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Ignace Olazabal, PhD, responsable des programmes à la Faculté de l’éducation permanente, Professeur associé, Département d’anthropologie, Université de Montréal
Julien Simard, doctorant en études urbaines, INRS-UCS
Une société peut-elle se dire égalitaire alors que la vieillesse, et surtout le grand âge, ne sont pas socialement reconnus au même titre que les autres stades de la vie? Est-ce possible, compte tenu des handicaps sociaux attribués aux personnes du grand âge, qu’elles soient un jour reconnues comme des aîné-e-s au sens anthropologique du terme? Qu’est-ce qui rend ce processus ardu, difficilement réalisable?
Statut d’aîné-e-s valorisé dans certaines sociétés
Certaines sociétés, les unes de type égalitaire et les autres de type gérontocratique, considèrent la grande vieillesse comme une étape de la vie socialement valorisée. Les collectivités de chasseurs-cueilleurs amazoniennes sont un exemple de sociétés dites égalitaires, qui perçoivent les aîné-e-s comme des adultes, jamais trop vieilles ou vieux pour participer activement aux événements sociaux. Bernard Arcand soutient que chez les Indiens Cuiva, il n’existe que deux catégories de distinction sociale : celle d’hommes-femmes, d’une part, et celle d’enfants-adultes, d’autre part, la vieillesse n’étant pas vue comme une étape du cycle de vie[1]. Les plus vieilles et les plus vieux bénéficient toutefois d’un droit d’ainesse caractéristique des sociétés sans écriture dans lesquelles l’expérience avait une valeur incalculable. Les sociétés de type gérontocratique, elles, réservent une place de choix aux aîné-e-s au sein de la famille et de la collectivité. Ainsi, dans les sociétés d’inspiration confucéenne, la loi sur la piété filiale établit la primauté des aîné-e-s au sein de la famille et de la société. C’est aussi le cas dans les sociétés lignagères de l’Afrique précoloniale, où la vieillesse est le stade de vie qui jouit d’une reconnaissance sociale supérieure.
Dans ce type de sociétés, la classe des plus âgé-e-s détient la préséance absolue sur celles des plus jeunes, suivant un rapport de domination des aîné-e-s sur les plus jeunes. Ici, les vieilles et les vieux seront considérés comme des aîné-e-s, au sens anthropologique du terme, c’est-à-dire qu’ils et elles bénéficient d’un statut supérieur, valorisé socialement.
La maltraitance systémique en Occident
En Occident, l’exemple danois ne cesse de surprendre, la prise en charge totale, dans la dignité, de la vieillesse vulnérable par l’État est un cas de bientraitance systémique improbable, alors que dans la plupart des nations occidentales, la gestion sociale de la dépendance est, au mieux, douloureusement partagée entre les familles, l’État et le secteur privé. Ce partage est douloureux dans la mesure où il implique souvent maltraitance et perte de dignité pour la personne très âgée, surtout si elle est contrainte à l’hébergement final. Un interlocuteur fidjien manifestera à cet égard à Jared Diamond son indignation face au traitement social de la vieillesse en Amérique du Nord, consistant selon son entendement dans l’abandon des plus âgé-e-s dans des hospices[2]. Nous voyons à travers ces exemples comment la construction sociale et culturelle de la vieillesse balance d’un côté ou de l’autre. Force est de constater que, dans la tradition occidentale, la vieillesse est plutôt appréhendée comme un cycle de vie indésirable, et ce, tout au long de son histoire.
L’âgisme, d’Aristote à Butler
Le concept d’âgisme a été forgé en 1969 par le médecin psychiatre et gérontologue, Robert Butler, pour désigner le mépris ambiant à l’endroit de la vieillesse, lequel mène, selon lui, à une ségrégation sociale comparable au racisme et au sexisme.
Si le terme n’a pas été formulé avant, cela ne signifie pas pour autant que cette réalité date du XXe siècle. Nous n’avons qu’à penser au chapitre XIII du livre II de La rhétorique d’Aristote pour constater à quel point la discrimination de la vieillesse est déjà présente dans l’Antiquité classique, le philosophe chargeant à boulets rouges contre les vieux en général. Entre Aristote et Butler, plus de vingt-trois siècles se sont écoulés en Occident, la reconnaissance sociale de la vieillesse demeurant toujours problématique. Les anthropologues Cowgill et Holmes sont d’avis que celle-ci ne cesse de s’amoindrir avec l’avancée de la modernité[3].
