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Jacinthe Poisson, juriste et agente de recherche pour la Commission d’enquête Viens
Membre du CA de la LDL
Le rapport de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics (CERP), aussi appelée la Commission Viens, était fort attendu. Pendant les deux années qu’a duré l’enquête, les voix de centaines de personnes autochtones rapportant différents abus, mais aussi des solutions pour l’avenir, ont été entendues. Des milliers de pages de documents, résultant des enquêtes menées par la Commission et rendus publics permettent de mieux comprendre les faiblesses et les succès des orientations, des services ou des programmes gouvernementaux. Le rapport final et ses appels à l’action constituent le point culminant de ces travaux.
La genèse de la Commission remonte à 2015. La disparition de Cindy Ruperthouse à Val-d’Or en 2014[1] amène l’émission Enquête de Radio-Canada en Abitibi. Une dizaine de femmes autochtones prennent la parole dans l’émission pour rapporter des abus policiers[2], soulevant l’indignation à la grandeur de la province. Puis, une deuxième émission rapporte des témoignages similaires à Maniwaki, Sept-Îles et Schefferville. Un an plus tard, les enquêtes policières et l’évaluation des dossiers par la poursuite culminent en une annonce dévastatrice : aucune accusation criminelle n’est portée contre les policiers de Val-d’Or[3]. Réclamée par de nombreux leaders autochtones, la Commission Viens est mise sur pied le 21 décembre 2016[4], avec la mission d’enquêter et de recommander des actions afin de prévenir ou d’éliminer toute forme de violence, de pratiques discriminatoires et de traitements différents et ce, dans tout le Québec. Toutefois, le mandat est élargi pour examiner les pratiques discriminatoires au sein non seulement des services policiers, mais aussi de cinq autres services publics québécois : les services de justice, correctionnels, de santé et sociaux ainsi que de protection de la jeunesse. Le juge de la Cour supérieure à la retraite Jacques Viens est nommé commissaire.
Le rapport est rendu public le 30 septembre 2019 après 38 semaines d’audiences; 765 témoins y ont été entendus et 1 367 pièces de preuve déposées. Il a été qualifié d’alarmant par certain-e-s et de décevant sur certains aspects cruciaux par d’autres; ses 522 pages contiennent 142 appels à l’action. Il a depuis fait couler beaucoup d’encre. Avant de passer au crible chacun des services visés par l’enquête, le commissaire affirme d’emblée qu’il lui est « impossible de nier la discrimination systémique dont sont victimes les membres des Premières Nations et les Inuit dans leurs relations avec les services publics[5] ». Malgré une bonne volonté et des efforts d’adaptation dans certains cas, « de nombreuses lois, politiques, normes ou pratiques institutionnelles en place sont source de discrimination et d’iniquité au point d’entacher sérieusement la qualité des services[6] ».
Du côté gouvernemental, la réaction ne s’est pas fait attendre. L’appel à l’action n 1, soit de présenter des excuses publiques pour les préjudices causés par les lois, les politiques, les normes ou les pratiques des services publics à leur encontre, fait l’objet d’une déclaration solennelle à l’Assemblée nationale trois jours plus tard[7]. Tout en recevant favorablement ces excuses, les groupes autochtones ont tôt fait de rappeler que les actions ont plus de valeur que les mots[8].
C’est à partir de l’appel à l’action n°2 que la discussion se corse. Le commissaire recommande en effet l’adoption d’une motion pour reconnaître et mettre en œuvre la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (appel à l’action n°2), ainsi que l’élaboration et l’adoption, en collaboration avec les autorités autochtones, d’une loi visant à de garantir la prise en compte de ses dispositions dans le corpus législatif québécois (appel à l’action n°3). Le premier ministre Legault résiste d’abord à cette possibilité en invoquant un risque à l’intégrité du territoire et au droit à l’autodétermination du Québec, mais l’ensemble des partis politiques vote finalement en faveur d’une motion de Québec Solidaire pour en reconnaître les principes quelques jours plus tard[9].
Dès la publication du rapport, le gouvernement s’est engagé à ouvrir un dialogue de nation à nation avec les Autochtones pour sa mise en œuvre. La première rencontre organisée avec les chefs et groupes autochtones le 17 octobre 2019 a suscité des déceptions, notamment en raison de l’absence du premier ministre[10]. Reste à voir si la prochaine rencontre, prévue en décembre, sera plus porteuse.
