Consultations particulières et auditions publiques au sujet du projet de loi 84, Loi sur l’intégration nationale
Mémoire présenté par la
Ligue des droits et libertés
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Devant la Commission des relations avec les citoyens
Assemblée nationale du Québec
26 février 2025
Table des matières
Présentation de la Ligue des droits et libertés
1) Un processus qui pose problème
2) Les obligations du gouvernement québécois en matière de droits humains
3) Un projet de loi qui s’écarte de l’interculturalisme au profit de l’assimilationnisme
Le droit des peuples autochtones à l’autodétermination
Un glissement vers le nationalisme ethnique
Stigmatisation des personnes migrantes
4) Les vrais obstacles à l’intégration
5) Des modifications à la Charte québécoise lourdes de conséquences
La modification du préambule de la Charte
La modification de l’article 9.1 de la Charte
Les modifications proposées à l’article 43 de la Charte
La modification proposée à l’article 50 de la Charte
Assiste-t-on à une instrumentalisation de la Charte et du cadre des droits humains ?
Présentation de la Ligue des droits et libertés
La Ligue des droits et libertés (LDL) est une organisation indépendante, non partisane et sans but lucratif, qui vise à défendre et à promouvoir les droits humains en mettant de l’avant leur universalité, leur indivisibilité et leur interdépendance. Depuis sa création en 1963, la LDL a influencé plusieurs politiques gouvernementales et projets de loi en plus de contribuer à la création d’instruments et d’institutions voués à la défense et la promotion des droits humains, tels que la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ).
Elle intervient régulièrement dans l’espace public pour porter des revendications et dénoncer des violations de droits humains auprès des instances gouvernementales sur la scène locale, nationale ou internationale. La LDL est également membre de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), qui a célébré son 100e anniversaire en 2022.
La LDL poursuit, comme elle l’a fait tout au long de son histoire, différentes luttes contre la discrimination et contre toute forme d’abus de pouvoir, pour la défense des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels qui sont universels, interdépendants et indissociables.
Nous remercions la Commission des relations avec les citoyens de l’invitation à commenter le projet de loi 84 (PL84), Loi sur l’intégration nationale, déposé le 30 janvier 2025.
Sommaire des recommandations
Recommandation 1
Que la Politique nationale sur l’intégration à la nation québécoise et à la culture commune que le ministre de la Langue française doit élaborer en vertu de l’article 8 du PL84 fasse l’objet d’une véritable étude des enjeux et retombées possibles, ainsi que de consultations publiques, générales et inclusives, et ce avant l’adoption du PL84.
Recommandation 2
Que toute modalité indéterminée dans le PL84 soit soustraite à la discrétion du ministre et fasse l’objet d’études et de consultations appropriées, en toute transparence.
Recommandation 3
Que le ministre s’engage publiquement et immédiatement, à ne pas utiliser le bâillon pour forcer l’adoption du PL84.
Recommandation 4
Que le gouvernement reconnaisse dans le PL84 l’existence du racisme systémique et place les efforts pour l’enrayer au cœur des mesures visant à favoriser l’intégration nationale.
Recommandation 5
Que le gouvernement progresse dans la mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels.
Recommandation 6
Que toute politique d’intégration nationale soit subordonnée à la Charte des droits et libertés de la personne et aux autres obligations du Québec en matière de respect et de renforcement des droits et libertés.
Recommandation 7
Que les articles 18 à 21 du PL84 prévoyant des modifications à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec soient retirés.
Recommandation 8
Que dans le cadre du PL84 ainsi que plus largement, toute autre modification à la Charte québécoise soit entreprise suivant des processus consultatifs et démocratiques adéquats, avec comme objectif de respecter les obligations de l’État québécois en vertu du droit international des droits humains.
1. Un processus qui pose problème
La Ligue des droits et libertés (LDL) est consternée par le processus par lequel le gouvernement du Québec se propose d’adopter un modèle d’intégration nationale. Deux éléments problématiques doivent ici être soulignés :
- Les limites du processus de consultation, en regard de la nature et de la portée du projet de loi (loi-cadre, contrat social) ;
- Les pouvoirs octroyés au ministre de la Langue française afin de déterminer par la suite plusieurs composantes de la Politique nationale sur l’intégration proposée dans le PL84.
D’abord, le PL84 se présente comme une loi-cadre. Dans les exercices de communication du ministre suivant son dépôt, il a également été présenté comme un contrat social, auquel les membres des minorités ethniques et racisées et les personnes immigrantes seraient tenues d’adhérer. La portée du PL84 et ses conséquences sur la société québécoise sont d’une telle ampleur qu’il apparaît à la fois irresponsable et inacceptable de limiter le processus démocratique qui l’entoure à quatre journées de consultations particulières, sur invitation seulement.
Le processus habituel pour la présentation et l’adoption d’une loi ayant une telle portée sociale consiste d’abord à proposer une analyse approfondie du problème et des enjeux en cause, des exemples de plusieurs stratégies alternatives et les propositions du gouvernement, ainsi que les préoccupations des personnes concernées. Ensuite, il faut procéder à une consultation, en invitant toutes les parties concernées et en accordant suffisamment de temps pour un débat sociétal informé, qui prend en compte les avis et préoccupations des personnes directement concernées.
Les consultations particulières qui ont cours sur le PL84 ne constituent pas un forum ouvert et inclusif permettant de réfléchir collectivement à ce qui pourrait être légitimement qualifié de contrat social. Les voix qui y sont entendues demeurent fort limitées : c’est faire preuve d’une vision bien étroite de la démocratie, en deçà des exigences, dans un contexte où la démocratie devrait permettre de développer les bases d’un consensus large.
