Une hiérarchie du mérite dans la gestion de la pandémie ?

Ce texte a pour objectif de rappeler à nos gouvernant-e-s que le soin n’est pas que sanitaire et curatif. Il doit être également politique, organisationnel et social.

Un carnet rédigé par Annie Liv, physiothérapeute, étudiante en bioéthique à l’École de santé publique, Université de Montréal


La pandémie de COVID-19 est un exemple édifiant de la pensée de Didier Fassin sur la gestion politique différentielle des vies. Il y a d’un côté les mesures de santé publique, qui visent à protéger la vie dans son sens le plus sacré et absolu, et de l’autre, des entraves administratives et sociales à l’existence de certaines vies (Fassin, 2012). Le traitement différentiel appliqué aux personnes demandant l’asile met en lumière les incohérences des décideurs politiques. En témoignent les critères d’admissibilité au nouveau programme d’immigration destiné aux personnes demandant l’asile mis en place le 14 août 2020.

Une récompense pour les « anges gardiens » du Québec

Cet été, le gouvernement canadien mettait en place un nouveau programme d’immigration destiné aux personnes demandant l’asile ayant prodigué des soins de santé pendant la pandémie de COVID-19, en tant que préposé-e-s aux bénéficiaires, infirmiers et infirmières, aide-infirmiers et aide-infirmières, aide-soignants-e-s aides de maintien à domicile et superviseur-e-s de soins infirmiers. Alors qu’initialement, le gouvernement Trudeau souhaitait ouvrir le programme à l’ensemble des travailleurs et travailleuses des établissements de santé, pour François Legault, il était nécessaire d’en limiter l’accès aux professionnel-le-s de la santé afin de prévenir un excès d’attractivité migratoire vers le Québec.

Pourtant, pour être admissible à ce programme, il faut avoir déposé une demande d’asile avant le 13 mars 2020, ce qui réduit dès lors l’effet d’attraction tant redouté.

Ce choix de récompenser les un-e-s et d’exclure les autres s’oppose aux principes de justice sociale et de réciprocité. En effet, c’est l’ensemble des travailleurs et des travailleuses des établissements de santé qui ont fourni des efforts considérables depuis le début de la pandémie. Tandis que l’efficacité des soins et l’accueil optimal des patient-e-s nécessitent le maintien d’un environnement propre et sécurisé, l’exclusion du programme d’immigration des personnes qui exécutent ces tâches – c’est le cas notamment des gardien-ne-s de sécurité et des préposé-e-s à l’entretien ménager – a comme conséquence une profonde injustice.

Le portrait médiatisé de Souni Idriss Moussa, demandeur d’asile tchadien arrivé au Québec à l’été 2018, illustre parfaitement cette situation. Agent de sécurité au sein de l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec (IUCPQ), il fait partie des exclu-e-s du programme de régularisation. Aujourd’hui, sa demande a été rejetée et il risque l’expulsion. Dans une interview pour Radio-Canada, il soulignait le caractère indispensable des agent-e-s de sécurité dans la gestion de la circulation virale au sein des établissements de santé et dans la garantie du bien-être des patient-e-s ainsi que de l’ensemble du personnel hospitalier en temps de pandémie. « Si on n’était pas important, pas essentiel, pourquoi est-ce qu’on aurait autant besoin de nous ? ». Cette déclaration révèle la situation paradoxale de laisser une personne en insécurité administrative, alors même qu’elle assurait la sécurité de la communauté québécoise.

Vers une polysémie du « prendre soin »

Ce que souligne également cette histoire, c’est une certaine définition du soin. Celle du philosophe Frédéric Worms dans son texte « Le soin, oui, mais tout le soin ». À travers une définition du soin à la fois social, politique et organisationnel, il rappelle que le soin n’est pas seulement curatif et sanitaire. Il y a une « polysémie du prendre soin ». Le soin n’est pas ponctuel ni spécifique aux situations de crise. La distribution du soin n’est pas oscillatoire – à l’image de l’alternance de phases de confinement et de déconfinement – elle est continue.

Cette définition large du soin accentue l’aspect discriminatoire du nouveau programme d’immigration. Ce dernier récompense les manifestations les plus visibles du soin et fait totale abstraction de ses signes les plus discrets. Ceux et celles-là mêmes qui permettent au soin d’exister dans ses voies les plus directes et largement diffusées. Il est donc erroné d’accorder aux soignant-e-s le monopole du soin, ce dernier est sous-tendu par tout un réseau d’individus interdépendants.