La valeur de la vieillesse
Il est vrai que cette modernité, que nous ferons débuter au XVIIe siècle, n’a pas été tendre à l’endroit de la vieillesse. Foucault remarque que la personne vieillissante fait déjà office de « figure-repoussoir ». Elle est opposée à une norme corporelle et sociale particulière, qui enjoint à la productivité et à l’autonomie. On pourra s’étonner du fait que le principal allié de la personne âgée occidentale en 1650 ait été… le notaire, le droit étant déjà bien souvent la seule alternative pour que les plus âgé-e-s ne se fassent exproprier par leurs propres enfants[4]. Les personnes âgées qui n’étaient plus en mesure de travailler étaient souvent laissées pour compte, abandonnées et mêlées au cortège des infirmes, des folles, des fous et des déshérité-e-s. Cette situation connaîtra un certain redressement avec la reconnaissance, en Europe occidentale, de la vieillesse comme un fait de société à partir du XVIIIe siècle.
Il n’en demeure pas moins que le passage d’une régulation communautaire à une régulation sociale, avec le développement de la nucléarisation de la famille et la montée de l’autonomie du sujet, aura eu pour effet de marginaliser une vieillesse dont la valeur est mesurée à l’aune de la productivité et de l’utilité sociale.
Il est vrai que la modernité a aussi créé le troisième âge, soit la retraite pensionnée, signe de reconnaissance en quelque sorte d’une dure vie de labeur.
La vieillesse, un fardeau social
Si la retraite et la pension ont été conçues en Occident pour accorder aux travailleuses et aux travailleurs une fin de vie plus digne en palliant l’abandon et la mendicité auxquels beaucoup étaient contraints, la notion de dépendance est toutefois venue conditionner le rapport à la grande vieillesse à partir du siècle dernier, une dépendance considérée en tant que fardeau social, le poids du grand âge étant mesuré en termes de coût social. Or le progrès social, qui aurait pu bénéficier aux personnes âgées, a provoqué l’effet contraire en augmentant plutôt la longévité et le nombre de personnes très âgées, maintenues plus longtemps en vie mais, ironiquement, exclues socialement.
Invisibilité des personnes très âgées
Dépossédées de leur utilité sociale, les personnes très âgées figurent généralement comme des acteurs invisibles dans une société où tout change trop rapidement et dans laquelle leur avis compte rarement. Certaines d’entre elles bénéficieront d’une rare reconnaissance en vertu d’un statut spécial maintenu par le fait qu’elles demeurent socialement actives (des artistes, des politicien-ne-s, des entrepreneur-e-s), généralement des hommes plutôt que des femmes.
Mais la plupart des octogénaires et des nonagénaires apparaissent comme des figurants silencieux dans une société qui se demande que faire d’elles et d’eux à partir du moment où les incapacités invalidantes et les maladies chroniques, les problèmes cognitifs et la diminution du sens à la vie les frappent.
La société méprise la vieillesse
Au Québec, on dit des personnes âgées qu’elles sont nos aîné-e-s, alors que dans les faits, elles ne bénéficient généralement pas du statut social qui correspond aux aîné-e-s, le traitement social auquel font face la plupart d’entre elles ressemblant davantage à celui réservé à de simples vieilles et vieux, soit à des personnes qui n’ont plus rien à offrir et dont on n’attend plus rien. La vieillesse est vue comme un problème dans une collectivité qui regarde toujours devant elle, jamais derrière. Or, une société n’ayant aucune considération pour la mémoire collective et historique ne peut que mépriser la vieillesse.
[1] Bernard ARCAND, La construction culturelle de la vieillesse, Anthropologie et sociétés (6)3, 1982, p. 7-23.
[2] Jared DIAMOND, Le monde jusqu’à hier. Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles, Folio, Paris, 2013, p. 328.
[3] Donald COWGILL et Lowell. D. HOLMES, Aging and modernization, Appleton-Century-Crofts, New York, 1972.
[4] Jean-Pierre BOIS, Histoire de la vieillesse, PUF, Paris, 1992.