Féminicide et violence féminicide

L’auteure de cet article expose les différents aspects du terme féminicide tout en l’appuyant sur des cas concrets. Au Canada, une utilisation plus large du concept de féminicide pourrait contribuer à souligner la spécificité de certains meurtres de femmes en ce qu’ils imputent la responsabilité à l’État, et ainsi à creuser quelques brèches dans l’État patriarcal en général.

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Marie France Labrecque, professeure associée
Anthropologie, Université Laval

Un des événements emblématiques du féminicide qui nous touche de près est celui des meurtres de l’École polytechnique de l’Université de Montréal, le 6 décembre 1989, alors que 14 femmes ont été ciblées explicitement parce qu’elles étaient des femmes et abattues par un homme qui, sur le site même, s’est donné la mort. Le féminicide est donc le meurtre misogyne de femmes parce qu’elles sont des femmes. Certes, sur le plan statistique, il y a davantage de meurtres d’hommes partout dans le monde. Par contre, il est rare que ceux-ci soient tués pour le simple fait qu’ils sont des hommes et qu’ils le soient par des femmes.

Trois facteurs sont à l’œuvre et se combinent pour rendre possible le féminicide; ils font partie de sa définition : premièrement, la violation des droits humains des femmes, notamment en ce qui a trait à leur sécurité, deuxièmement, l’impunité dont bénéficient les meurtriers et, troisièmement, l’irresponsabilité des autorités, et surtout de l’État, qui n’accordent pas d’importance à la sécurité des femmes. Pour l’anthropologue féministe mexicaine Marcela Lagarde, le féminicide est non seulement une forme extrême de violence de genre mais aussi un crime d’État[1].

La posture de Lagarde découle dans une large mesure du cas de la ville de Ciudad Juárez au Mexique. Il s’agit d’une ville située à la frontière entre le Mexique et les États-Unis où, depuis le milieu des années 1990, il s’est produit plus de 1500 meurtres de femmes, sans compter de nombreuses disparitions[2]. Même s’il a été démontré que le nombre de femmes assassinées est plus élevé ailleurs au pays, les meurtres de Ciudad Juárez ont particulièrement marqué l’imaginaire collectif, surtout parce qu’un certain nombre de cadavres de femmes ont été retrouvés sur les terrains vagues ou dans le désert, que ces femmes avaient été violées et torturées, et que leur corps avait été cruellement mutilé. Il s’agit là du féminicide sexuel systémique. Mais le féminicide ne revêt pas toujours cette forme spectaculaire, comme le montrent le féminicide intime (que l’on appelle complaisamment crime passionnel, ce qui sert à la réduction de la sentence), et le féminicide en raison d’activités stigmatisées[3].

Le féminicide inclut également la violence féminicide, lorsque la mort des femmes ne découle pas nécessairement d’un meurtre, mais bien de l’insécurité, de la négligence et du déficit de développement et de démocratie. Un exemple en serait la mort prématurée des femmes en raison d’omissions de la part de l’État dans ses champs de responsabilité comme, par exemple, celui de la mortalité maternelle. Un autre exemple serait l’absence de transport public dans des régions isolées obligeant les femmes qui ne disposent pas de véhicule à attendre les occasions au bord de la route au risque de « tomber » sur des personnes mal intentionnées et d’être assassinées ou enlevées. Autrement dit, l’État porte la responsabilité de bien des morts violentes de femmes, mais aussi de la violence à leur égard, qu’elles se produisent dans des lieux publics ou au sein de leur foyer. Souvent, on attribue au déficit d’État le fait que le féminicide et la violence féminicide se produisent dans certains pays[4]. Mais l’on sait très bien, même si ces termes ne sont pas systématiquement utilisés, qu’il s’en produit aussi dans des États de droit. Le cas des meurtres et disparitions de femmes autochtones au Canada en constitue une cruelle illustration.