Ainsi, le choix politique de ne récompenser que les soignant-e-s est injuste et discriminatoire tant il omet les autres formes de soins qui participent au maintien de la communauté.

En plus de témoigner d’une conception limitée du soin au sein de la société, cette mesure promeut de surcroît l’idée de l’obtention du statut de réfugié-e basée sur le mérite. Le fait d’attribuer le statut de réfugié-e sur la base arbitraire de la profession et de l’utilité sociale méprise le fait qu’il s’agit avant tout d’individus qui craignent la persécution et dont la vie est en danger dans leur pays d’origine. En outre, s’il ne s’agissait que d’utilité sociale, rappelons aux gouvernants que les migrant-e-s sont surreprésentés dans les secteurs d’activités définis comme « essentiels » (Cleveland et al, 2020).

En finir avec la charité

Dans la revue Psychiatry Research, Dalexis et Cenat rappellent qu’avant d’arriver au Québec par le chemin de Roxham, les personnes demandant l’asile ont pour la plupart expérimenté des guerres, des persécutions politiques, des violences génocidaires, des viols, des trafics d’êtres humains, les pertes de leurs proches, etc. L’état de résilience, nécessaire à maintenir leur existence est indissociable de la mise en place de programmes migratoires œuvrant à leur intégration pérenne et sereine (Dalexis et Cena, 2020). Au nom des principes de justice sociale et de réciprocité, il est nécessaire de reconnaître et valoriser cette dimension à travers des mesures administratives adéquates et justes. Il convient pour cela de délaisser la dimension méritocratique des programmes migratoires laissant trop souvent croire que les personnes demandant l’asile ont une dette envers les pays d’accueil. Bien que ce nouveau programme permette à certaines d’entre elles d’accéder à la résidence permanente, il demeure injuste d’en laisser d’autres dans l’incertitude combinée au sentiment d’être « non essentiel-le ». Le fait de régulariser ces personnes n’est pas le fait d’institutions charitables ni humanistes, mais celui d’institutions justes (Chung, 2012).


Cameron D. 2020. Demandeurs d’asile: Ottawa régularisera le statut des anges gardiens [Internet]. La Presse. 2020 [cité 28 sept 2020]. Disponible sur: https://www.lapresse.ca/covid-19/2020-08-14/demandeurs-d-asile-ottawa-regularisera-le-statut-des-anges-gardiens.php

Chung R. “A Theoretical Framework for a Comprehensive Approach to Medical Humanitarianism”. Public Health Ethics. 1 avr 2012;5(1):49‑55.

Cleveland J, Hanley J, Wolofsky T. 2020. Impacts de la crise de la COVID-19 sur les « communautés culturelles » montréalaises. Enquête sur les facteurs socioculturels et structurels affectant les groupes vulnérables. Institut universitaire SHERPA.

Dalexis RD, Cénat JM. Asylum seekers working in Quebec (Canada) during the COVID-19 pandemic: Risk of deportation, and threats to physical and mental health. Psychiatry Research. 1 oct 2020;292:113299.

Fassin D. That obscure object of global health. In: Medical Anthropology at the intersections. Durham, London: Duke university Press; p. 95‑115.

Pilon-Larose H. «Anges gardiens»: Québec n’interviendra pas pour Souni Idriss Moussa [Internet]. La Presse. 2020 [cité 28 sept 2020]. Disponible sur: https://www.lapresse.ca/actualites/2020-08-27/anges-gardiens-quebec-n-interviendra-pas-pour-souni-idriss-moussa.php

Schué ZP-. Le statut des « anges gardiens » de la santé sera régularisé | Coronavirus [Internet]. Radio-Canada.ca. Radio-Canada.ca; [cité 28 sept 2020]. Disponible sur: https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1726120/asile-immigration-covid-residence-permanente-trudeau-legault-canada-quebec-preposes

Worms. 2020. « Le soin, oui, mais tout le soin ». PUF. Question de soin. Paris

Nouveau programme d’immigration au Québec – Un statut permanent pour les demandeurs d’asile ayant prodigué des soins de santé pendant la pandémie [Internet]. [cité 1 sept 2020]. Disponible sur: https://www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/nouveau-programme-dimmigration-au-quebec-un-statut-permanent-pour-les-demandeurs-dasile-ayant-prodig/


Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices.