Les limites et les faiblesses de l’enquête Camara

L’injustice profonde vécue par M. Camara devrait-elle ouvrir la voie à un questionnement plus large des interventions policières et judiciaires auprès des personnes racisées ?
Un carnet rédigé par Jacinthe Poisson, juriste, membre de l’équipe juridique de la Commission Viens, professionnelle de recherche à l’Observatoire des profilages, membre du CA de la Ligue des droits et libertés.

Le 3 février 2021, Mamadi III Fara Camara était arrêté pour tentative de meurtre envers un policier dans le quartier Parc-Extension à Montréal. Il aura fallu six jours pour qu’un arrêt des procédures soit prononcé et ses accusations retirées. Quelques jours plus tard, le directeur du SPVM l’a disculpé publiquement et a présenté ses excuses. Aux yeux des acteurs policiers et judiciaires, ainsi qu’aux yeux du public, son innocence ne fait plus de doute.

La mise en accusation de M. Camara a fait couler beaucoup d’encre et a soulevé nombres d’enjeux d’importance, autant concernant la présomption d’innocence que les pratiques policières empreintes de biais, de discrimination et de profilage racial. Est-ce que l’enquête ordonnée par le gouvernement provincial permettra de faire la lumière sur ces préoccupations légitimes ? Selon le décret 117-2021, finalement rendu public dix jours après le début de l’enquête, rien n’est moins sûr.

En effet, contrairement au régime des commissions d’enquête au Québec, l’enquête Camara ne sera ni transparente ni publique et rien ne garantit que son rapport ne soit rendu public.

Son mandat, rédigé de façon excessivement restreinte à la situation individuelle vécue par M. Camara, risque par ailleurs d’éclipser ces préoccupations systémiques.

Une enquête en vertu de la Loi sur la police et non une commission d’enquête

Pour cerner les limites de l’enquête Camara, il faut d’abord comprendre que le gouvernement n’a pas mis en place une commission d’enquête. C’est plutôt en vertu de l’article 279 de la Loi sur la police que la ministre de la Sécurité publique Geneviève Guilbault [1] nommait le 9 février dernier le juge Louis Dionne pour mener une enquête d’une durée de cinq mois. Bien que cette enquête soit en vertu de la Loi sur la police, le juge Dionne est investi des pouvoirs et de l’immunité d’un commissaire nommé en vertu de la Loi sur les commissions d’enquête (art. 283 de la Loi sur la police). Il peut ainsi assigner ou contraindre toute personne ou organisme public à témoigner ou à déposer des documents qu’il juge nécessaires à son mandat. Il devra rendre un rapport d’enquête à la ministre pour exposer ses constatations et recommandations, sans pouvoir imposer de blâme ou de sanctions contre qui que ce soit (art. 284).

Une enquête menée dans l’ombre

L’enquête Camara, contrairement à une commission d’enquête, ne sera pas publique et son processus ne sera pas transparent. En effet, la transparence et la publicité des travaux sont des principes qui guident les travaux des commissions d’enquête au Québec, sauf lorsqu’exceptionnellement, des audiences justifient de se tenir à huis clos. Celles-ci sont beaucoup plus connues du public, puisque leurs travaux sont bien souvent rapportés par les médias.

On peut penser aux commissions d’enquête sur les contrats publics dans l’industrie de la construction (Charbonneau), sur la protection de la confidentialité des sources journalistiques (Chamberland), sur les relations entre les Autochtones et certains services publics (Viens) et, plus récemment, sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (Laurent), pour laquelle le rapport final est attendu le 30 avril 2021.

Toute personne peut assister en personne ou en ligne à leurs audiences et suivre leurs travaux pas à pas, tout comme les médias. Les rapports des commissions d’enquête sont aussi toujours rendus publics et accessibles en ligne. Sauf exception, les documents récoltés durant les travaux des commissions d’enquête sont également rendus publics, sont accessibles en ligne et sont déposés puis archivés à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ).

Au contraire, rien ne garantit que les travaux et les conclusions de l’enquête Camara ne soient rendus publics. Ni la Loi sur la police ni le décret 117-2021 ne garantissent la publication du rapport du juge Dionne : il y est seulement prévu que le rapport soit remis aux ministres de la Justice et de la Sécurité publique, ainsi qu’au Directeur des poursuites criminelles et pénales. Certes, le fait qu’une enquête policière soit toujours en cours peut justifier que des pans du rapport ne puissent pas être rendus publics.

