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Droits et libertés, automne 2024 / hiver 2025
Trump, ou comment user du droit contre la justice
Édouard De Guise, Étudiant à Sciences Po Paris
et militant à la Ligue des droits et libertés
Par l’agrégation de morceaux constitutionnels qui semblent inoffensifs, voire nécessaires, certains autocrates réussissent à prendre le pouvoir par le biais d’élections en instaurant des régimes illibéraux. Ils forment ce que Kim Scheppele appelle un « Frankenstate », c’est-à-dire un régime autoritaire monstrueux, constitué d’une série de dispositions légales qui semblent normales prises séparément mais qui, en s’additionnant, peuvent menacer la démocratie. À l’aune de l’élection récente de Donald Trump pour son deuxième mandat à la tête du gouvernement étasunien, plusieurs des déclarations récentes du président élu et ses nominations à divers postes gouvernementaux inquiètent sur ses intentions d’utiliser le droit pour aller à l’encontre de la justice, d’affaiblir la démocratie étatsunienne et de commettre des violations de droits par l’usage de moyens légaux.
Le premier mandat
Le premier séjour de Donald Trump dans le bureau ovale a été marqué par plusieurs mesures qui ont significativement affaibli l’équilibre démocratique aux États-Unis. Au premier chef, son parti a souvent pratiqué le constitutional hardball, un terme défini par Steven Levitsky et Daniel Ziblatt dans leur ouvrage How Democracies Die. Il s’agit selon eux d’entreprendre des mesures qui respectent la lettre de la loi mais qui sont, par rapport à la culture et à la pratique constitutionnelles en place, abusives. Ainsi, le Sénat majoritairement républicain a refusé de valider la nomination de Merrick Garland à la Cour suprême des États-Unis dans la dernière année du deuxième mandat de Barack Obama. Ils n’ont cependant pas hésité à remplacer Ruth Bader Ginsburg alors que cette dernière est décédée à 45 jours de l’élection présidentielle de 2020. En jouant ainsi avec les doubles standards, les procédures et les institutions, le président Trump a réussi à nommer trois des neuf juges à la Cour suprême, portant la majorité de juges conservateurs à six contre trois.
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Plusieurs analystes croient qu’il faut maintenant s’attendre à un Trump revanchard, prêt à tout pour punir celles et ceux qui ont tenté de lui barrer le chemin.
Les politiques de sa première administration ont également conduit à plusieurs bris de droits, notamment à travers des coupes dans plusieurs agences ou départements gouvernementaux. Par exemple, l’administration Trump a adopté une règle particulière, appelée gag rule, qui empêchait de facto Planned Parenthood de toucher des fonds fédéraux. Cette organisation à but non lucratif est une structure importante de l’offre de service de santé reproductive, de contraception et d’avortement aux États-Unis. En coupant ce financement, l’accès à ces services essentiels a été réduit pour une grande partie de la population étatsunienne. Ces coupes seront certainement de retour dans l’agenda politique du deuxième mandat, ce que laisse supposer la nomination du milliardaire Elon Musk à la tête d’un département de l’efficacité gouvernementale, chargé d’émonder l’État étasunien.
Au cours de son premier mandat, Trump n’a pas hésité à violer plusieurs autres droits. Sur les droits des personnes incarcérées, l’agence de protection frontalière a détenu des enfants migrants après avoir forcé leur séparation de leurs parents. Sur le droit à un environnement sain, l’homme d’affaires a retiré le pays des Accords de Paris sur le climat dès ses premiers instants dans le bureau ovale. Sur les droits démocratiques, Trump a tenté de renverser le résultat de l’élection présidentielle de 2020 en sommant des officiel-le-s de l’État de Géorgie de lui trouver 11 000 votes. Les exemples sont presque infinis, mais cet article ne l’est pas.
La chasse aux adversaires
Les inquiétudes n’étaient peut-être pas aussi vives en 2016 qu’elles le sont en 2024. Et pour cause : l’homme d’affaires n’avait aucune expérience politique; il n’avait pas encore de loyalistes établis dans l’appareil gouvernemental et il n’avait pas une emprise complète sur le parti républicain. Certes, ces éléments illustrent un pouvoir augmenté par rapport à sa précédente victoire électorale, mais ce n’est pas ce qui inquiète le plus. Depuis 2016, Trump a vécu plusieurs épisodes politiques et juridiques qui ont changé son attitude. Alors qu’il se présentait comme un loup solitaire, se disant prêt à drainer le marécage (drain the swamp), il n’avait pas encore expérimenté ni les limites constitutionnelles du pouvoir exécutif aux États-Unis, ni sa défaite électorale de 2020. Plusieurs analystes croient qu’il faut maintenant s’attendre à un Trump revanchard, prêt à tout pour punir celles et ceux qui ont tenté de lui barrer le chemin.
