Raviver la flamme pour la défense des droits humains

Cette entrevue avec Marie Claire Rufagari, coordonnatrice du Volet formation à la TCRI, souligne le fait que la transversalité des enjeux de l’immigration, du refuge et de l’interculturel devrait être mise de l’avant. La réponse aux enjeux de l’immigration passe par une consolidation des droits humains.

Retour à la table des matières

Marie Claire Rufagari, coordonnatrice du Volet Formation
Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI)

Entrevue réalisée par Lysiane Roch, responsable des communications à la Ligue des droits et libertés

 

Marie Claire Rufagari cumule plus de 20 ans d’expérience sur les questions d’immigration et de relations interculturelles. Elle œuvre à titre de coordonnatrice du Volet Formation de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI) depuis 1995. Le programme Formation de la TCRI, créé en 1989, constitue un vecteur important de développement et de consolidation de pratiques adaptées aux situations vécues par des personnes réfugiées, immigrantes et sans statut.

Ces formations permettent aux participant-e-s d’affiner leurs connaissances des réalités des personnes immigrantes, réfugiées ou sans statut, de développer des habiletés pour mieux interagir dans un contexte de diversité culturelle et d’explorer des nouvelles pistes d’intervention.

Les enjeux de l’immigration, du refuge et de l’interculturel n’étant pas encore transversaux, ceci limite l’accès des nouveaux arrivant-e-s aux ressources disponibles dans les milieux. Ces personnes font face à de nombreux obstacles dans leur processus d’adaptation et d’intégration qui se reflètent dans les impasses que rencontrent celles et ceux qui interviennent auprès d’elles[1]. Bien que ces nouveaux arrivant-e-s aient en théorie plusieurs droits, la réalité est tout autre. Souvent, elles ne connaissent pas leurs droits, et même lorsqu’elles les connaissent, elles n’ont pas accès aux conditions qui permettraient de les exercer et de les défendre.

Marie Claire considère que nous sommes dans une période de recul. Alors que le fossé se creuse entre les droits acquis et l’exercice de ces droits, cette intervenante engagée ne croit pas qu’il faille abandonner l’idéal des droits humains, bien au contraire.

Pas d’accès aux droits sans accompagnement

Pour Marie Claire, les droits humains constituent un projet magnifique, auquel toutes et tous doivent avoir accès. Elle déplore que ce ne soit pas le cas présentement. « Pour les personnes qui ne peuvent pas s’approprier leurs droits, c’est comme si ces droits n’existaient pas. » C’est pourquoi Marie Claire trouve essentiel de rendre explicites les conditions d’accès aux droits. Parmi les barrières qui rendent cet accès difficile, on compte notamment la maîtrise de la langue, la scolarité, la situation financière et la santé mentale des personnes. « À la limite, c’est comme si nos ressources avaient été pensées pour la classe moyenne scolarisée, en santé et en forme. » Marie Claire déplore le fait que ce soit les personnes qui doivent aller vers les ressources plutôt que le contraire. Pour diverses raisons, par exemple un problème de santé mentale, certaines personnes ne sont pas en mesure de verbaliser leurs demandes. Or, « toute demande qui n’est pas verbalisée dans notre société n’est pas prise en compte ».

Pour que les droits ne soient pas qu’un vœu pieux, l’accompagnement joue donc un rôle crucial. Cet accompagnement va bien au-delà d’informer les personnes de leurs droits : « Lorsqu’on parle de droits, on met beaucoup l’accent sur les informations. Mais tu ne peux pas utiliser une information que tu ne t’es pas appropriée.» Il ne s’agit donc pas seulement de faire connaître les droits, mais de permettre aux personnes de se les approprier et de se faire entendre.

Quelle forme pourrait prendre cet accompagnement? Marie Claire propose qu’il y ait davantage de facilitatrices et facilitateurs, soit « des personnes qui comprennent à la fois la réalité des personnes vulnérables et les outils existants en défense des droits ». Cela manque énormément présentement, dans tous les domaines. Non seulement les groupes communautaires sont-ils sous-financés, mais l’intervention psychosociale et la défense des droits le sont encore davantage et entrent rarement dans le mandat des organismes. En immigration, par exemple, la plus grande partie du financement va à l’accueil et à l’installation, si bien que c’est le plus souvent sur une base bénévole que des intervenant-e-s feront un accompagnement en défense des droits. De plus, l’évaluation de l’intervention se fait de plus en plus sur une base quantitative plutôt que qualitative, alors que l’accompagnement demande du temps, particulièrement dans le cas de situations complexes.

Or, sans cet accompagnement, il y aura nécessairement des reculs. Marie Claire cite notamment l’exemple des travailleuses et travailleurs temporaires « qui se retrouvent à être corvéables à merci, parce qu’ils ne sont pas syndiqués et ne sont pas éligibles aux services des organismes d’accueil. C’est pire encore pour celles et ceux qui ont un statut précaire. »

Il est donc urgent de trouver des façons d’assurer cet accompagnement. « Quand les droits ne sont pas exercés, on envoie aux abuseurs le message qu’ils peuvent continuer, et aux victimes qu’il ne sert à rien de porter plainte. »

Sortir d’une logique de silos

Pour accompagner les personnes dans la défense de leurs droits, nous devons sortir de la logique de silos dans laquelle les intervenant-e-s sont confinés. L’accompagnement exige en effet non seulement un savoir et un savoir-faire en lien avec les droits humains, mais aussi un «savoir interagir» qui est essentiel. Marie Claire déplore que, « alors que les droits sont interdépendants, les ressources sont en silos ».