Au-delà de ces éléments médiatisés, les 139 autres appels à l’action sont pour l’instant restés dans l’ombre. Pourtant, certains d’entre eux pourraient être porteurs d’une autonomie nouvelle ou renforcée pour les communautés. Le respect du droit à l’autodétermination est d’ailleurs identifié dans le rapport comme l’un des principes qui devraient guider les actions gouvernementales[11], en cohérence avec la Déclaration de l’ONU. Les deux exemples ci-bas sont à cet effet révélateurs.
En matière de protection de la jeunesse, le rapport souligne que le système actuel, imposé de l’extérieur sans tenir compte des cultures autochtones et de leur conception de la famille, perpétue les effets délétères des pensionnats. Les appels à l’action n°136 et 137 visent à renforcer et élargir la gouvernance des Premières Nations pour gérer les situations qui mettent en jeu la sécurité ou le bien-être de leurs enfants. Déjà, depuis 2000, l’article 37.5 de la Loi sur la protection de la jeunesse permet à ces communautés de mettre sur pied un régime particulier de protection de la jeunesse pour assumer les responsabilités en cette matière. Seuls les Attikamekw ont mis en place un tel régime – après quinze années de négociations – mais plusieurs autres communautés y aspirent. Les travaux de la Commission ont révélé que plusieurs obstacles financiers et administratifs, ainsi que des préjugés sur la capacité des communautés à prendre en charge de telles responsabilités, freinent toutefois cet élan[12]. Reconnaissant que de tels services « doivent être soumis au contrôle direct des communautés locales[13] », les appels à l’action n°136 et 137 demandent donc moins de rigidité et plus de ressources pour créer de tels régimes, ainsi que l’élimination des délais et restrictions qui constituent des freins à leur mise en place.
Certains constats du rapport en matière de justice vont dans le même sens. Le commissaire constate d’emblée que le système de justice est un échec dans ses rapports avec les Autochtones, en plus d’être source de discrimination systémique[14]. L’enquête de la Commission a pu révéler pour la première fois des statistiques sur la sur-judiciarisation des Autochtones : entre 2001 et 2017, 4,8 % des chefs d’accusation portés au Québec visaient des personnes domiciliées dans une communauté ou un village autochtone, alors qu’elles ne représentent que 1,4 % de la population de la province[15]. Le taux de judiciarisation des Autochtones a par ailleurs doublé entre 2001 et 2017. Soulignant l’échec des adaptations à la pièce du système judiciaire[16] et la nécessité de renforcer la gouvernance en matière de justice, le commissaire recommande comme point de départ le financement de projets développés et gérés par les autorités autochtones afin de documenter et revitaliser le droit autochtone[17] (appel à l’action n°40). Ensuite, le commissaire constate que les programmes existants, notamment le programme de mesures de rechange pour adultes en milieu autochtone, sont trop restreints. Il propose de s’inspirer des régimes particuliers de protection de la jeunesse décrits plus haut. Ainsi, l’appel à l’action n°41 recommande la modification des lois existantes pour permettre la création de régimes particuliers d’administration de la justice gérés par les nations, les communautés ou les organismes autochtones urbains.
Toutefois, le rapport et ses appels à l’action ont fait l’objet de différentes critiques. Autant Femmes autochtones du Québec que le Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or ont déploré que les femmes autochtones de Val-d’Or n’aient pas eu la place qu’elles méritaient dans le rapport et que les appels à l’action ne permettaient pas d’assurer la sécurité des femmes face aux abus policiers[18]. L’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador a aussi abondé dans ce sens, tout en soulignant la quasi-absence du mot « racisme » dans le rapport[19].
