Une police en porte-à-faux avec les droits
Lynda Khelil, Responsable de la mobilisation de la LDL
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Revue Droits et libertés, printemps / été 2023
Dès les premières années d’existence de la Ligue des droits et libertés (LDL), les événements mettant en cause des violences policières se succèdent. La LDL réclame la tenue d’enquêtes indépendantes à plusieurs occasions; que l’on pense au Samedi de la matraque en 1964 lors de la visite de la reine Elizabeth II, aux interventions policières lors de la fête de la Saint-Jean-Baptiste en 1971, et aux descentes policières dans les bars gais, dont celle au Truxx en 1977. Les revendications pour des mécanismes d’enquêtes indépendantes sur la police demeurent un champ d’intervention tout au long de l’histoire de la LDL, pour la protection des droits civils et politiques et du droit à l’égalité.
En 1978, les agissements de la police secrète au Québec sont sous la loupe, alors que la LDL lance l’Opération liberté. Cette campagne d’envergure vise à sensibiliser la population au sujet des actes illégaux commis par la Gendarmerie royale du Canada, la Sûreté du Québec et le Service de police de la Communauté urbaine de Montréal – en particulier l’infiltration des syndicats et des groupes de gauche – au nom de la sécurité nationale. Cette même année, un colloque réunissant 400 participant-e-s conduit à la création d’une coalition de citoyen-ne-s et d’organisations, regroupés autour d’une déclaration de principes que l’on retrouve dans le livre La police secrète au Québec. La tyrannie occulte de la police (1978).
La brutalité policière à l’égard des citoyen-ne-s préoccupe tout autant la LDL, qui met sur pied en 1979 le Comité contre la brutalité policière. Son mandat est d’informer les citoyen-ne-s sur leurs droits, d’aider les victimes de brutalité et de contrecarrer ce type de pratiques. La LDL publie d’ailleurs plusieurs brochures au fil des ans : Arrestation et Détention (1970) et Le citoyen face à la police (1982), pour informer les citoyen-ne-s sur leurs droits, et Les jeunes face à la police (1985), pour dénoncer le harcèlement policier et les fouilles abusives dans la rue, dans les parcs et à l’école. Cette dernière réalité est toujours présente à ce jour, particulièrement pour les jeunes racisés ou en situation de marginalité dans l’espace public.
Racisme policier
Cette période est aussi marquée par un racisme policier décomplexé. Parmi les événements marquants, celui du 20 juin 1979 retient l’attention, alors que des policiers donnent arbitrairement l’ordre de quitter les lieux à de jeunes Haïtiens jouant au soccer dans un parc du quartier Rosemont à Montréal. Ils tabassent, matraquent et arrêtent les jeunes, et profèrent des insultes racistes. L’événement suscite l’indignation et un débat sur le racisme policier. Le Comité du 20 juin est mis sur pied, regroupant des organisations de la communauté haïtienne et de défense des droits, dont la LDL, pour exiger des actions fermes – qui ne seront pas au rendez-vous. La violence policière à l’égard des personnes noires à Montréal est persistante. Plusieurs hommes noirs sont tués par la police dans les années suivantes : Anthony Griffin en 1987, Preslie Leslie en 1990 et Marcelus François en 1991.
Toutes ces violences policières posent la question incontournable des mécanismes d’enquêtes et de plaintes concernant la police. À cet égard, la LDL intervient à plusieurs reprises devant des instances politiques. En 1979, par exemple, elle présente un mémoire en commission parlementaire sur un projet de loi modifiant la Loi de police, dont le titre est évocateur : « Limiter les pouvoirs policiers : une exigence démocratique ». La LDL critique vivement la Commission de police du Québec créée en 1968, et dénonce l’exonération systématique de policiers faisant l’objet d’une enquête. Elle réclame du même souffle que le pouvoir d’enquêter sur leurs actions soit confié à un organisme indépendant et civil.
La Commission sera abolie près de 10 ans plus tard, à la suite de l’adoption de la Loi sur l’organisation policière, en 1988, qui mène aussi à l’instauration d’un système de déontologie policière basé sur un Code de déontologie applicable à l’ensemble des corps policiers. Or, la réforme est minée dès le départ et ne répond pas aux attentes et aux besoins des victimes d’abus policiers – et c’est encore le cas aujourd’hui.
Luttes à poursuivre
Au cours des deux dernières décennies, la LDL poursuit les dénonciations de violations de droits par la police, en l’articulant comme un phénomène systémique, et non le fait d’incidents isolés commis par quelques policiers.
Les décès de citoyen-ne-s aux mains de la police demeurent nombreux au Québec. En août 2008, le décès de Fredy Villanueva, abattu à l’âge de 18 ans lors d’une intervention policière à Montréal-Nord, suscite la colère. Le rapport de l’enquête publique du coroner qui s’ensuit met en lumière le manque flagrant d’impartialité de l’enquête menée par la Sûreté du Québec. La pression est grande pour mettre fin aux enquêtes de la police sur la police. La LDL est très active dans cette lutte, aux côtés de militant-e-s antiracistes et de groupes dénonçant la brutalité policière.
