Retour à la table des matières
Lucie Lamarche, professeure
Département des sciences juridiques, UQAM
Charlotte Thibault, consultante en égalité entre les sexes
Chaque année, à l’occasion de la Journée internationale de la femme, de nombreux reportages et articles sont produits concernant la question des violences faites aux femmes, mais rares sont les journalistes qui qualifient ces violences de sexistes. Ce moment annuel de réflexion nous incite à nous pencher non seulement sur les chiffres (plus ou moins de violence?) mais surtout, sur l’évolution de la notion même de violence sexiste et sur son arrimage évolutif aux droits de la personne. Les auteures de cet article ont choisi de traiter de la violence au pluriel. Cette déclinaison plurielle a pour but d’inviter à une réflexion plus large sur l’obligation de l’État d’agir avec toute la diligence possible afin d’éradiquer les violences sexistes dont les femmes, toutes les femmes, sont victimes.
Les violences faites aux femmes : un concept en évolution
La Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1994[1], reconnait dans son préambule que la violence à l’égard des femmes traduit des rapports historiquement inégaux entre elles et les hommes. L’article premier de la Déclaration définit l’expression violence à l’égard des femmes comme tout acte de violence dirigé contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice physique, sexuel ou psychologique. L’article 2 de cette Déclaration énonce que la famille, la collectivité ou l’État constituent des auteurs potentiels de cette violence. L’article 4 pour sa part refuse de considérer comme une « excuse raisonnable » à la violence les traditions, la coutume ou la religion.
Suite au travail soutenu du mouvement féministe québécois, le gouvernement du Québec a adopté en 1995 une Politique d’intervention en matière de violence conjugale qui intègre une analyse féministe[2]. Cette Politique affirme le caractère social de la violence conjugale.
La lecture de cette Politique mène à certains constats. D’abord, que le corps des femmes est le lieu premier, voire le lieu exclusif d’expression des violences sexistes; puis, que la violence conjugale est la principale forme de violence subie par les femmes; enfin, que l’État a l’obligation de veiller à l’éradication des violences avant tout en ayant recours au droit criminel afin de punir les coupables et mettre fin à l’impunité.
Dans la foulée de la Conférence mondiale des femmes de 1995 (Conférence de Beijing), plusieurs États se sont mis en mode de lutte contre les violences conjugales. Il faut célébrer cet effort mondial qui est certes à la source d’une autre initiative concertée, à savoir la dénonciation des agressions sexuelles dont les femmes et les fillettes sont victimes.
Toutefois, la lutte contre les violences faites aux femmes a souvent été malmenée par le patriarcat. Combien de fois n’aura-t-on pas entendu que les hommes aussi sont victimes de violence interpersonnelle, une affirmation qui nie les rapports de domination et l’explication profonde de la violence à l’égard des femmes? Cette allégation est toutefois illustrée dans le récent Plan d’action gouvernemental 2012-2017 du gouvernement québécois en matière de violence conjugale, lequel, s’il accorde plus d’importance aux besoins des femmes vivant dans un contexte de vulnérabilité par rapport à la violence conjugale, reconnaît néanmoins que les hommes victimes de violence conjugale ont aussi besoin d’aide[3].
Certains États qui ont frileusement ratifié la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF), maintiennent des politiques discriminatoires envers les femmes au nom de valeurs culturelles et religieuses.
La réalité mondiale a toutefois révélé que la violence à l’égard des femmes ne se limite pas à l’espace conjugal, quelle que soit sa composition.
Les violences faites aux femmes : une atteinte profonde à leur citoyenneté
C’est en lisant le récent Rapport de la Rapporteure spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes[4] que l’on constate l’immense chemin parcouru par les féministes de tous horizons sur le thème de la violence faite aux femmes, et ce, depuis l’adoption en 1994 de la Déclaration de l’Assemblée générale des Nations Unies. Faisant de la citoyenneté l’objet de son Rapport, Madame Rashida Manjoo propose que l’on envisage la violence infligée aux femmes sous l’angle des droits inhérents à la citoyenneté. Pour la Rapporteure, la violence comporte une série de conséquences négatives sur l’exercice de tous les droits humains des femmes, composante essentielle de leur citoyenneté[5]. Selon Manjoo, l’angle de la citoyenneté remet en question l’idée selon laquelle les femmes sont les victimes passives de systèmes patriarcaux et promeut en conséquence un projet de contestation des dynamiques de ce pouvoir[6].
Pour arriver à cette conclusion, Manjoo en appelle à une conception de la violence faite aux femmes qui comporte des dimensions de violence systémique, économique et institutionnelle. Voici qui nous fait opter pour une forme plurielle du terme « violence ». Allant encore plus loin, Manjoo propose que cette acception plurielle des violences faites aux femmes emporte la nécessité de réparations économiques et sociales au bénéfice des femmes, comme groupe social.
