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Alessandra Devulsky, PhD, chargée de cours
Département de sciences juridiques, UQAM
Toute tentative d’évaluation de la société brésilienne sous le joug du gouvernement Bolsonaro doit être guidée par deux axiomes. Premièrement, Bolsonaro est un moment passager, une conjoncture. Deuxièmement, il n’est pas le premier président fasciste au Brésil.
L’exercice de compréhension de la montée de la droite au Brésil ne saurait se passer d’une contextualisation prenant en compte le processus de colonisation portugaise existant jusqu’à la fin du XIXe siècle qui a instauré au Brésil un mode de gouvernance visant les intérêts de l’élite monarchique.
Trois cents ans d’occupation portugaise aboutissant au déménagement de la famille impériale portugaise à la colonie brésilienne, un fait rarissime dans les processus de colonisation, ont instauré une culture qui confond sphère publique et sphère privée. En fugue à cause des assauts des bonapartistes, la famille royale portugaise qualifiait officiellement le Brésil de sa « vache à lait », une vision, hélas! toujours en vogue, permettant l’expropriation des fonds publics et des ressources naturelles du pays pour le bénéfice de l’élite, au détriment des pauvres.
Le Brésil a connu son premier président de gauche dans un contexte où tout le monde, surtout les plus riches et les marchés, attendait une crise économique sévère qui serait provoquée par la fuite du capital international effrayé par l’élection de Lula. Cela n’est pas arrivé. Lula a mis en place un gouvernement de coalition avec les forces les plus rétrogrades du pays, ce qui a donné une relative stabilité politique à son caucus et inauguré plusieurs années de forte croissance économique, en raison des conditions favorables du marché international. Le Ministère pour la promotion de l’égalité raciale, une instance innovatrice ayant pour but de développer des politiques publiques capables de pérenniser le combat contre les discriminations raciales qui perdurent depuis l’abolition de l’esclavage en 1888, représente bien le changement d’orientation politique du Brésil. Les programmes de lutte aux inégalités sociales n’avaient jamais eu une telle importance avant l’arrivée de Lula.
Ces deux axes, la lutte au racisme et celle à la pauvreté extrême, ont valu à Lula et à Dilma Rousseff la haine de l’élite économique du pays. Les partis politiques conservateurs, habitués à avoir un libre accès aux richesses du pays sans interruption depuis la proclamation de la république en 1889, n’arrivent cependant pas à vaincre le Parti des travailleurs (PT) lors des élections. Il leur a fallu étiqueter le parti et ses représentant-e-s les plus en vue de corrompus, pendant une campagne qui a commencé bien avant le procès de Lula dans l’opération Lava Jato[1].
Ne voulant plus jouer le rôle de figurant dans le gouvernement de Lula et Dilma, ces partis opportunistes assoiffés du pouvoir se sont servi de la crise économique pour attaquer et discréditer Dilma Rousseff, allant même jusqu’à faire valoir d’obscures irrégularités d’autorisation budgétaire pour justifier le coup parlementaire de 2016. Une fois orchestré, il fallait aussi s’attaquer à Lula et le discréditer, car il était en tête des sondages et représentait une menace pour les intérêts de la classe dominante. Sous la pression du juge Sérgio Moro – un juge carriériste dont la réputation a chuté vertigineusement lorsqu’il est devenu Ministre de la Justice de Bolsonaro – et au moyen de plusieurs irrégularités procédurales, Lula a été condamné et écarté de l’élection.
Selon l’anthropologue brésilien Darcy Ribeiro, cet enchevêtrement entre les intérêts publics et privés hérité du processus colonial portugais est l’une des racines de la corruption systémique au Brésil, comme dans la plupart des pays qui ont connu l’occupation coloniale.
Pour affirmer que la corruption au Brésil a connu un sommet sous les gouvernements de Lula et Roussef, il faut choisir délibérément d’ignorer tous les scandales depuis 1889 et, encore plus important, d’ignorer les sommes colossales de fonds publics détournées et les preuves de ces méfaits. Le gouvernement de Lula était très estimé par la population, et cela semble être la raison principale de son emprisonnement.
Le coup parlementaire subi par Dilma Rousseff en 2016 présentait déjà les signes d’une crise majeure de l’État brésilien. Pour se faire élire, Bolsonaro prendra pour cibles : les populations noires et leur combat contre le racisme systémique; les peuples autochtones et leurs demandes pour la reconnaissance de leurs territoires et de leurs droits; les femmes et l’équité salariale; les LGBTQ2+ et leurs droits civils.
Contrer ces luttes de reconnaissance des droits devient une forme de gouvernance, tandis que les forces d’exploitation des ressources naturelles et le modèle de dépendance économique renforcent encore plus leur emprise sur le pays.
Les églises évangéliques, très influentes au Brésil, ont joué un rôle capital dans l’élection de Bolsonaro. Dans les franges du conservatisme pentecôtiste, l’idée de guerre culturelle contre une gauche associée à la défense de droits humains gagne en force comme voie exclusive du maintien du capital et de la famille traditionnelle. L’instrumentalisation du système judiciaire, comme de l’ensemble de l’appareil d’État, est le prolongement logique de cette guerre. Avec une police militarisée au Brésil, un héritage maudit des années de plomb dictatoriales, certains crimes, comme l’exécution de Marielle Franco, demeurent impunis puisqu’ils correspondent à une logique de guerre contre l’ennemi, une guerre nécropolitique[2]. Hélas, en ce moment, l’ennemi du gouvernement est le peuple. Aujourd’hui, il est l’otage de son histoire et de ses échecs successifs à saisir les vrais enjeux de son passé.
[1] L’opération Lava Jato (ou scandale Petrobras) est une enquête de la police fédérale du Brésil qui a commencé en mars 2014, concernant une affaire de corruption et de blanchiment d’argent impliquant notamment la société pétrolière publique Petrobras.(…) Les faits reprochés (…) incluent des commissions pour des personnalités politiques de toutes affiliations en échange de leur implication dans des contrats publics surfacturés.
[2] La nécropolitique est un néologisme créé par le théoricien du post-colonialisme, politologue et historien camerounais Achille Mbembe. Il fait l’hypothèse que l’expression ultime de la souveraineté réside dans le pouvoir social et politique de décider qui pourra vivre et qui doit mourir. (NDLR)