Ensuite, le PL84 propose de laisser le ministre déterminer ultérieurement plusieurs des modalités de mise en œuvre de la Politique nationale sur l’intégration. Le ministre est ainsi chargé d’élaborer cette politique, et de déterminer à quels organismes elle s’appliquera (articles 8 à 10). À l’article 16, le ministre se voit octroyer la latitude de déterminer par voie de règlement, et donc en dehors de tout processus démocratique ouvert, public et transparent, la compatibilité avec le modèle d’intégration nationale qui sera exigée de divers organismes lorsqu’ils octroient de l’aide financière. À nouveau, l’article 23 prévoit que le gouvernement pourra adopter tout règlement pour faciliter la mise en œuvre de la Loi sur l’Intégration nationale et même pour préciser la portée des termes qui y sont employés. Il est impensable d’octroyer de tels pouvoirs au ministre et d’extraire tant d’éléments importants des débats démocratiques qui ont cours pendant les consultations particulières sur le PL84.
Le PL84 laisse la société québécoise dans l’ignorance de ce que pourrait être la substance des réglementations futures, dont le ministre aurait la discrétion ; une tentative de carte blanche que la LDL redoute et rejette fermement. Nous savons d’expérience que « le diable est dans les détails ». Laisser à la seule réglementation et au pouvoir d’un ministre le soin de déterminer unilatéralement les règles d’un vivre-ensemble qui concerne l’ensemble de la population québécoise ne satisfait pas aux règles minimales d’une société qui se veut démocratique.
Considérant ces éléments, la LDL demande au ministre responsable du PL84 de s’engager dès maintenant à ne pas utiliser le bâillon pour imposer l’adoption de ce projet de loi-cadre. Le bâillon a été invoqué à plusieurs reprises au cours des dernières années (Loi sur la laïcité de l’État en 2019, Loi visant à rendre le système de santé et de services sociaux plus efficace en 2023, etc.). Cette pratique du bâillon, coupant court aux débats démocratiques, notamment dans des cas où un projet de loi génère des oppositions sociales majeures, est en tout temps condamnable et ne saurait être envisagée dans le cas du PL84.
Recommandation 1
Que la Politique nationale sur l’intégration à la nation québécoise et à la culture commune que le ministre de la Langue française doit élaborer en vertu de l’article 8 du PL84 fasse l’objet d’une véritable étude des enjeux et retombées possibles, ainsi que de consultations publiques, générales et inclusives, et ceci avant l’adoption du PL84.
Recommandation 2
Que toute modalité indéterminée dans le PL84 soit soustraite à la discrétion du ministre et fasse l’objet d’études et de consultations appropriées, en toute transparence.
Recommandation 3
Que le ministre s’engage publiquement et immédiatement, à ne pas utiliser le bâillon pour forcer l’adoption du PL84.
2. Les obligations du gouvernement québécois en matière de droits humains
La LDL tient d’abord à rappeler que le gouvernement du Québec, à l’instar du gouvernement du Canada, est responsable du respect, de la protection et de la mise en œuvre des droits et libertés de toutes les personnes. Ses responsabilités sont sans équivoque à l’égard des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, et dans la perspective où l’ensemble de ces droits sont universels, inaliénables, indivisibles, indissociables et interdépendants.
Le Québec est lié à plusieurs instruments internationaux de protection des droits humains, parmi lesquels les deux Pactes internationaux[1], la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et la Convention relative à l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes. C’est ainsi, à la lumière de ces instruments, et plus largement du cadre de référence des droits humains, que le gouvernement devrait envisager toute législation ou politique publique, tant dans son intention que dans ses effets.
Dans un contexte mondial caractérisé par la banalisation et le recul des droits humains, l’affaiblissement des institutions démocratiques et la montée en puissance de mouvements et de gouvernements peu ou pas respectueux des droits de la personne, la LDL s’attend du Québec à ce qu’il assume un leadership fort en s’engageant à respecter ses obligations en vertu du droit international des droits humains, et de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne qui s’en inspire.
3. Un projet de loi qui s’écarte de l’interculturalisme au profit de l’assimilationnisme
Comme le souligne avec justesse le ministre de la Langue française, Jean-François Roberge, dans son mémoire sur le PL84 déposé au Conseil des ministres en janvier 2025, le Québec s’efforce depuis plus d’un demi-siècle de développer un modèle distinct d’intégration[2]. À la suite de la Commission Laurendeau-Dunton (1963-1970) et de l’adoption de la politique canadienne du multiculturalisme (1971), plusieurs politiques ont vu le jour, dont la Politique québécoise du développement culturel (1978), le Plan d’action à l’intention des communautés culturelles (1981) et l’Énoncé de politique en immigration et intégration (1991). Toutefois, malgré les recommandations de la Commission Bouchard-Taylor en 2008, ce modèle n’a jamais été inscrit dans la loi.
La LDL comprend la volonté de définir un modèle d’intégration interculturel propre au Québec, distinct du multiculturalisme canadien, du républicanisme français et du melting pot américain. À l’instar de nombreux observateurs, elle dénonce cependant le fait que la Politique nationale sur l’intégration proposée dans le PL84 s’éloigne des principes fondamentaux de l’inter culturalisme pour adopter une approche qui tend plutôt vers l’assimilationniste. Ainsi, le PL84 précise à l’article 5 : « Le modèle d’intégration nationale repose sur les fondements suivants : 1° la culture québécoise est la culture commune et, à ce titre : a) elle est le creuset qui permet à tous les Québécois de former une nation unie […] ». Cette notion de creuset, traduction française du melting pot, s’apparente davantage au modèle assimilationniste américain qu’à l’idée de convergence culturelle qui a guidé les politiques interculturelles québécoises entre la fin des années 1970 et le début des années 2000.
