Paul-Etienne Rainville, historien spécialisé dans l’histoire des droits humains
Membre du Comité racisme, laïcité et exclusion sociale de la LDL
Au Québec comme à l’échelle mondiale, les militant-e-s des droits humains évoluent dans un contexte trouble, marqué par la montée de la droite identitaire, de l’intolérance, de la xénophobie, de l’islamophobie et de discours racistes et haineux de plus en plus décomplexés.
Le projet de loi 21 sur la laïcité présenté par le gouvernement Legault, de même que l’adoption à l’unanimité par l’Assemblée nationale (en pleine Semaine d’actions contre le racisme!) d’une motion condamnant les accusations de racisme portées contre les Québécois-e-s, favorisent la stigmatisation des personnes racisées, fragilisent les efforts des militant-e-s des droits humains et contribuent à cautionner les discours dangereux qui antagonisent les droits des minorités et les droits collectifs des Québécois-e-s.
Dans ce contexte, il est plus que jamais urgent de rappeler les principaux objectifs qui guident les actions du comité Racisme, laïcité et exclusion sociale de la LDL, soit : 1) de proposer une analyse systémique du racisme, 2) de lier le combat contre le racisme systémique à la défense de l’ensemble des droits humains, dans une perspective centrée sur le principe d’interdépendance et 3) de se positionner en tant qu’allié des luttes menées par les personnes racisées pour la défense de leurs droits.
L’approche systémique du racisme adoptée récemment par la LDL se distingue des perspectives classiques centrées sur une quête d’égalité juridique et sur la lutte contre les discriminations.
Bien qu’elle s’en démarque de plusieurs manières, l’approche systémique se situe néanmoins dans le prolongement des combats menés depuis plus d’un demi-siècle par les militant-e-s de la Ligue contre le racisme et la discrimination au Québec.
Une tradition de lutte pour le droit à l’égalité
La Ligue des droits et libertés a été fondée en 1963, en plein coeur de la Révolution tranquille. Elle est aujourd’hui l’une des plus anciennes et des plus importantes organisations de défense des droits humains au Canada. Depuis sa création, ses militant-e-s ont été au coeur des nombreuses luttes contre le racisme et la discrimination qui ont jalonné l’histoire du Québec. La LDL est notamment l’une des organisations à l’origine des premières lois interdisant les discriminations dites raciales et religieuses dans l’accès aux hôtels et restaurants (1963) et dans le domaine de l’emploi (1964) au Québec.
C’est également à l’instigation de la Ligue que le gouvernement provincial adopte à l’unanimité, en 1975, la Charte des droits et libertés de la personne. Interdisant la discrimination fondée entre autres sur les motifs liés à la race, à la couleur de la peau, à la religion et à l’origine ethnique ou nationale, cette loi quasi-constitutionnelle constitue, en dépit de ses limites, la plus importante avancée en matière de protection des droits humains dans l’histoire québécoise. Adoptée bien avant l’adoption de la Charte canadienne de 1982, ce document fondateur du Québec actuel est le fruit des luttes acharnées menées pendant plus d’une décennie par les militant-e-s de la Ligue, à une époque où l’on avait pour habitude (comme c’est encore trop souvent le cas aujourd’hui) de se tourner vers les États-Unis ou l’Afrique du Sud lorsqu’il était question de racisme ou de discrimination.
Au cours des dernières décennies, la LDL a appuyé les combats antiracistes de plusieurs groupes et dénoncé les violations de droits contre les personnes racisées. Elle a notamment joué un rôle central dans le combat des travailleur‑euse-s noirs contre le racisme dans l’industrie montréalaise du taxi au début des années 80. Depuis les années 70, elle s’est activement impliquée dans la défense des droits des personnes réfugiées, déplacées et sans statut. Elle s’est par ailleurs portée à la défense des Premières Nations, entre autres pendant la guerre du saumon de 1981-82 et lors de la tristement célèbre crise d’Oka de 1990, à une époque où ces enjeux ne suscitaient généralement que méfiance ou indifférence au Québec.