Cette imbrication des violences faites aux femmes a le mérite non seulement de définitivement sortir celle-ci de la sphère privée, mais en sus, de fournir une explication cohérente aux nombreux phénomènes contemporains de violences faites aux femmes : la pauvreté et l’extrême pauvreté; la prostitution; les mariages forcés; la traite et le trafic interne et international; la stérilisation et l’avortement forcés; les mutilations génitales; les interdictions de circulation; les châtiments issus de l’exercice de la liberté de pensée et de conscience; les privations d’accès à la terre et à l’héritage; le confinement à l’apatridie, à titre d’exemples.
Ainsi, à la figure du conjoint violent, se superposent celles du combattant violent dans des zones de conflits, de l’employeur abusif, de l’intervenant humanitaire qui sait tirer avantage d’une vulnérabilité en échange de faveurs sexuelles, de la belle famille qui refuse de l’accès à la terre, du père qui prive sa fille de l’accès à l’éducation, du passeur qui pratique l’extorsion au détriment des femmes migrantes, de la compagnie minière qui chasse les populations et qui prive les femmes de leur gagne-pain …. et, du gouvernement qui fait peu de cas du sort des femmes en instaurant le règne de l’Austérité[7]!
Et si tout n’est pas violence dans le monde, il est pourtant clair que la violence, entendue dans son sens moral, politique et économique comme l’effondrement des structures et des processus de sécurité humaine, est à la source des violations de tous les droits des femmes. Dans un tel contexte, la violence n’est pas que conjugale, bien que souvent, en contexte d’insécurité, le privé et le public entretiennent un rapport accru et malsain de violence.
Dans un tel contexte, il va de soi que le droit des femmes au développement se confine à celui du mal-développement; impossible pour elles d’accéder aux ressources matérielles et politiques et de participer à la vie citoyenne. Car la subordination personnelle, systémique et économique des femmes devient la cause multifactorielle des violences subies. Et il ne faut pas s’étonner que ce soit les femmes qui défendent la paix, la protection de la mère-terre et l’intérêt des générations futures. Ce sont aussi des plaidoyers contre les violences sexistes[8].
C’est dans ce contexte systémique qu’il faut enfin comprendre les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité des Nations Unies depuis 2000 et qui concernent l’incorporation dans les opérations de maintien de la paix d’une démarche différenciée selon les sexes aux fins du respect des droits des femmes.
En définitive, le pluriel des violences faites aux femmes constitue une clé d’explication des atteintes à leur citoyenneté. La violence n’est pas que domestique ou guerrière ou économique. Elle est un tout et exprime un sexisme profond. Comment prendre les violences faites aux femmes par le grand angle afin de définir utilement le devoir de diligence des États en la matière?
Les violences faites aux femmes et le devoir de diligence des États
La définition à la fois ouverte et inter systémique des violences faites aux femmes élargit du même souffle la notion de diligence raisonnable au titre de devoir des États ayant souscrit aux normes des droits de la personne en droit international.
Ainsi, ce devoir de diligence ne saurait se limiter, encore que ce serait heureux qu’il en soit au moins ainsi, à l’éradication des violences physiques et sexuelles subies par les femmes. A titre d’exemple, Manjoo note que s’il est nécessaire de dénoncer les violences subies par les femmes en situation de conflits, il serait mieux de lutter contre l’ordre général de la guerre, un élément systémique et institutionnel de déconstruction de l’environnement des femmes et des sociétés humaines.
Cette approche systémique des violences faites aux femmes permet de mieux saisir l’effet aggravant des causes intersectorielles de la discrimination genrée. Car si les violences ne sont pas que sexistes (elles sont aussi issues de ciblage ethnique, économique, religieux, ou de distinctions reposant sur le capacitisme[9]) toute violence sexiste est aggravée par d’autres facteurs opprimants. Manjoo cite en exemple la militarisation des territoires des peuples autochtones en Asie et la croissance constante des viols qui accompagne ce phénomène[10].
Le lien entre les rapports inégaux de pouvoir entre les hommes et les femmes et la violence sexiste de nature systémique explique qu’il soit si commode, sur le plan politique, de négliger l’analyse différenciée selon les sexes des politiques publiques qui, à première vue, ont peu à voir avec les violences domestiques et conjugales.
Car le Marché et sa Main invisible sont systémiquement violents. N’a-t-on pas récemment au Québec publié des chiffres qui démontrent que la création d’emplois se résume à celles d’emplois précaires et mal rémunérés? Or, qui occupe majoritairement ces emplois? Beaucoup de femmes! Cette marginalisation de l’emploi féminin agit de surcroît dans des secteurs essentiels à la protection de droits humains cruciaux pour les femmes : la santé, l’éducation, le développement communautaire. Ainsi, à la précarisation s’ajoute une marginalisation qui elle-même crée de l’exclusion, le tout, au féminin.