À l’inverse, il faut s’attendre à ce qu’il utilise le très puissant pouvoir de pardon présidentiel pour gracier des allié-e-s. Certains juristes croient qu’il pourrait même tenter de se gracier lui-même, puisqu’il fait l’objet de plusieurs enquêtes judiciaires. Cette option demeure toutefois peu probable puisque les accusations portées à son encontre seront probablement retirées ou reportées à plus tard. Or, Trump a déjà utilisé son pouvoir de clémence envers des ami-e-s et allié-e-s lors de son premier mandat. Paul Manafort, reconnu coupable de conspiration contre les États-Unis et d’obstruction à la justice, avait notamment été gracié de cette façon. Ainsi, il faut certes s’attendre à un État de droit considérablement affaibli par l’impunité qu’il accordera à ses proches pendant son deuxième mandat.
Des anciens allié-e-s inquiets
Ses anciens allié-e-s ne sont pas toutes et tous restés dans ses bonnes grâces. Certains d’entre elles et eux portent des accusations graves à son encontre, suggérant notamment qu’il pourrait adopter un comportement illibéral à l’avenir. C’est notamment le cas du Major John Kelly qui, quelque temps avant la présidentielle de 2024, affirmait croire que Trump correspondait à sa définition d’un fasciste. Exemple à l’appui : Trump aurait partagé avec lui son souhait que son personnel militaire fasse preuve de la même loyauté envers lui que les généraux d’Hitler. Il s’agit d’un trait typique chez les autocrates, qui valorisent la loyauté davantage que la compétence.
L’actualité récente semble nous indiquer que le président élu tente de réaliser son rêve autocratique. Il nomme à des postes-clés de son administration des allié-e-s dont personne ne remet en cause la loyauté, mais dont plusieurs doutent des compétences et même du caractère approprié. À cet égard, Pete Hegseth et Tulsi Gabbard, respectivement présentateur de Fox News présentant un
« risque de l’intérieur » aux forces armées, et ancienne représentante ayant partagé certaines opinions avec Vladimir Poutine et Bachar al-Assad, ont été désignés à la tête de la défense nationale et du renseignement. Comme pour empêcher ses subordonné-e-s de devenir des obstacles à son projet, Trump s’assure d’une loyauté totale pour renforcer son emprise sur l’appareil étatique.
Au moment d’écrire ces lignes, les procédures sénatoriales de validation des nominations ne sont pas enclenchées. Or, les noms évoqués par Trump pour constituer son administration ne font pas l’unanimité dans la législature républicaine. Pour éviter d’essuyer des revers de la part de la Chambre haute, le président élu a soutenu publiquement l’idée d’une suspension du Sénat. Cela lui permettrait de faire des nominations « en vacance ». Selon Sarah Binder, politologue à l’université George Washington, une telle décision de la part du Sénat présenterait une « abdication absolue de leur pouvoir constitutionnel ».
Un président intouchable
Par ces mesures, passées ou anticipées, Trump pratique un décapage démocratique du système politique étasunien. Par des moyens qui respectent le droit mais violent les plus fondamentales normes de tout régime libéral, le président élu instaure un régime de gouvernance dont il tient entièrement les rênes, soutenu par des allié-e-s qui marchent au pied. Le plus inquiétant reste toutefois la question d’immunité présidentielle accrue. Un-e président-e ne peut pas être sanctionné-e pour des actions qui respectent la lettre de la loi. Or, la Cour suprême des États-Unis a récemment jugé qu’elle ou il ne peut pas être traduit en justice non plus pour les actes illégaux qui auraient été commis « dans l’exercice de ses fonctions officielles ».
La conjoncture politique étasunienne actuelle inquiète. Des violations des fondements de la démocratie, conjuguées à une culture d’impunité qui prend de la vigueur, mettent en grave danger le caractère libéral de l’État. Dans ce contexte, il faut certainement s’attendre à des violations de droits massives de la part des autorités américaines, par leur inaction, ou même par leur action, que même la géniale Constitution des États-Unis d’Amérique ne pourra prévenir.