Lettre publiée dans Le Devoir, le 4 mai 2024
Museler la critique? En tant que démocratie, le Québec doit faire mieux!
Alexandra Pierre, présidente de la Ligue des droits et libertés
Laurence Guénette, coordonnatrice de la Ligue des droits et libertés
Co-signataires :
Samaa Elibyari, coprésidente, Conseil canadien des femmes musulmanes — chapitre de Montréal ;
Sara Arsenault, responsable des dossiers politiques, Fédération des femmes du Québec (FFQ) ;
Sylvain Lafrenière, coordonnateur, Regroupement des organismes en défense collective des droits (RODCD) ;
Stéphanie Vallée, présidente, Table des regroupements provinciaux d’organismes communautaires et bénévoles (TRPOCB) ;
Mélina Chasles, présidente, Ligue des droits et libertés — section de Québec ;
Pam Hrick, Directrice exécutive et conseillère générale, Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes (FAEJ).
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En tant qu’organisations de la société civile interpellées par le projet d’une société inclusive et respectueuse de la dignité de toutes et tous, nous ne pouvons rester indifférentes devant la tentative d’un ministre de museler les voix critiques d’une loi discriminatoire.
Le projet de loi no 52 (PL 52), adopté le 2 mai 2024, prolonge la dérogation aux droits et libertés protégés par la Charte canadienne des droits et libertés, dans le cadre de la Loi sur la laïcité de l’État (souvent appelée loi 21). Cette même loi qui suscita en 2019 des critiques vives et nombreuses, avant que le gouvernement ne décide d’imposer le bâillon pour l’adopter, coupant ainsi court aux débats.
Plusieurs organisations sont opposées depuis 2019 à la Loi 21 en raison de ses effets discriminatoires sur certains groupes de personnes, particulièrement les personnes racisées et les femmes, et parce qu’elle représente une menace pour plusieurs autres droits comme la liberté de religion et le droit au travail. Rappelons que la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), organisme indépendant dont le mandat est de faire des recommandations au gouvernement du Québec sur la conformité des lois à la Charte des droits et libertés de la personne, prévenait que la Loi 21 aurait de telles conséquences.
Le mardi 9 avril dernier, lors des consultations sur le PL 52, le ministre responsable de la laïcité, Jean-François Roberge, s’est dit « heurté, offensé » quand une organisation vouée depuis plus de soixante ans à la protection des droits humains a critiqué la Loi sur la laïcité de l’État, la qualifiant de raciste, sexiste et discriminatoire. Il a qualifié ces critiques d’insultes inacceptables et a refusé de poursuivre le dialogue. Le lendemain, Roberge a proposé une motion appelant à ce que « l’Assemblée nationale réfute et condamne toute accusation stipulant que la Loi 21 est raciste, sexiste ou discriminatoire ». Même s’il n’y a pas eu de consentement à débattre de la motion, la gravité du geste demeure.
Ce qui doit être dénoncé, c’est que le gouvernement fasse cette tentative de museler les critiques. Les citoyens et les organisations doivent pouvoir énoncer haut et fort leurs critiques, et dénoncer publiquement des lois qu’ils considèrent comme discriminatoires, racistes ou sexistes, et donc incompatibles avec la Charte des droits et libertés de la personne. Une démocratie ne peut tolérer qu’un gouvernement se cache derrière le principe de la souveraineté parlementaire pour bafouer des droits, tout en refusant d’entendre les groupes et citoyens qui participent au débat.
Tous les Québécois devraient être inquiets d’un gouvernement qui déroge aux droits humains protégés par les Chartes canadienne et québécoise avec tant de désinvolture. Un gouvernement dont l’un des rôles les plus importants est de protéger les droits et libertés, mais qui ne daigne plus prêter l’oreille aux critiques, y compris des critiques rigoureuses et fondées sur les droits humains. Un gouvernement qui se refusait déjà à tenir compte des analyses que propose la notion de racisme systémique, mais qui souhaiterait même ne pas les entendre !
Le ministre Roberge a donc proposé à l’Assemblée nationale de réfuter et condamner les critiques de la Loi 21, mais il n’a déposé aucun rapport sur l’impact de la loi au cours des cinq dernières années, et n’a invité aucune organisation représentant les groupes affectés à présenter leur point de vue à la Commission parlementaire. Le renouvellement du recours à la clause dérogatoire dans le cadre de la Loi 21, obligatoire à tous les cinq ans, aurait dû être l’occasion d’entendre les principales personnes affectées par la Loi et plusieurs organisations les représentant et ayant soumis des mémoires étoffés en 2019.
La Ligue des droits et libertés a rapporté dans son mémoire les témoignages anonymisés de femmes enseignantes portant le voile. Ces femmes ont subi marginalisation, rejet et discrimination, tant par l’application de la Loi que par le climat social qu’elle a alimenté. Nadia insiste : « avec les élèves, mon enseignement est neutre. Je ne suis pas là pour les convertir. Je ne suis pas dangereuse pour les élèves, Monsieur Legault ». Nour dénonce la discrimination genrée dans l’accès à l’emploi qu’elle a subi en raison de la Loi sur la laïcité de l’État : « pour la première fois de ma vie, je vis une discrimination homme-femme aussi flagrante qui me touche directement, et au Canada, le pays des libertés et égalités ! ». Emina raconte : « Tu sens que tu dois t’effacer dans ton identité pour être acceptée, et même avec la clause grand-père tu te sens comme un fardeau qu’on doit tolérer. Pendant que le système d’éducation manque cruellement de profs ».
Nous invitons les élus ainsi que le public à prendre conscience des impacts réels de la Loi 21 rapportés dans ces témoignages. Il est incontournable de tenir compte de l’expérience vécue par les personnes qui sont brimées dans l’exercice de leurs droits. Il est essentiel de consulter les groupes qui sont critiques à l’égard d’une loi, surtout lorsque celle-ci déroge aux droits et s’attaque aux instruments juridiques constituant le socle de notre État de droit.
En tant que démocratie, le Québec doit faire mieux.