L’assimilationnisme, qui a longtemps dominé tant au Québec qu’au Canada, repose entre autres sur une rhétorique hostile à l’immigration et aux minorités, de même que sur une volonté d’imposer les valeurs et la culture de la soi-disant majorité. Comme le soulignent François Rocher, David Carpentier, Louise Harel et Kathleen Weil :
« Le projet de loi 84 rompt avec l’approche québécoise du vivre-ensemble de façon inacceptable. En souscrivant à une vision aux tendances assimilationnistes plutôt qu’en mettant en avant les dimensions civiques et plurielles de la culture commune, il risque davantage de repousser les minorités ethnoculturelles que de renforcer leur sentiment d’appartenance à la société québécoise. [3]»
La LDL déplore également que le PL84 fasse reposer la responsabilité de l’intégration majoritairement sur les personnes immigrantes, alors qu’il multiplie les coupures dans les programmes d’éducation, d’intégration et de francisation. Ce projet de loi limite en effet le rôle de l’État à la francisation, à l’enseignement des valeurs démocratiques (sous-entendant que les nouveaux arrivants ne les partagent pas) et à la valorisation des contenus culturels québécois. En réalité, il propose un modèle d’intégration unilatéral et plutôt assimilationniste, qui s’éloigne des principes de réciprocité et de convergence culturelle qui sont les piliers du véritable inter culturalisme.
Enfin, la LDL s’inquiète du fait que la Charte des droits et libertés de la personne du Québec n’occupe pas la place qui devrait lui revenir dans l’organisation du vivre-ensemble d’une société plurielle. En effet, la Charte est absente de l’énumération de l’article 3 et, à l’article 5, elle est mise sur un pied d’égalité avec la Loi sur la laïcité de l’État qui a été explicitement soustraite aux dispositions de la Charte par l’utilisation de la disposition de dérogation par le présent gouvernement.
Le droit des peuples autochtones à l’autodétermination
La LDL sera très attentive aux préoccupations exprimées par les représentants autochtones, trop peu nombreux, invités aux consultations sur ce projet de loi. Mais elle tient d’emblée à dénoncer les caractères assimilationniste et colonialiste du PL84.
Dès le premier paragraphe, le PL84 affiche clairement cette orientation en définissant la « culture québécoise en tant que culture commune et vecteur de cohésion sociale », qui « permet l’intégration à la société québécoise des personnes immigrantes et des personnes s’identifiant à des minorités culturelles » (art. 1). Une question se pose d’emblée à savoir si le gouvernement a délibérément choisi d’ignorer le statut juridique spécifique des peuples autochtones au Québec, ou s’il les considère comme des « communautés culturelles » ? Dans les deux cas, il s’agit d’un impair majeur, qui nie le droit des nations autochtones à l’autodétermination, leur antériorité sur le territoire québécois et la responsabilité de l’État québécois d’établir avec elles des relations de nation à nations.
De fait, la seule mention explicite des Autochtones dans le projet de loi « reconnaît aux Premières Nations et aux Inuit au Québec […] le droit qu’ils ont de maintenir et de développer leur langue et culture d’origine ». Cette formulation tend à considérer les peuples autochtones uniquement à travers le prisme de la culture et passe sous silence leurs droits ancestraux, territoriaux et à l’autodétermination. De plus, le projet de loi utilise le singulier lorsqu’il évoque « leur langue et culture d’origine », perpétuant ainsi une vision monolithique et colonialiste inspirée de la Loi sur les Indiens, qui ne reconnaît pas la diversité culturelle des nations autochtones.
Le PL84 ne fait par ailleurs aucune mention du fait que la société québécoise s’est construite à travers le colonialisme de peuplement. Il occulte la réalité des violences coloniales et les interactions et relations qui ont contribué à façonner la culture et la société québécoises. Ce faisant, il perpétue les processus d’invisibilisation, d’exclusion et de marginalisation qui sont au fondement du projet colonial euro québécois.
Le PL84 ne fait aucune mention des obligations du Québec en matière de respect des droits des peuples autochtones. Il n’évoque, par exemple, ni le Principe de Joyce, ni les appels à la justice de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA), ni les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR) et de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec (Commission Viens).
À cet égard, la LDL s’étonne du fait que le PL84 affirme haut et fort le droit du Québec à l’autodétermination, mais ne fait nulle part référence au droit des peuples autochtones à l’autodétermination, pourtant inscrit dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA). De même, si le gouvernement du Québec tient à souligner, dans le préambule de PL84, que « l’Assemblée nationale n’a pas adhéré à la Loi constitutionnelle de 1982, adoptée malgré son opposition », il doit également, par souci de cohérence, reconnaître que sa politique d’intégration et les aménagements constitutionnels du Québec n’ont pas non plus reçu l’adhésion des 11 nations autochtones présentes sur le territoire.
L’accent mis sur la primauté du français dans le PL84 contribue également à l’invisibilisation des langues autochtones parlées par les communautés avec lesquelles le Québec partage le territoire. Il minimise dans un même temps la place et la participation des membres des Premières Nations et des Inuit dont la langue d’usage est l’anglais.
Dans son article 9.4, le PL84 affirme que la Politique nationale sur l’intégration « peut notamment traiter des sujets suivants : le drapeau et les autres emblèmes du Québec et le respect de ces emblèmes attendu de toute personne au Québec ». Cette injonction au respect des symboles de la nation québécoise est une mesure profondément colonialiste qui constitue une négation des droits des peuples autochtones.
Le PL84 prévoit en outre de modifier la Charte des droits et libertés de la personne pour que les droits et libertés qu’elle énonce s’exercent dans le respect du modèle québécois d’intégration nationale. Cette modification pourrait avoir plusieurs effets délétères, en insinuant que les nations autochtones doivent se plier au modèle d’intégration québécois afin de bénéficier de la protection des droits et libertés énoncés dans la Charte.
Enfin, si le gouvernement souhaite réellement renforcer ses « prérogatives permettant d’établir sa propre politique internationale » (préambule du PL84), il doit indiquer clairement dans sa Politique nationale sur l’intégration la manière dont il reconnaîtra et mettra en œuvre, en droit interne, les principes inscrits dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Plusieurs avis et rapports de commissions d’enquête (CVR, ENFFADA, Commission Viens) ont d’ailleurs rappelé les obligations de l’État québécois en regard de la DNUDPA, depuis que le Canada y a adhéré en 2012.