Tout comme dans bien d’autre pays développés, au Canada, malgré les chartes, les lois et les règlements, en général progressistes, le système de justice du pays est clairement dominé par des hommes et parfois même par des femmes qui, volontairement ou involontairement, véhiculent une idéologie patriarcale et même raciste. Cela a été bien démontré dans le cas du procès de deux hommes non autochtones qui ont assassiné une travailleuse du sexe autochtone en Saskatchewan au milieu des années 1990. Durant le procès, on a tenté de faire peser la soi-disant respectabilité des deux hommes – des étudiants universitaires – contre la débauche assumée de la femme autochtone qui se trouvait dans un endroit dangereux, soi-disant par choix, pour exercer son métier[5]. On constate ici que, même après sa mort, cette femme a été confrontée à une certaine forme de violence institutionnelle, soit celle qui considère que la vie de certaines femmes vaut moins que celle d’autres femmes.

Alors qu’il semble banal d’invoquer le patriarcat, la domination masculine ou le machisme lorsque l’on veut qualifier le régime de genre au Mexique, on s’étonne qu’on le fasse lorsqu’il s’agit d’un État de droit, d’un État « avancé », comme le Canada. Or, malgré des variations considérables d’un pays à l’autre, on constate que l’État, quel qu’il soit et où qu’il se situe, est en fait patriarcal car le masculin prévaut dans les systèmes qui sous-tendent l’État et les hommes dominent dans les pratiques. Partout, à des degrés divers, les hommes tirent profit du patriarcat, pas seulement en termes de revenus mais aussi, notamment, en ce qui a trait à l’autorité, au respect, à la sécurité dont ils jouissent, et au contrôle qu’ils ont sur leur propre vie.

Dans la société patriarcale, la violence à l’égard des femmes semble inévitable. Les différentes formes de violence que peuvent subir les femmes sont liées entre elles : ainsi une femme ayant subi une violence physique devra éventuellement affronter cette autre forme de violence que lui imposera un système judiciaire conçu dans un contexte patriarcal[6]. Dans un tel contexte, les femmes sont désavantagées à différents égards, surtout si elles sont issues des classes populaires et racialisées. Une utilisation plus large du concept de féminicide au Canada pourrait contribuer à souligner la spécificité de certains meurtres de femmes en ce qu’ils imputent la responsabilité à l’État, et ainsi à creuser quelques brèches dans l’État patriarcal en général.

 

Bibliographie

[1] Lagarde y de los Ríos, Marcela, 2010, « Preface. Feminist Keys for Understanding Feminicide : Theoretical, Political, and Legal Construction », dans Rosa-Linda Fregoso et Cynthia Bejarano (dir.), Terrorizing Women. Feminicide in the Americas, Durham et London: Duke University Press.

[2] Seulement 10 % des crimes auraient été résolus. J’ai traité en profondeur des féminicides dans cette ville dans Labrecque, Marie France, 2012, Féminicides et impunité. Le cas de Ciudad Juárez. Montréal: Écosociété.

[3] Ces trois catégories ont été définies par Julia Monárrez, dans: Monárrez Fragoso, Julia Elena, 2009, « Peritaje sobre Feminicidio Sexual Sistémico en Ciudad Juárez, Caso 12 498 “González y otras vs México” Campo Algodonero », Présenté devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme, Santiago de Chile, 20 avril 2009.

[4] Le El Salvador, la Jamaïque, le Guatemala et l’Afrique du sud présentent les taux les plus élevés de féminicides au monde. Voir Small Arms Survey Research Notes, 2012, « Femicide : A Global Problem », Small Arms Survey, 14 : 1-4. En ligne : www.smallarmssurvey.org/about-us/highlights/highlight-rn14.html, consulté le 11 mars 2015.

[5] Razack, Sherene H. 2002, « Gendered racial violence and spatialized justice : The murder of Pamela George », p. 123-156, dans Sherene H. Razack, dir., Race, Space, and the Law. Unmapping a White Settler Society.  Toronto : Between the Lines.

[6] On fait référence ici aux cas dans lesquels des femmes qui, par exemple, avaient été violées, ont dû prouver qu’elles ne l’ « avaient pas cherché », autrement dit qu’elles n’étaient pas coupables d’avoir « provoqué » le prévenu.

 

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