Aujourd’hui encore, la LDL appuie les luttes et les revendications des Premières Nations pour la reconnaissance de leurs droits ancestraux et territoriaux, de leurs droits économiques, sociaux et culturels, de leurs droits civils et politiques, mais aussi du droit des peuples à l’autodétermination. Parallèlement, les militant-e-s de la Ligue ont vraiment joué un rôle de pionnier au Québec dans la lutte contre la montée des groupes d’extrême-droite et dans le combat contre le profilage racial, en particulier à Montréal.
L’ouvrage commémoratif publié en 2013 dans le cadre du 50e anniversaire de la Ligue démontre bien le rôle d’avantgarde de cette organisation dans la lutte contre le racisme et la manière dont ses militant-e-s se sont constamment placés aux côtés des personnes racisées dans leurs luttes pour la défense de leurs droits – y compris lorsque c’était impopulaire de le faire. Or, si la Ligue et ses alliés ont fait énormément, depuis un demi-siècle, pour combattre le racisme et la discrimination au Québec, force est d’admettre que l’essentiel du chemin qui reste à accomplir pour atteindre l’égalité réelle reste malheureusement devant nous.
Racisme et laïcité : un mariage forcé
C’est dans cette perspective que, depuis le début des années 2000, le comité Racisme, laïcité et exclusion sociale de la LDL s’intéresse à un enjeu crucial, qui interpelle de multiples façons les droits humains : celui de la laïcité. Depuis les débats sur les accommodements raisonnables, envenimés dans le contexte délétère post-11 septembre 2001, la LDL a commencé à réfléchir à la question de la laïcité sous l’angle du racisme. Pourquoi? Non que ces deux enjeux soient liés; au contraire, ils ne devraient pas l’être! Mais parce que ses militant-e-s ont constaté rapidement que, trop souvent, les débats sur la gestion du pluralisme religieux au Québec sont soit un prétexte pour exclure certains groupes racisés, soit une sorte de défouloir social utilisé pour véhiculer sans complexe des discours islamophobes, xénophobes, racistes, voire ouvertement haineux.
À l’époque de la Commission Bouchard-Taylor (2007-08), la Ligue avait adopté une position avant-gardiste, désormais partagée par plusieurs acteurs de la société québécoise. Elle insistait en effet sur l’importance de respecter tout à la fois : 1) les droits fondamentaux des personnes racisées et des membres des minorités (ce qui inclut non seulement les libertés de religion et d’expression, mais aussi le droit au travail et tous les autres droits humains qui en sont les corollaires immédiats), 2) le droit à l’égalité et la liberté de conscience de tous les individus, sans discrimination et 3) le principe de neutralité de l’État.
La Ligue postulait alors (comme elle le fait aujourd’hui) que la laïcité impose à l’État d’être neutre, et ne donne pas le pouvoir à l’État d’imposer la neutralité aux individus, qu’elles ou ils soient croyants ou non croyants. La laïcité ne doit pas servir de prétexte pour imposer aux minorités les valeurs de la majorité. La LDL a d’ailleurs produit une brochure (réimprimée au début de cette année) dans le cadre de ces débats, qui présente une analyse de la laïcité fondée sur le principe premier qui la sous-tend, celui du respect intégral des droits de la personne.
Cette analyse est percutante dans le contexte actuel, où les entorses aux droits des minorités racisées (et en particulier des femmes musulmanes) visées par le projet de loi sur la laïcité sont justifiées au nom d’une conception erronée de la tradition québécoise héritée de la Révolution tranquille et d’une croyance fallacieuse selon laquelle il existerait une dichotomie fondamentale entre les droits des individus et les droits collectifs des Québécois-e-s.
Vers une approche systémique du racisme
Dans le cas de la laïcité comme dans l’ensemble des dossiers qui touchent les personnes racisées, la LDL a récemment opéré un virage discursif, analytique et stratégique vers l’approche systémique du racisme. Cette évolution est venue de ce constat simple, mais lourd de conséquence : l’atteinte de l’égalité juridique, notamment via les lois, les chartes et les programmes d’accès à l’égalité, ne suffit pas à atteindre l’égalité réelle entre les personnes dites blanches et les personnes racisées. Pourquoi, dans une société qui possède pourtant l’un des systèmes de protection des droits humains les plus avancés au monde, se perpétuent les inégalités systémiques fondées sur le racisme?