Imposer des valeurs
Le modèle proposé par le gouvernement revêt également un caractère assimilationniste dans la mesure où il vise à imposer à l’ensemble des Québécois-e-s – et plus particulièrement aux personnes immigrantes et aux membres des minorités ethniques et racisées – un ensemble de « valeurs sociales distinctes » (art. 3). Les valeurs sociales sont extrêmement variables à la fois dans le temps et selon les diverses composantes de la société. Il est pour le moins périlleux de tenter de les codifier une fois pour toutes, et ce n’est pas le rôle du gouvernement que de légiférer pour déterminer les valeurs que doivent avoir les gens.
C’est pourquoi nous insistons sur le danger qu’un gouvernement majoritaire, quel qu’il soit, s’arroge le pouvoir arbitraire et discrétionnaire d’édicter un socle de valeurs qui seraient partagées par l’ensemble de la population. Il s’agit-là d’une atteinte grave au droit à l’égalité et aux libertés de conscience et d’expression protégés par les Chartes.
Rappelons qu’historiquement, plusieurs violations de droits ont été justifiées au nom de ce qui était considéré comme des valeurs dominantes. Ainsi, lorsque l’Église catholique, qui a exercé une influence déterminante au Québec, s’oppose au droit à l’avortement, cela n’a pas empêché la Cour suprême d’affirmer la liberté de choix des femmes en ce qui concerne la grossesse et l’avortement, ni le gouvernement du Québec de mettre en place des services d’avortement. De la même façon, les personnes LGTBQ+ ne peuvent être discriminées et les actes homophobes sont prohibés, même si les idées homophobes et transphobes ne le sont pas et restent malheureusement fort répandues dans notre société.
Ainsi, il est crucial de souligner que les soit-disantes valeurs de la majorité, en plus de ne jamais être unanimement partagées, peuvent constituer des menaces directes aux droits des individus et des minorités. Le rôle d’une Charte des droits est justement de protéger les groupes minorisés, sur quelque base que ce soit, d’être discriminés au nom de ce qui est présenté comme les valeurs de la majorité.
La LDL rappelle de ce point de vue que toute politique d’intégration respectueuse du pluralisme passe par le respect du droit à l’égalité et des droits humains de toutes et tous, et non par l’imposition par l’État de prétendues valeurs de la majorité historique.
Puisque le PL84 entend affirmer que la laïcité de l’État fait partie des valeurs québécoises, la LDL souhaite rappeler que la laïcité est souvent qualifiée à tort de droit collectif. Il s’agit plutôt d’un mode d’organisation sociale permettant l’indépendance du pouvoir étatique à l’égard du pouvoir religieux, et vice-versa. La LDL insiste depuis de nombreuses années sur le fait que la laïcité de l’État est une caractéristique des États modernes nécessaire au respect de plusieurs droits humains. Dans son fascicule de 2017 sur la laïcité, la LDL explique :
« En affranchissant l’État de tout lien avec une religion, [la laïcité] garantit que les citoyen-ne-s seront traités en toute égalité, indépendamment de leurs croyances ou de leur non-croyance. Cette neutralité de l’État face aux religions est une condition nécessaire au respect des libertés de conscience, d’expression et d’association, qui sont essentielles à la démocratie » [4].
Cependant, la Loi sur la laïcité de l’État, adoptée sous bâillon en 2019 malgré de fortes et nombreuses oppositions de divers secteurs de la société, est attentatoire aux droits humains, particulièrement au droit à l’égalité et à la liberté de religion, alors même que la véritable laïcité devrait permettre de les protéger. Depuis maintenant près de six ans, la Loi sur la laïcité de l’État constitue l’une des manifestations du racisme systémique au Québec.
Un glissement vers le nationalisme ethnique
Le PL84 et la Politique d’intégration nationale marquent un retour préoccupant à une forme de nationalisme ethnique. Depuis les années 1960, le Québec a progressivement évolué d’un nationalisme ethnique (fondé sur la valorisation de l’ethnicité, de la religion, de la filiation, de l’histoire, le rejet de l’Autre et la promotion de la culture et des valeurs de la majorité) vers un nationalisme plus civique fondé sur l’appartenance à un territoire et à un État, la volonté des individus de faire partie de la communauté citoyenne, la promotion d’une langue publique commune, la protection du droit à l’égalité et la reconnaissance du pluralisme.
En tablant sur la promotion des valeurs dites communes, la défense des droits dits collectifs des Québécois-e-s, les devoirs d’intégration des immigrant-e-s et des minorités, ainsi que sur un discours ouvertement hostile à l’immigration, le gouvernement opère un retour marqué vers une conception ethnique de la nation québécoise. Ce virage identitaire représente à nos yeux un recul historique significatif dans la mesure où l’histoire a montré les dangers que ce type de nationalisme fait peser sur les droits humains, et en particulier sur les droits des minorités.
Notons également que le PL84 souligne la nécessité que les personnes issues de l’immigration « participent à la vitalité de la culture québécoise » (art. 7), mais ne mentionne jamais leurs apports historiques à l’édification de la société québécoise. Il tend ainsi à gommer le caractère pluriel et évolutif de la culture québécoise, qui est le fruit de plusieurs siècles de rencontres, d’échanges et de diverses formes d’hybridations culturelles entre des personnes de diverses origines.
Le dépôt du PL84 intervient dans un contexte où le gouvernement multiplie, depuis des années, les discours qui opposent les droits des individus et des minorités aux soi-disant « droits collectifs » des Québécois-es. Pour la LDL, une organisation de défense des droits fondée en plein cœur de la Révolution tranquille, ce discours est pernicieux puisqu’il insinue que les droits humains seraient en quelque sorte une menace pour le Québec. Or, il est à noter que le mouvement d’affirmation nationale qui a marqué le Québec au cours de la Révolution tranquille s’est accompagné, du moins en partie, d’une protection accrue des droits humains, notamment avec l’adoption de la Charte québécoise en 1975.