Après plusieurs années de mobilisation, le gouvernement crée en 2013 le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI). Cet organisme porte toutefois mal son nom : il n’est pas indépendant du milieu policier, d’anciens policiers pouvant y être désignés. En 2020, la Coalition contre la répression et les abus policiers (CRAP) et la LDL publient un rapport d’envergure faisant le bilan des trois premières années d’activités du BEI, depuis son entrée en activité en 2016. En s’appuyant sur un travail de recherche et les expériences de plusieurs familles de personnes tuées par la police, le rapport établit un constat clair : le BEI n’est pas l’organisme indépendant, impartial et transparent qu’il prétend être. Une réforme en profondeur est nécessaire et la mobilisation se poursuit pour obtenir un vrai BEI.
Entre 2009 et 2011, la LDL dénonce aussi le fait que l’État ne soutient pas financièrement les familles de Fredy Villanueva et de Mohamed Anas Bennis, tué en 2005 à Montréal, qui souhaitent participer à l’enquête publique du coroner. Cette revendication est remise à l’avant-plan par la LDL entre 2019 et 2022, alors que plusieurs enquêtes sont annoncées sur les décès, à Montréal, de Pierre Coriolan et de Koray Kevin Celik en 2017, et celui du jeune Riley Fairholm en 2018 à Lac-Brome. Cette lutte mène à l’adoption en 2022 d’un règlement basé sur le régime de l’aide juridique… une autre demi-mesure, qui donne l’apparence d’avoir agi, sans assurer pleinement la représentation juridique des familles.
En 2019, une demande de consultation publique initiée par la LDL et appuyée par 24 organisations est transmise à la Ville de Montréal afin d’examiner les méthodes d’intervention de la police, incluant l’utilisation d’armes et l’usage de la force, en tenant compte du fait que les personnes tuées par la police ont souvent des enjeux de santé mentale et/ou sont racisées. L’administration municipale rejette la demande, préférant tenir plusieurs séances publiques de la Commission de la sécurité publique, un exercice sans vision globale et sans remise en question des pratiques policières. La question des armes policières est pourtant cruciale et légitime : par exemple, depuis le Sommet des Amériques en 2001 à Québec, la LDL demande le retrait des balles de plastique en contexte de contrôle de foule, et depuis 2009, le retrait de l’arme à impulsion électrique (Taser), suites aux décès de Quilem Registre et Claudio Castagnetta en 2007.
La LDL est aussi active dans la lutte contre les profilages discriminatoires. En 2010, elle co-organise un colloque sur les profilages racial, social et politique avec le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM). La même année, elle participe à une consultation publique de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) sur le profilage racial, une dimension du racisme systémique. Parmi les revendications exprimées, la LDL appelle à tenir compte des liens entre le profilage racial et l’exclusion sociale des communautés racisées. En clair, le droit à l’égalité implique aussi d’agir pour la réalisation des droits économiques et sociaux.
La pression est grande pour mettre fin aux enquêtes de la police sur la police. La LDL est très active dans cette lutte, aux côtés de militant-e-s antiracistes et de groupes dénonçant la brutalité policière.
Depuis 2019, la LDL porte une attention plus soutenue à la pratique de l’interpellation policière, alors qu’un rapport1 confirme que les personnes autochtones, noires et arabes sont sur-interpellées à Montréal. En février 2023, la LDL lance une campagne, appuyée par 85 organisations, pour exiger l’interdiction des interpellations par le gouvernement du Québec, car cette pratique viole les droits et libertés, est source de profilage racial et social et n’a pas de fondement juridique. Cette campagne s’inscrit dans un contexte où le pouvoir d’interception routière sans motif est aussi contesté devant les tribunaux, parce qu’il mène à du profilage racial. Le 22 octobre 2022, dans une décision historique, Luamba c. Procureur général du Québec, la Cour supérieure invalide ce pouvoir en vigueur depuis 1990 – une décision portée en appel par le gouvernement.
Conclusion
Aujourd’hui, la LDL poursuit les luttes pour accroître le contrôle civil sur la police, obtenir des mécanismes d’enquêtes indépendantes, réduire le pouvoir discrétionnaire des policiers et leurs moyens de répression, ainsi que pour faire reconnaître la responsabilité des autorités politiques et retirer le fardeau de la preuve aux victimes d’entorses à leurs droits. Ce combat nécessite une mobilisation constante et sans relâche de toutes les organisations et les personnes préoccupées par la défense des droits humains.
- Armony, Hassaoui et Mulone, Les interpellations policières à la lumière des identités racisées des personnes interpellées. Analyse des données du Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) et élaboration d’indicateurs de suivi en matière de profilage racial.,