Elle donne l’exemple d’une femme immigrante qu’elle a elle-même accompagnée sur une base bénévole. Cette femme a vécu successivement de la violence conjugale, un congédiement discriminatoire et une situation financière précaire, soit trois problèmes interreliés. Cette femme a finalement réussi à défendre ses droits à tous les niveaux et la situation a connu un dénouement intéressant. Or, plusieurs femmes dans des situations similaires n’arrivent pas à défendre leurs droits car elles ont à se battre seules sur trop de fronts à la fois.

La défense des droits pour mettre fin au cercle vicieux de l’impuissance

Marie Claire rappelle que les outils de droits humains que nous avons aujourd’hui résultent d’un travail de longue haleine initié par une profonde réflexion collective. Les raisons qui nous ont amenés à développer ces outils existent encore, et ces outils demeurent ainsi plus que pertinents. Cette militante demeure non seulement optimiste par rapport au projet des droits humains, mais elle insiste sur la nécessité de raviver la flamme pour la défense de ces droits.

La lutte pour les droits humains nous amène à travailler en solidarité et elle entraîne des victoires qui se traduisent par des changements significatifs non seulement dans la vie des personnes qui étaient en situation de violation de droits, mais pour toute la société. Ces victoires nous montrent qu’il est possible d’avancer et à quel point, « si les droits humains étaient respectés, il ferait bon vivre ». En ce sens, ils sont porteurs d’espoir.

Marie Claire voit aussi dans les droits humains une source d’« empowerment », une façon de sortir du cercle vicieux de l’impuissance. Elle explique comment les personnes privées de leurs droits se retrouvent très seules, et qu’on leur fait porter la responsabilité de leur situation. Quand elles ne sont plus seules, l’espoir renait, et la personne se mobilise. En permettant à la personne privée de ses droits de se faire entendre, la personne témoin lui a permis de sortir de l’impuissance. Toutefois, elle peut se retrouver elle-même en situation d’impuissance si elle n’arrive pas à obtenir du niveau décisionnel supérieur des changements permettant de mettre fin aux violations de droits de la personne aidée. Si les intervenant-e-s demeurent seuls avec ce poids, elles et ils se désengagent ou risquent l’épuisement professionnel. L’engagement dans la défense des droits les amène à leur tour à travailler avec d’autres et à porter cette parole à une instance décisionnelle supérieure, et ainsi à se mobiliser aussi. Ce transfert de l’impuissance vers le haut amène chaque niveau à prendre conscience de la responsabilité qui lui revient, au niveau individuel et au niveau collectif, sur le plan de la gestion, des politiques et des programmes.

Donner une voix à la personne qui vit des violations de droits nous amène à avoir une analyse beaucoup plus concrète de nos failles collectives, des ressources manquantes et de la nécessité de faire des changements structurels et systémiques[2], donc, de questionner le cadre. Marie Claire donne l’exemple d’un-e intervenant-e en protection de la jeunesse qui rencontre des difficultés dans son travail auprès d’une famille. L’interventant-e pourrait constater que la famille ne collabore pas et se désengager devant ce constat. Mais elle ou il pourrait aussi chercher les raisons structurelles qui rendent la collaboration difficile, plutôt que d’en tenir la famille responsable. En donnant une voix à la famille et en portant sa parole à des instances supérieures, l’intervenant-e peut générer de véritables changements de pratiques qui ne bénéficieront pas qu’à cette famille, mais aussi à toutes les autres.

Au cours des dernières années, Marie Claire a été témoin de plusieurs cas où l’engagement de témoins à différents niveaux et le travail en solidarité ont permis à des personnes d’accéder à leurs droits, mais ont aussi amené des changements structurels et systémiques bénéfiques pour toutes et tous, en plus de favoriser le développement de pratiques novatrices. Or, de tels changements ne se font pas sans un profond engagement. Ce qui l’a amenée à s’engager elle-même est la prise de conscience que ne rien faire reviendrait à une « non-assistance à une personne en danger ». C’est en s’engageant qu’elle a réussi à obtenir des victoires qui en retour lui donnent de l’espoir et nourrissent son engagement.

 

[1] Pour en savoir plus sur les questions abordées lors de l’entrevue, voir le rapport « Composer avec la complexité dans l’intervention psychosociale auprès des nouveaux arrivants ». Ce rapport met en lumière « les immenses défis d’ordre individuel, organisationnel et structurel que rencontrent les nouveaux arrivants et les intervenants qui les accompagnent, mais aussi la grande ingéniosité qu’ils déploient conjointement au quotidien ». http://tcri.qc.ca/images/publications/recherche-action/2017/Composer_avec_la_complexite_dans_lintervention_aupres_des_nouveaux_arrivants.pdf

[2] À ce sujet, voir aussi : Troseille, Noémie. 2017. « Découdre la stigmatisation, au fil des liens », dans L’autre Espace, la revue du RRASMQ, vol.8, no.2, p.8-10. http://www.rrasmq.com/publications/LautreEspace/LautreEspace_2017_12_Vol8-2.pdf

 

 

Retour à la table des matières