La LDL réitère que cette fausse opposition entre droits collectifs et droits individuels s’appuie sur une conception erronée du cadre de référence des droits humains, tel que défini par le droit international depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) en 1948 et des Pactes internationaux relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels (1966). En effet, le droit international s’appuie sur le principe de l’interdépendance des droits. Ainsi, l’exercice des droits, qu’ils soient collectifs ou individuels, ne doit en aucun cas impliquer un recul pour les autres droits humains.
Stigmatisation des personnes migrantes
La LDL s’inquiète également du fait que le PL84 s’inscrit dans un contexte, local et international, marqué par la montée du populisme autoritaire, du nationalisme identitaire ainsi que des mouvements et gouvernements qui ont en commun un discours hostile à l’immigration et aux droits des minorités. Nous croyons fermement que le Québec doit s’ériger comme rempart contre cette vague qui menace les droits humains sur tous les fronts.
Au cours des dernières années, plusieurs membres du gouvernement ont multiplié les discours anti-immigration et les amalgames dangereux et fallacieux entre les personnes migrantes et divers problèmes sociaux qui relèvent, dans les faits, du désengagement de l’État. Rappelons, entre autres, que le gouvernement a imputé à l’immigration la crise du logement, la possible « louisianisation » du Québec, l’itinérance, la criminalité, l’engorgement du système de santé, le manque de place en garderie, les accidents de la route, parmi d’autres[5]. Ce faisant, le gouvernement a alimenté l’idée d’une prétendue « menace migratoire », qu’il instrumentalise aujourd’hui pour justifier un projet de loi qui prend pour cible les personnes issues de l’immigration et les membres des minorités ethniques et racisées.
Les déclarations du premier ministre François Legault, tout comme le libellé du PL84, renforcent également l’idée erronée selon laquelle les personnes migrantes se « ghettoïseraient », se replieraient sur elles-mêmes et refuseraient d’adhérer aux valeurs de la société d’accueil. Ce discours contribue à un climat délétère qui légitime et banalise les propos racistes, haineux et xénophobes.
Dans le contexte mondial actuel, la LDL appelle le Québec à prendre une position ferme pour contrer la tendance à faire de l’immigration la cause des problèmes sociaux dont sont responsables les gouvernements. Tel devrait être le rôle du gouvernement québécois, s’il souhaite véritablement – pour reprendre le libellé du préambule du PL84 – approfondir la contribution du Québec au « mouvement universel pour la protection des droits de la personne ».
La LDL souhaite aussi porter à l’attention des élu-e-s les propos du Rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée, Doudou Diène, qui faisait déjà état en 2007 du contexte global dans lequel une certaine crispation identitaire et un rejet du multiculturalisme installent un terreau fertile à l’exacerbation des discours anti-immigration :
« La résistance intellectuelle et politique au multiculturalisme constitue l’une des sources profondes de la résurgence de la violence raciste et xénophobe. Dans le contexte de la mondialisation, cette résistance est révélatrice du rôle central des constructions identitaires dans la recrudescence du racisme et de la xénophobie. […] Les enfermements identitaires qui traduisent ce conflit sont nourris par le refus de la diversité qui se manifeste sur deux terrains sensibles de la construction des identités nationales : le système des valeurs, d’une part, et les expressions et signes culturels, d’autre part. […] L’instrumentalisation juridique du refus de la diversité se manifeste, entre autres, par une lecture hiérarchique et politique des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Les plates-formes racistes et xénophobes s’articulent ainsi de manière révélatrice autour de la rhétorique de la « défense de l’identité nationale et des valeurs nationales ». Cette crispation identitaire est déterminante dans la conception dominante, dans la plupart des régions du monde, d’une intégration-assimilation, qui est négatrice de l’existence même de valeurs et de mémoires spécifiques des minorités nationales et des immigrés […] » [6]. |
4. Les vrais obstacles à l’intégration
En matière d’intégration, la LDL considère que le PL84 n’intervient pas pour abattre les obstacles et les diverses formes d’exclusion qui entravent l’inclusion réelle de tous les groupes à la société québécoise. Pour la LDL, l’intégration nécessite pour le moins que le gouvernement emprunte trois voies principales et simultanément :
-
- Offrir des programmes et services d’intégration adéquats ;
- Lutter activement contre la discrimination et le racisme systémique ;
- Assurer la mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels.
L’importance d’offrir des programmes et services d’intégration adéquats est difficilement contestable. Par exemple, les personnes nouvellement arrivées doivent avoir accès à des cours de francisation, avec des horaires adéquats et pouvant être conciliés avec la vie familiale et professionnelle.
La LDL soutient également qu’une véritable politique d’intégration doit passer par la reconnaissance des obligations de l’État de lutter contre toutes les formes de racisme, de marginalisation, de discrimination, d’exclusion et d’entorses aux droits humains. Il doit proscrire toute discrimination en vertu de la Charte québécoise ainsi qu’en vertu de son engagement à titre d’État partie à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Cette dernière précise d’ailleurs que « chaque État partie doit prendre des mesures efficaces pour revoir les politiques gouvernementales nationales et locales et pour modifier, abroger ou annuler toute loi et toute disposition réglementaire ayant pour effet de créer la discrimination raciale ou de la perpétuer là où elle existe » (art. 2, par. 1-c).
Force est de constater qu’il reste beaucoup à faire au Québec. Nous savons en effet que les personnes issues de l’immigration et les membres des communautés ethniques et des groupes racisés sont confrontés au Québec à de multiples formes de discriminations systémiques et d’atteintes à leurs droits. En effet, de nombreuses études ont démontré l’existence de ces discriminations et la manière dont, par leurs effets cumulatifs, elles participent à perpétuer le racisme systémique[7].