Malgré cela, le gouvernement n’aura aucune obligation de rendre certaines parties du rapport publiques, ni même de justifier les raisons pour lesquelles il refuserait de le faire.

Le public et les médias seront donc gardés dans l’ombre d’une enquête d’importance. Mais il y a encore plus inquiétant. Si l’ampleur des préoccupations soulevées par le drame de M. Camara peut être comparée à une montagne, comme le dit l’adage, cette enquête risque d’accoucher d’une souris.

Un mandat restreint qui éclipse les enjeux systémiques

Par le décret 117-2021, le juge Dionne est d’abord mandaté pour enquêter « sur le Service de police de la Ville de Montréal concernant les circonstances ayant mené à l’arrestation et au dépôt d’accusations à l’endroit de monsieur Mamadi III Fara Camara ainsi qu’à sa détention ». Il est également mandaté pour enquêter sur « le traitement judiciaire de M. Camara et les circonstances ayant conduit aux décisions prises aux différentes étapes du processus judiciaire au regard des normes et principes juridiques applicables, en tenant compte du fait que ces décisions relèvent du pouvoir discrétionnaire de la poursuite ».

Le mandat confié au juge Dionne est ainsi restreint à l’étude de la situation très spécifique vécue par M. Camara, sans s’intéresser aux enjeux systémiques.  Fait intéressant, le préambule du décret y ouvre la porte en mentionnant les « recommandations quant aux mesures concrètes à mettre en œuvre afin d’éviter la récurrence d’une telle situation », mais cette mention n’est pas répétée dans la section du décret qui décrit le mandat du juge Dionne.

Un mandat aussi restreint détonne face à l’historique d’enquêtes de nature systémique que nous connaissons au Québec.

Pensons aux deux dernières commissions d’enquête en liste : la Commission Viens et la Commission Laurent. Bien que ces deux commissions découlaient de drames vécus par des personnes spécifiques, leurs mandats dépassaient largement les situations vécues par celles-ci. Le décret 1095-2016 qui a créé la Commission Viens mentionnait d’emblée dans son préambule « qu’au-delà des faits précis concernant des cas individuels, il y a lieu de faire la lumière plus globalement sur les enjeux systémiques caractérisant la relation entre les Autochtones et les intervenants de certains services publics au Québec ». Quant à la commission Laurent, le drame d’une jeune fille a ouvert la voie à une commission d’enquête pour examiner l’ensemble du système de protection de la jeunesse (décret 534-2019).

Ce mandat restreint détonne même avec la dernière enquête ordonnée en vertu de l’article 279 de la Loi sur la police, à qui un mandat systémique a d’emblée été donné. En 2017, la division des enquêtes internes du SPVM était la cible de sérieuses allégations de corruption. Me Michel Bouchard a alors été désigné pour enquêter non seulement sur les pratiques des enquêtes internes du SPVM, mais aussi sur les « enjeux plus systémiques » qui ont mené à une telle crise et qui ont miné la confiance de la population envers le corps de police (voir ici son rapport final).

Comment ainsi justifier que l’injustice profonde vécue par M. Camara n’ouvre pas la voie à un questionnement plus large des interventions policières et judiciaires auprès des personnes racisées, alors même que de nombreux récents rapports soulèvent des pratiques de discrimination systémique et de profilage au sein du SPVM et au sein du système judiciaire ?

Pensons au récent rapport commandé par le SPVM où on apprenait que les personnes noires sont cinq fois plus interpellées que les personnes blanches et que les femmes autochtones sont onze fois plus interpellées que les femmes blanches. Pensons au rapport Viens qui concluait entre autres que le système judiciaire est source de discrimination systémique pour les peuples autochtones.

La réticence, voire le refus du gouvernement actuel à reconnaître l’existence du racisme systémique dans la province pourrait certes y être pour beaucoup. Est-ce que l’option d’une commission d’enquête publique serait préférable, ou est-ce qu’une interprétation large par le juge Dionne de son mandat pour y inclure ces préoccupations systémiques, comme l’ont enjoint à le faire des dizaines d’experts, serait suffisante ? En l’absence de l’une ou l’autre de ces options, il pourrait s’agir là d’un malheureux rendez-vous manqué avec l’histoire.


[1] Notons que la création d’une commission d’enquête est ordonnée par décret par le gouvernement plutôt que par la ministre de la sécurité publique en vertu de la Loi sur les commissions d’enquête.


Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices.