera le droit à la représentation des familles, et ce, avant le début de deux nouvelles enquêtes publiques du coroner sur le décès de Riley Fairholm, survenu le 25 juillet 2018 à Lac-Brome lors d’une intervention de la Sûreté du Québec, et celui de Koray Kevin Celik, survenu le 6 mars 2017 lors d’une intervention policière du Service de police de la Ville de Montréal.
Rappelons que les enquêtes publiques du coroner ont pour but de faire toute la lumière sur les causes et les circonstances du décès d’une personne et peuvent donner lieu à des recommandations visant à préserver la vie humaine. Elles sont d’une grande importance autant pour les familles des victimes que pour l’ensemble de la société québécoise.
La LDL accueille donc positivement la publication d’un projet de règlement visant à soutenir sur le plan financier les familles des personnes décédées afin d’assurer leur représentation lors d’enquêtes publiques du coroner. Toutefois, dans sa forme actuelle, le règlement proposé ne répond que très partiellement aux besoins des familles et ne garantit pas un accès à la justice équitable. Les présentes recommandations de la LDL rendent compte des modifications substantielles devant être apportées au projet de règlement.
1. Nombre de membres de la famille de la personne décédée admissibles à l’aide financière prévue au règlement
Le projet de règlement prévoit qu’« un seul membre de la famille de la personne décédée peut obtenir une aide financière pour l’enquête tenue par le coroner » (article 3). Il prévoit également qu’un second membre de la famille peut être admissible à une aide financière « s’il démontre, à la satisfaction du coroner en chef, qu’il a des intérêts divergents, opposés ou irréconciliables avec le membre de la famille déclaré admissible à une aide financière. »
En vertu de l’article 136 de la Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès, le coroner doit reconnaître comme personne intéressée toute personne qui lui en a fait la demande et qui a démontré son intérêt dans l’enquête publique à venir. Les membres de la famille de la personne décédée sont, règle générale, reconnus comme personnes intéressées dans l’enquête.
Les membres d’une famille vivant le deuil d’un être cher éprouvent des sentiments complexes et ont souvent sur l’événement des perspectives qui sans équivaloir à des intérêts divergents au sens juridique, ne convergent pas. Le projet de règlement à l’étude force donc ces familles à un « choix de Sophie[2] » qui s’inscrit en faux contre les objectifs de la participation à l’enquête du coroner. La LDL ne prétend pas que tous les membres d’une famille doivent automatiquement bénéficier de l’assistance financière proposée par le projet de règlement. Elle croit toutefois que le coroner doit conserver la discrétion d’évaluer au mérite et en fonction des représentations qui lui seront faites la demande de plus d’un-e membre d’une famille à l’assistance financière sans pour autant exiger la preuve d’intérêts divergents au sens de l’article 3, alinéa 2 du projet de règlement.
La LDL s’interroge aussi concernant l’impact préjudiciable sur une famille du besoin de l’identification des intérêts divergents ou irréconciliables. Cette exigence pourrait dans certains cas équivaloir à une atteinte à la vie privée des membres de la famille telle que décrite au second alinéa de l’article premier du projet de règlement. Selon la LDL, il serait plus conforme à l’esprit de la Loi et au cadre de référence des droits et libertés de la personne de laisser au coroner le soin d’apprécier en général l’opportunité pour l’ensemble des membres de la famille jugés parties intéressées de bénéficier de l’assistance financière prévue.
Recommandation 1.
Que le projet de règlement soit modifié afin que l’ensemble des membres de la famille de la personne décédée qui ont obtenu le statut de personne intéressée lors de l’enquête publique du coroner puissent être admissibles à l’aide financière prévue par le règlement. |
2. Aide financière accordée aux membres de la famille de la personne décédée
Le Chapitre III du projet de règlement établit le montant et les modalités de versement de l’aide financière. L’article 7 prévoit que le montant maximum de l’aide financière pouvant être accordée à un membre de la famille de la personne décédée est de 20 000 $ pour, notamment, les honoraires de représentation et les frais d’expertise. L’aide financière relative aux honoraires et aux débours de l’avocat-e est quant à elle balisée par l’article 3, alinéa 2, paragraphe 1o de l’Entente du 4 décembre 2020 entre le ministre de la Justice et le Barreau du Québec concernant le tarif des honoraires et les débours des avocats dans le cadre du régime d’aide juridique et concernant la procédure de règlement des différends. Cette entente « établit le tarif des honoraires des avocats de la pratique privée à qui un mandat d’aide juridique est confié, sauf pour les services rendus en matières criminelle et pénale ». De plus, l’article 2 du projet de règlement prévoit qu’un membre de la famille qui est admissible au régime d’aide juridique ne peut obtenir l’aide financière prévue au règlement.
En d’autres mots, la hauteur de l’assistance financière prévue par le projet de règlement est, dans tous les cas, celle réservée aux personnes dont le faible niveau de revenu les rend admissibles à l’aide juridique. Cette confusion entre le statut de partie intéressée par une enquête du coroner et celui de personne économiquement vulnérable, bien que fondée sur un historique règlementaire, étonne. La LDL ne peut s’empêcher de constater qu’elle promeut un sentiment de justice à rabais parmi les membres des familles déclarées parties intéressées. Pourquoi ?
De plus, ce choix ne prend pas en compte d’une part, les difficiles relations entre les avocat-e-s de la pratique privée et le service de facturation de la Commission des services juridiques et, d’autre part, les difficultés des parties intéressées déclarées admissibles à l’aide juridique de voir reconnu leur besoin de services juridiques particuliers telle la représentation devant le coroner. En effet, le statut de partie intéressée n’entraine, de l’avis du bureau de révision de la Commission des services juridiques, ni un risque pour la sécurité de la personne, ni une équivalence avec d’autres statuts prévus par la loi tel celui de partie à une instance[3]. En conséquence, tant le renvoi à l’Entente de 2020 pour les parties qui ne sont pas admissibles à l’aide juridique que le recours à la l’aide juridique pour les autres entrainent des risques et des incertitudes inéquitables. D’autres solutions sont pourtant disponibles.
Pour assurer l’équité de l’enquête publique et véritablement soutenir les familles des personnes décédées, il est nécessaire de modifier le point de référence de l’aide financière prévue au projet de règlement. La LDL propose que celui-ci soit le Règlement sur les honoraires relatifs à certains services juridiques rendus à des organismes du gouvernement, lequel est par exemple utilisé lorsqu’il s’agit de la couverture des frais de représentation des policiers de la Sûreté du Québec interpelés par une enquête publique du coroner.
En effet, le contrat de travail en vigueur entre le 1er avril 2015 et le 31 mars 2022 entre le gouvernement du Québec et l’Association des policières policiers provinciaux du Québec (APPQ) prévoit à l’article 6.01 que le gouvernement doit prendre en charge les frais de conseil et de représentation juridiques de tout policier assigné à comparaître lors d’une procédure judiciaire ou quasi judiciaire, ce qui inclut les enquêtes publiques du coroner. L’article 6.09 du contrat de travail prévoit plus précisément que les frais assumés par le gouvernement sont ceux établis au Règlement sur les honoraires relatifs à certains services juridiques rendus à des organismes du gouvernement.
Recommandation 2.
Que le projet de règlement soit modifié afin que l’aide financière octroyée aux membres de la famille de la personne décédée soit basée sur le Règlement sur les honoraires relatifs à certains services juridiques rendus à des organismes du gouvernement. Que les dispositions du projet de règlement soient révisées en conséquence. |
Les familles des personnes décédées sont des victimes collatérales d’une intervention policière qui s’est avérée fatale. La tenue d’une enquête publique du coroner permet à ces familles de se faire entendre, d’obtenir les réponses à toutes leurs questions et d’interroger les policiers impliqués dans l’intervention policière ou témoins de celle-ci afin de faire toute la lumière sur les causes et les circonstances du décès de leur proche. Un soutien financier adéquat à leur égard de la part de l’État s’impose.
3. Exclusion des procédures de révision des orientations et décisions prises par le coroner en cours d’enquête
L’article 8, paragraphe 4o du projet de règlement établi qu’aucune aide financière ne peut être accordée pour les frais, honoraires, coûts et autres dépenses « engagés dans le cadre de procédures judiciaires pouvant découler des orientations et des décisions prises par le coroner qui tient l’enquête ». Cet énoncé exclut les procédures de révision judiciaire d’une décision prise par le coroner en cours d’enquête et les représentations lors d’une procédure de révision déposée par une autre personne intéressée, qu’il s’agisse par exemple d’un policier ou d’une municipalité.
La LDL est d’avis que l’aide financière prévue au règlement doit inclure les frais et les honoraires relatifs à la représentation des membres de la famille de la personne décédée lors de toute procédure de révision judiciaire d’une orientation ou décision du coroner en cours d’enquête.
Recommandation 3.
Que l’article 8, paragraphe 4o du projet de règlement soit retiré. Que le projet de règlement soit modifié afin qu’il soit explicitement prévu que l’aide financière accordée aux membres de la famille de la personne décédée inclut les frais et les honoraires engagés dans le cadre de procédures de révision judiciaire pouvant découler des décisions prises par le coroner en cours d’enquête. |
Sommaire des recommandations
1) Que le projet de règlement soit modifié afin que l’ensemble des membres de la famille de la personne décédée qui ont obtenu le statut de personne intéressée lors de l’enquête publique du coroner puissent être admissibles à l’aide financière prévue par le règlement.
2) Que le projet de règlement soit modifié afin que l’aide financière octroyée aux membres de la famille de la personne décédée soit basée sur le Règlement sur les honoraires relatifs à certains services juridiques rendus à des organismes du gouvernement.
Que les dispositions du projet de règlement soient révisées en conséquence.
3) Que l’article 8, paragraphe 4o du projet de règlement soit retiré.
Que le projet de règlement soit modifié afin qu’il soit explicitement prévu que l’aide financière accordée aux membres de la famille de la personne décédée inclut les frais et les honoraires engagés dans le cadre de procédures de révision judiciaire pouvant découler des décisions prises par le coroner en cours d’enquête.
Références
[1] 168.1. Un règlement du gouvernement peut établir les montants, les conditions d’admissibilité et les modalités de versement de l’aide financière que le coroner en chef peut accorder en vertu de l’article 125.1 à des membres de la famille d’une personne décédée, pour le remboursement de frais qu’ils ont engagés pour des services d’assistance et de représentation juridiques lors d’une enquête tenue par un coroner à la suite d’une enquête indépendante menée par le Bureau des enquêtes indépendantes conformément à l’article 289.1 de la Loi sur la police (chapitre P-13.1).
[2] Expression qui fait référence à une décision extrêmement difficile qu’une personne est amenée à prendre.
[3] Voir la décision du Comité de révision de la Commission des services juridiques : Anonyme — 13842, 2013 QCCSJ 840, https://canlii.ca/t/g1lvq