Les recherches et les statistiques ne laissent aucun doute quant à la discrimination vécue dans l’accès à l’emploi ; les obstacles à la reconnaissance des diplômes obtenus à l’étranger ; la sous-représentation des personnes racisées dans la fonction publique, à la télévision et dans les productions culturelles, dans les postes de pouvoir, les universités, et plusieurs autres milieux professionnels ; l’accès au logement et les abus subis par des locataires racisés ; etc. Le profilage racial, un phénomène systémique, se perpétue à l’endroit des personnes autochtones et des membres des groupes racisés, que ce soit à travers certaines pratiques policières comme les interpellations (street checks) ou les interceptions routières sans motif, ou encore dans le réseau de la santé et des services sociaux.
Difficile de parler d’intégration et de « sentiment d’appartenance » lorsqu’on doit composer au quotidien avec cette discrimination, qui prend de multiples formes et qui porte atteinte à plusieurs des droits et libertés des personnes concernées.
Puisque le PL84 entend réitérer la vision de la laïcité véhiculée à travers la Loi sur la laïcité de l’État de 2019, il convient ici de souligner que cette législation a entraîné la violation des droits de certaines communautés, tel que le craignaient de nombreuses organisations opposées au PL21. Au printemps 2024, la LDL a soumis un mémoire portant sur le renouvellement de la clause dérogatoire de la Loi sur la laïcité de l’État, dans lequel elle soulignait que les impacts discriminatoires de cette loi sont dorénavant avérés[8].
En effet, plusieurs études et témoignages permettent à présent de mieux mesurer l’impact sur les droits des femmes musulmanes en particulier. D’une part, les droits à l’égalité, au travail et à la sécurité ont subi des reculs importants, et d’autre part, cette loi a contribué à une augmentation des incidents et propos islamophobes dans l’espace public québécois.
Pour la LDL, il est incontestable que le premier geste à poser pour favoriser l’intégration de tous les groupes à la société québécoise est d’assumer un engagement fort et non équivoque contre le racisme systémique. La possibilité pour les personnes de s’intégrer sera accrue si les facteurs de marginalisation sont éliminés et que le gouvernement s’engage au respect du droit à l’égalité et des droits humains de toutes et tous.
La mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels constitue également une clef à l’intégration que la LDL constate absente du PL84. Le Québec s’est engagé à respecter, protéger et mettre en œuvre ces droits, notamment en adhérant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Ce que l’on observe au Québec actuellement – bien que ce ne soit pas la première occurrence – relève plutôt de reculs importants dans l’accessibilité aux services publics. En matière de droits à la santé, à l’éducation, à un niveau de vie suffisant, au logement, etc., les compressions budgétaires mènent à une régression généralisée dans l’exercice de ces droits et à l’exacerbation d’inégalités sociales.
La LDL insiste sur ce point dans le cadre du PL84 pour deux raisons. D’abord, les premières personnes à ressentir les effets néfastes des mesures d’austérité et du désengagement de l’État sont les groupes marginalisés, notamment les personnes racisées et immigrantes, qui voient l’exercice de leurs droits entravé ou rendu plus périlleux. Ensuite, parce que la « raréfaction des ressources » des services publics est susceptible d’alimenter un discours anti-immigration. De l’accès difficile aux médecins de famille à la rareté des places en milieux de garde subventionnés, en passant par le défi majeur de dénicher un logement abordable, les personnes immigrant-e-s sont rapidement désignées comme bouc émissaire de plusieurs crises sociales qui, dans les faits, sont attribuables aux désengagements successifs de plusieurs gouvernements depuis le virage néolibéral qu’a connu le Québec.
Dans sa recommandation générale No 33, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de toute forme de discrimination raciale soulignait la responsabilité des États de veiller à ce que « les mesures qu’ils préconisent pour remédier à la crise financière et économique n’aboutissent pas à une situation qui verrait s’accroître la pauvreté et le sous-développement, ce qui risquerait de provoquer une montée du racisme, de la discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance qui y est associée à l’encontre des étrangers, des immigrants, des peuples autochtones, des personnes appartenant à des minorités et d’autres groupes particulièrement vulnérables à travers le monde ». Cet avertissement nous paraît particulièrement important alors que le gouvernement du Québec exerce aussi une pression budgétaire sur les services publics tout en évoquant fréquemment la capacité d’accueil en ne proposant aucun critère objectif pour en faire état[9].
Recommandation 4
Que le gouvernement reconnaisse dans le PL84 l’existence du racisme systémique et place les efforts pour l’enrayer au cœur des mesures visant à favoriser l’intégration nationale.
Recommandation 5
Que le gouvernement progresse dans la mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels.
5. Des modifications à la Charte québécoise lourdes de conséquences
Le PL84 apporterait des modifications à certaines des dispositions les plus importantes de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec qui célèbre cette année ses 50 ans d’existence et qui constitue un instrument juridique d’une importance capitale dans le Québec pluraliste d’aujourd’hui. La LDL tient à attirer l’attention sur les conséquences prévisibles des modifications envisagées et à rappeler l’absolue nécessité que toute modification proposée à la Charte fasse l’objet du plus large consensus possible.
La modification du préambule de la Charte
Le PL84 propose l’ajout d’un considérant au préambule de la Charte qui se lirait ainsi : « CONSIDÉRANT que le Parlement du Québec a formalisé le modèle québécois d’intégration nationale, lequel est distinct du multiculturalisme canadien ». Or, toute modification à son préambule est susceptible d’entraîner des conséquences importantes sur l’interprétation de la Charte. Le préambule de celle-ci, en effet, peut éclairer, non seulement le sens des droits et libertés garantis par la Charte, mais également la possibilité d’en fixer la portée ou encore d’en aménager l’exercice. Vu sa portée interprétative, ce n’est donc pas à la légère que l’on peut modifier le préambule de la Charte.
En l’occurrence, l’ajout du nouveau considérant orienterait l’interprétation des dispositions de la Charte dans un sens qui subordonnerait l’interprétation de cette dernière à un « modèle d’intégration nationale » qui, comme la LDL l’a démontré plus haut, va à l’encontre des principes mêmes de la Charte.