L’approche systémique du racisme permet de mettre au jour, non seulement les discriminations (directes, indirectes, systémiques, etc.), mais aussi les composantes culturelles, cognitives et idéologiques du racisme et les dimensions historiques, cumulatives et macro-sociétales des inégalités fondées sur ce système d’oppression. Elle permet également de comprendre comment les inégalités systémiques se maintiennent, et dans certains cas s’accentuent, à travers l’ensemble des systèmes et sous-systèmes qui fondent l’organisation de la société : l’école, les médias, le marché du travail, les services sociaux, l’État, la police et même le système de justice.
Les actions menées ces dernières années par la Ligue permettent, au premier abord, de démontrer l’intérêt de cette approche dans un contexte marqué, d’une part, par une multiplication des entorses aux droits des personnes racisées et, d’autre part, par l’émergence de nombreuses initiatives visant à lutter contre le racisme systémique au Québec. Par exemple, la LDL a publié en 2017 une brochure intitulée Le Racisme systémique… Parlons-en! Elle visait à la fois à expliquer l’approche systémique du racisme, à sensibiliser la population sur les conséquences de ce système sur la vie des personnes racisées et à exposer certaines pistes d’action pour le combattre. Le succès qu’a connu cette publication (traduite par la suite en anglais) nous a convaincu que cet outil de sensibilisation répondait à un besoin réel du public et de plusieurs organisations de la société civile.
Dans ce contexte, la Ligue a organisé une soirée de réflexion et mené plusieurs ateliers sur le thème du racisme systémique, qui nous ont permis de mieux circonscrire cette réalité, de susciter des échanges sur les inégalités systémiques fondées sur le racisme et d’alimenter notre propre réflexion à partir des savoirs et des expériences d’actrices et d’acteurs de différents milieux et des personnes racisées elles-mêmes. Notre comité travaille actuellement à l’élaboration de capsules vidéo qui exposeront la réalité du racisme systémique et la manière dont les personnes dites blanches peuvent agir comme alliées dans les luttes menées par les groupes et les personnes racisées.
Une tâche globale et collective
En tant que membre du comité Racisme, laïcité et exclusion sociale, je suis parfaitement conscient que notre rôle, comme celui des autres comités de la LDL, s’inscrit dans un objectif plus vaste : celui de construire une société plus juste, fondée sur les idéaux d’égalité, de liberté, de justice et de respect des droits et de la dignité de toutes et tous. Dès mes premiers engagements à la Ligue, dans le cadre de la célébration de son 50e anniversaire, j’ai constaté que l’organisation regroupe des militant-e-s de tous horizons qui, au-delà de leurs préoccupations immédiates et de leurs intérêts particuliers, partagent un même projet global de société. La Ligue n’est pas un groupe d’intérêt; elle ne représente pas les droits d’une catégorie de la population. Sa mission est universaliste : elle vise à promouvoir une société plus juste, fondée sur l’interdépendance de l’ensemble des droits humains, pour toutes et tous. Comme le souligne avec justesse sa coordinatrice, Ève-Marie Lacasse, la LDL n’est pas une organisation radicale, mais elle est radicalement juste. C’est pourquoi elle intervient, peu importe les personnes ou les droits touchés, partout où il existe des inégalités et des injustices.
En luttant contre les inégalités systémiques maintenues et perpétuées par la présence historique et actuelle du racisme dans notre société, c’est à cette oeuvre globale et collective que je souhaite contribuer. Or, dans le contexte trouble dans lequel nous évoluons, il est de plus en plus urgent d’obtenir l’appui de toutes les personnes qui, comme nous, ont à coeur de promouvoir l’idéal des droits humains. Même si nous devons malheureusement composer aujourd’hui avec cette funeste impression que nous évoluons à contre-courant des politiques, des médias, de l’opinion publique et de la majorité, nous continuerons à combattre le racisme sous toutes ses formes… Parce que nous savons que notre combat est juste et parce que notre époque l’exige, plus que jamais!