La majorité de ces critiques ciblent donc plus spécifiquement l’analyse des services policiers. On constate en effet que la grande majorité des appels à l’action de ce chapitre visent les corps de police autochtones – leur fonctionnement interne, leur organisation, leur financement ou leur statut. Mis à part les appels à l’action applicables à tous les services (tels que la formation ou la collecte de données), le rapport reste silencieux sur les mesures spécifiques que devraient mettre en place les corps de police en milieu urbain, comme la Sûreté du Québec ou le SPVM. Seule la situation de l’itinérance autochtone en milieu urbain a retenu l’attention et a mené à l’appel à l’action n°37, soit la mise en place de patrouilles mixtes (policier-ère-s et intervenant-e-s) d’intervention auprès des personnes vulnérables. Par ailleurs, bien que le commissaire reconnaisse que les recours existants visant les actions policières sont déficients[20], les appels à l’action qui en découlent semblent très timides. Il est recommandé de mieux informer les Autochtones des mécanismes existants (appel à l’action n°39) et de rallonger le délai maximal pour déposer une plainte en déontologie de six mois à trois ans (appel à l’action n°38). Ils ne remettent donc pas en question le processus, la transparence ou l’efficacité de ces mécanismes. Quant au Bureau des enquêtes indépendantes, qui doit désormais enquêter sur toute plainte formulée par un Autochtone à l’égard d’un-e policier-ère, le rapport reste également silencieux.
Au-delà des remous politiques occasionnés par sa sortie, le rapport Viens donne matière à réflexion, autant par ses silences que par les avenues qu’il esquisse.
[1] La famille déplore l’inefficacité de l’enquête policière menée par la Sûreté du Québec, particulièrement parce qu’elle est une femme autochtone. Radio-Canada, émission Enquête. T’es rendue où Cindy? En ligne: https://ici.radio-canada.ca/nouvelles/special/2015/10/cindy-ruperthouse-femmes-autochtones/index.html
[2] Ibid.
[3] Radio-Canada Abitibi-Témiscamingue. Aucune accusation contre les policiers suspendus après le reportage sur Val-d’Or. 15 novembre 2016. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1000155/aucune-accusation-contre-les-policiers-suspendus-apres-le-reportage-sur-val-dor.
[4] Gouvernement du Québec. Décret concernant la constitution de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics : écoute, réconciliation et progrès. 21 décembre 2016. En ligne : https://www.cerp.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_clients/De__cret-Commission.pdf
[5] Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics : écoute, réconciliation et progrès. Rapport final. Septembre 2019, p. 215 (Rapport Viens).
[6] Ibid.
[7] Radio-Canada. Québec s’excuse auprès des Autochtones. 2 octobre 2019. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/info/videos/media-8157729/quebec-s-excuse-aupres-autochtones.
[8] Radio-Canada. Après les excuses du Québec, les Autochtones espèrent des actions. 2 octobre 2019. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1327746/discrimination-excuses-quebec-nations-autochtones-francois-legault.
[9] Radio-Canada. Déclaration de l’ONU sur les Autochtones : QS balaie les réserves de Legault. 9 octobre 2019. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1338114/declaration-onu-peuples-autochtones-commission-viens-droits.
[10] Radio-Canada. Espaces Autochtones. Rencontre de Québec : les Autochtones déçus de l’absence de Legault. 17 octobre 2019. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1349552/rapport-viens-excuses-rencontre-gouvernement-legault-premieres-nations-quebec-labrador-damours-picard-sioui.
[11] Rapport Viens, p. 227.
[12] Rapport Viens, p. 489-491.
[13] Ibid. p. 491.
[14] Ibid., p. 311.
[15] Ibid., p. 313. Le rapport précise que cette statistique est sans aucun doute inférieure à la réalité, puisque seuls les Autochtones déclarant des adresses en communauté ont pu être identifiés dans le système informatique de la Cour du Québec. Près de la moitié des Autochtones vivent en milieu urbain et ne pouvaient donc pas être comptabilisés.
[16] Ibid., p. 311 et 324.
[17]Précisons ici que l’expression « droit autochtone » est utilisé pour se référer « aux droits, lois et normes dérivées des communautés autochtones et non aux lois et normes issues du gouvernement pour réguler le traitement des personnes autochtones ». Rapport Viens, p. 318.
[18] TVA Abitibi-Témiscamingue. Commission Viens : déception chez les femmes autochtones. 1er octobre 2019. En ligne : https://tvaabitibi.ca/blogue/article/commission-viens-des-femmes-r%C3%A9agissent.
[19] La Presse. Commission Viens sur les Autochtones : « le temps est venu d’agir ». 30 septembre 2019. En ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/201909/30/01-5243463-commission-viens-sur-les-autochtones-le-temps-est-venu-dagir.php.
[20] Rapport Viens, p. 305.