Le récent exemple des Orientations règlementaires issues du projet de loi 20 concernant l’accès aux services de santé[11] au Québec parle aussi de lui-même. En effet, l’incertitude entourant l’accès aux services d’avortement est en soi violent pour les femmes.
L’exemple, encore plus récent, de l’interdiction pour les travailleuses et les travailleurs temporaires au Canada de séjourner au pays pour plus de quatre années sans avoir obtenu un statut de résident permanent fracasse tous les records de myopie sexiste[12]. On prétend tout simplement ne pas savoir combien de travailleuses domestiques sous permis de travail sont frappées par cette mesure. Or, en aucun cas le lien entre les ressources économiques de ces travailleuses dites temporaires et leur capacité financière ou familiale de faire une demande de statut de résidente n’a été considéré. Traiter les femmes comme de la main-d’œuvre jetable n’est-il pas un geste politique violent?
A cet enchaînement systémique de violences genrées, s’est ajoutée depuis quelques années l’idéologie de l’Austérité[13]. Comme le démontre la récente étude de l’IRIS, les budgets d’austérité et les mesures dites de relance économique ont un impact négatif plus prononcé sur les femmes que sur les hommes : hausses de tarifs; privatisation; réduction de salaires; coupures de services. On savait cela depuis la marche Du Pain et des Roses[14]!
De telles limitations genrées dans l’accès plus limité des femmes aux services et aux ressources publiques constituent aussi à l’évidence une atteinte à leur droit à l’égalité. Et l’originalité de l’approche de la Rapporteure Manjoo consiste à empêcher l’État de prédéterminer ce qu’il considère comme de la violence faite aux femmes et d’ainsi limiter son obligation de diligence raisonnable à leur égard, voire, de réduire les femmes à leur statut de victime d’une conjugalité malsaine.
Ainsi, les violences faites aux femmes portent aussi atteinte à leurs droits que Manjoo décrit comme étant inhérents à la citoyenneté. Dans la foulée de cette proposition, tout indice de vulnérabilité accrue nécessite un soin particulier de la part des États, mais aussi, de la part des acteurs dont l’État doit superviser le comportement en vue du respect des droits humains des femmes.
Et s’il est facile d’associer la perte ou la privation d’autonomie et de parole citoyenne des femmes à l’existence des violences diverses et systémiques dont elles sont victimes, il est plus ardu d’identifier les responsabilités qui s’en suivent.
L’analyse différenciée selon le sexe (ADS) et le devoir de diligence raisonnable des États
L’analyse différenciée selon le sexe est une méthodologie d’analyse des effets des politiques publiques. On parlera, par exemple, d’analyse budgétaire sexo spécifique. En théorie, l’identification d’un effet négatif pour les femmes, et plus particulièrement pour les femmes les plus vulnérables, devrait entraîner au moins, une mitigation et au mieux, une interruption de la mise en œuvre de la politique sous examen. Or, lorsqu’il est question du pluriel des violences, l’ADS perd son souffle. Le gouvernement du Québec en avait pourtant fait un fer de lance de sa Politique de 2006 pour l’égalité entre les hommes et les femmes[15].
L’ADS est intrinsèquement liée au devoir de diligence raisonnable des États en vue de l’éradication ou de la mitigation des violences systémiques à l’égard des femmes. Ce qui vaut pour une zone de conflit ou pour un pays extrêmement pauvre, vaut aussi pour le Québec.
Le lien novateur entre les violences systémiques et institutionnelles dont les femmes sont victimes et l’exercice de la citoyenneté par les femmes constitue une proposition qui relance le débat du genre et des violences, mais aussi, qui le situe à l’échelle d’un monde dysfonctionnel et dangereux pour les femmes, comme femmes. Il s’agit donc d’une conception nettement élargie du caractère social de la violence faite aux femmes.
Conclusion
Partout dans le monde, les femmes vivent dans des contextes d’insécurité et de violence parce qu’elles sont des femmes. Ces violences portent atteinte de manière systémique et structurelle à leurs droits humains. Faut-il donc militer pour tous les droits des femmes ou contre les violences faites aux femmes? La question n’est pas que rhétorique. Car l’enjeu des violences fait appel à un devoir spécifique de la part des États, à savoir le devoir de diligence. Et ce devoir de diligence concerne toutes les politiques publiques promues et mises en œuvre par l’État. Il faut donc mettre en œuvre une méthodologie d’analyse d’impacts sur le genre et sur tous les droits humains des femmes de toute l’action étatique ainsi que celle de ses agent-e-s. À nous de reprendre notre souffle et de l’exiger, tant sur le plan local que national ou international. Nous ne sommes pas que des êtres vulnérables. Nous sommes, et ce dans toute notre diversité, des citoyennes violemment bafouées dans leurs droits, parce que nous sommes des femmes.
Bibliographie