La modification de l’article 9.1 de la Charte
Dans la foulée, le PL84 propose d’introduire une modification majeure à l’un des articles les plus importants de la Charte : l’article 9.1. Méconnu, cet article est pourtant une disposition cruciale, selon laquelle une loi peut « fixer la portée » ou encore « aménager l’exercice » des droits et libertés, de façon à assurer le respect de certains intérêts collectifs énumérés. Cet article fut inséré dans la Charte lorsque la plupart des droits et libertés garantis par celle-ci acquirent leur primauté par rapport au reste de la législation. Selon certaines décisions des tribunaux, l’article 9.1 indiquerait même comment une personne doit exercer ses droits ou libertés dans sa vie privée.
Or, la liste des intérêts susceptibles d’être invoqués au titre de l’article 9.1 pour fixer la portée ou encore aménager l’exercice des droits et libertés ne cesse de s’allonger depuis quelques années. À l’origine, ne pouvaient être invoqués que l’« ordre public », les « valeurs démocratiques » ou encore, le « bien-être général des citoyens » – toutes choses déjà reconnues (en droit international) comme pouvant justifier des limites ponctuelles à la portée ou à l’exercice d’un droit ou d’une liberté. Depuis, toutefois, l’Assemblée nationale a ajouté à cette liste la « laïcité de l’État » (2019) et l’« importance accordée à la protection du français » (2022). Aujourd’hui, le PL84 ajouterait un élément supplémentaire : le « modèle québécois d’intégration nationale ».
De fait, la modification de l’article 9.1 ferait en sorte d’inféoder en partie les droits inscrits dans la Charte aux dispositions de la nouvelle Politique d’intégration nationale. La LDL considère que cette modification majeure va à l’encontre du principe même des droits humains, qui doivent servir de balise aux actions des législateurs. Ainsi, nous insistons sur le fait que c’est la Politique nationale sur l’intégration qui doit respecter les droits inscrits dans la Charte, et non la Charte qui doit être interprétée en fonction de la Politique nationale sur l’intégration. Affirmer l’inverse constituerait une régression majeure au régime de protection des droits humains dont s’est doté le Québec.
En ajoutant, par couches successives, des éléments supplémentaires susceptibles d’être invoqués pour limiter la portée ou encore aménager l’exercice des droits, le législateur participe de cette conception erronée des droits humains et crée, de facto, une hiérarchie de plus en plus évidente entre les intérêts privilégiés par l’article 9.1 et les droits et libertés garantis par la Charte. Il faut s’inquiéter de cette tendance à subordonner ainsi les droits et libertés fondamentaux des citoyens à d’autres intérêts que ceux de l’ordre public, des valeurs démocratiques et du bien-être général des citoyen-ne-s. De même, la modification de l’article 9.1 risque d’établir une hiérarchisation des droits qui serait en flagrante contradiction avec les normes du droit international des droits humains. En effet, comme le rappelle la Déclaration et le programme d’action de Vienne (1993) : « Tous les droits de l’homme sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés. La communauté internationale doit traiter des droits de l’homme globalement, de manière équitable et équilibrée, sur un pied d’égalité et en leur accordant la même importance ».
Les modifications proposées à l’article 43 de la Charte
L’article 43 de la Charte énonce le droit qu’ont « les personnes appartenant à des minorités ethniques » de « maintenir et de faire progresser leur propre vie culturelle avec les autres membres de leur groupe ». Le PL84 propose de modifier cet article de deux façons : d’une part, en remplaçant la notion de « minorités ethniques » par celle de « minorités culturelles » ; d’autre part, en ajoutant que les personnes appartenant à de telles minorités auraient également « le droit à la pleine participation, en français, à la société québécoise ».
Sur le fond, la LDL s’interroge sur les implications de remplacer le qualificatif ethniques par culturelles. Il semble en effet que cette modification vise à réduire les groupes ethniques et les communautés racisées au statut de simples cultures minoritaires, négligeant ainsi l’ensemble d’autres éléments tels que leur langue, leur histoire, leurs lieux de sociabilité, leurs institutions et leurs identités collectives. De même, cette réduction à la culture tend également à masquer les processus de racisation et d’exclusion qui font partie de l’expérience de ces groupes, mais qui ne relèvent pas à proprement parler de facteurs culturels. Par ailleurs, en affirmant que les membres de ces minorités ont « le droit à la pleine participation, en français, à la société québécoise », le PL84 passe sous silence le plurilinguisme qui marque de fait la société québécoise et les diverses formes d’hybridités linguistiques qui font partie intégrante de sa culture.
La LDL ne peut s’empêcher par ailleurs de noter que le projet de loi rate une belle occasion d’enrichir les dispositions de la Charte en élaborant sur la notion de droits culturels. C’est une chose, louable, de garantir aux personnes appartenant à des minorités le droit d’avoir « avec les autres membres de leur groupe » une vie culturelle. C’en serait une autre, non moins louable, d’inscrire dans la Charte que, conformément au droit international, toute personne a droit de participer à la vie culturelle de la communauté – y compris en tissant des liens avec des personnes de cultures diverses. Cela serait d’ailleurs congruent avec les dispositions du PL84 qui évoquent « l’interaction et les rapprochements » interculturels (art. 4) ou encore l’importance de « la communication interculturelle » (art. 5). Un effort de cohérence s’impose ici.
Nous continuons par ailleurs à déplorer que l’article 43 fasse partie d’un chapitre de la Charte qui, contrairement à ses autres dispositions, ne jouit d’aucune supériorité sur les autres lois, à savoir le chapitre portant sur les droits économiques et sociaux. Sans contredit, il faudra, tôt ou tard, comme la LDL le soutient depuis longtemps, remédier à cette importante lacune de la Charte.
La modification proposée à l’article 50 de la Charte
Disposition interprétative, l’article 50 de la Charte prévoit que celle-ci doit être interprétée de manière à ne pas supprimer ou restreindre la jouissance ou l’exercice d’un droit ou d’une liberté qui n’y est pas inscrit. Cet article vise à éviter que l’existence d’un droit ou liberté reconnu par le droit, mais non inscrit dans la Charte, soit remise en question.
La modification proposée par le PL84 est d’un tout autre ordre. Loin de préserver un droit ou une liberté qui n’est pas mentionné, elle force à interpréter ceux qui sont mentionnés d’une manière qui devra être « compatible avec le modèle québécois d’intégration nationale ». Ici encore, et comme c’était le cas de la modification du préambule discutée plus haut, il s’agira d’orienter l’interprétation de la Charte d’une manière qui irait à l’encontre des principes mêmes de la Charte.
Assiste-t-on à une instrumentalisation de la Charte et du cadre des droits humains ?
Ayant à l’esprit ces modifications majeures que le législateur entend faire à la Charte québécoise, ainsi que la multiplication des utilisations de sa clause dérogatoire dans les dernières années, la LDL se demande si le législateur fait preuve de cohérence lorsqu’il souligne dans le PL84 que les valeurs québécoises s’inspirent en partie de cette Charte.
D’une part, le gouvernement banalise et met de côté les droits et libertés régulièrement, et déroge à outrance à la Charte québécoise de façon préemptive et mur-à-mur. D’autre part, le gouvernement refaçonne cavalièrement la Charte de sorte à la faire correspondre à une vision politique loin de faire consensus, et il la met à contribution en y énonçant des principes qui mettent les droits en opposition. Il impose des ajouts qui fragilisent la protection des droits qui y sont énoncés et il alimente une hiérarchisation des droits qui va à l’encontre de leur caractère indissociable, invisible et interdépendant.
Le législateur se dote ainsi du langage des droits humains, tout en démontrant bien peu de respect pour la Charte québécoise et les normes du droit international des droits humains.
Avant l’arrivée au pouvoir du présent gouvernement, la majorité des changements apportés à la Charte ont été adoptés de façon consensuelle et avec comme objectif de renforcer ses dispositions ou de reconnaître de nouveaux droits (par ex. reconnaissante de l’orientation sexuelle, du handicap ou d’une grossesse comme facteurs de discrimination prohibés, ou reconnaissance du droit à un environnement sain). Or, les plus récentes modifications ont été adoptées sans consultations générales de la population, sans consensus, et même sous la procédure du bâillon parlementaire.
Recommandation 6
Que toute politique d’intégration nationale soit subordonnée à la Charte des droits et libertés de la personne et aux autres obligations du Québec en matière de respect et de renforcement des droits et libertés.
Recommandation 7
Que les articles 18 à 21 du PL84 prévoyant des modifications à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec soient retirés.
Recommandation 8
Que dans le cadre du PL84 ainsi que plus largement, toute autre modification à la Charte québécoise soit entreprise suivant des processus consultatifs et démocratiques adéquats, avec comme objectif de respecter les obligations de l’État québécois en vertu du droit international des droits humains.
[1] Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 1976 ; Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 1976.
[2] Mémoire au conseil des ministres sur le projet de loi 84, déposé par Monsieur Jean-François Roberge, ministre responsable de la Langue française, Gouvernement du Québec, 22 janvier 2025. En ligne : https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/gouvernement/MCE/dossiers-soumis-conseil-ministres/24-25/2024-0211_memoire.pdf
[3] François Rocher, David Carpentier, Louise Harel et Kathleen Weil, Le PL84 est en rupture avec l’inter culturalisme, Le Devoir, 13 février 2025.
[4] Ligue des droits et libertés, Comprendre la laïcité, Fascicule, 2017, p. 2. En ligne : https://liguedesdroits.ca/wp-content/fichiers/ldl_outil_education_laicite_20190107.pdf
[5] H. Pilon-Larose, Demandeurs d’asile : Ottawa offre 750 millions à Québec, La Presse, 10 juin 2024 ; M.-M. Sioui, Québec restreint l’accès à la possibilité de conduire pour les immigrants, Le Devoir, 5 décembre 2024 ; La Presse canadienne, Legault fait un lien entre les demandeurs d’asile et les problèmes de santé mentale, ICI Radio-Canada, 4 juin 2024; M.-M. Sioui, Des retards dans les maternelles 4 ans en raison des immigrants, selon Drainville, Le Devoir, 24 avril 2024 ; J. Girard, Immigration et violence : François Legault se dit « désolé » pour la « confusion », ICI Radio-Canada, 7 septembre 2022 ; J.-L. Bordeleau, Les propos de Jean Boulet à l’épreuve des faits, Le Devoir, 29 septembre 2022.
[6] Assemblée générale des Nations Unies, Rapport soumis par le Rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée, Doudou Diène, Application de la Résolution 60/251 de l’Assemblée générale du 15 mars 2006, intitulée « Conseil des droits de l’homme », A/HRC/4/19, 12 janvier 2007.
[7] Ligue des droits et libertés, Le racisme systémique… Parlons-en!, Brochure, Édition 2022 [2017]. En ligne : https://liguedesdroits.ca/brochure-le-racisme-systemique-parlons-en
[8] Ligue des droits et libertés, Contre le renouvellement de la dérogation à la Charte canadienne : en tant que démocratie, le Québec doit faire mieux, Mémoire sur le projet de loi 52, Loi permettant au Parlement du Québec de préserver le principe de souveraineté parlementaire à l’égard de la Loi sur la laïcité de l’État, déposé devant la Commission des relations avec les citoyens de l’Assemblée nationale du Québec, 9 avril 2024. En ligne : https://liguedesdroits.ca/contre-le-renouvellement-de-la-derogation-a-la-charte-canadienne-en-tant-que-democratie-le-quebec-doit-faire-mieux
[9] Recommandation générale No 33 du Comité pour l’élimination de toute forme de discrimination raciale concernant le suivi de la Conférence d’examen de Durban, paragraphe 1.f, août 2019.