Semaine québécoise des personnes handicapées: parlons des vrais enjeux

Comme le racisme systémique, le capacitisme est une responsabilité sociale que le gouvernement québécois doit saisir à bras-le-corps.
Un carnet rédigé par Jérôme Saunier, militant des droits des personnes en situation de handicap

Comme chaque année, la Semaine québécoise des personnes handicapées s’est déroulée du 1er au 7 juin. Si vous n’en avez pas entendu parler, c’est normal : bon an, mal an, cet exercice demeure plutôt confidentiel, faute de promotion de la part de l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) et d’une couverture médiatique digne de ce nom.

Que cherchait-on à accomplir cette année sous le thème « Une société plus inclusive, un geste à la fois »? L’OPHQ nous a assuré que « nous pouvons toutes et tous agir afin de rendre notre société plus juste, plus équitable, plus inclusive », qu’il « n’en tient qu’à nous, individuellement et collectivement ». On semblait néanmoins surtout souhaiter que la majorité non handicapée pose de « simples gestes » à sa « portée », par exemple « agir avec respect, ouverture et compréhension », qu’elle contribue à « aider une personne » et à « faire tomber » les obstacles. Bref, il s’agissait d’un mol appel à l’action adressé au public.

Un appel mou et confidentiel, donc, mais aussi superficiel.

La politesse ne fait pas de tort et, en théorie, chacune et chacun d’entre nous devrait faire son possible pour rendre le monde un peu plus vivable. Cependant, bien que les gestes individuels soient indéniablement utiles dans les interactions quotidiennes, est-il raisonnable de ne compter que sur eux pour qu’adviennent la justice, l’équité et l’inclusion dans notre société? L’OPHQ semble vouloir faire peser sur les épaules d’individus armés de bons sentiments l’entière responsabilité de mener à bien ce chantier pharaonique — pas plus d’un geste à la fois. Autant essayer de construire des pyramides à la petite cuillère.

Cette Semaine de sensibilisation fête ses vingt-cinq ans. La Charte des droits et libertés de la personne interdit depuis quatre décennies de discriminer les personnes en situation de handicap.

Or la ségrégation persiste au Québec. La pauvreté des personnes en situation de handicap persiste.

Les acteurs politiques et économiques continuent de bafouer la Charte impunément en s’appuyant sur un cadre juridique et institutionnel taraudé par le capacitisme; ou, pour le dire autrement, les titulaires de la puissance publique et des droits de propriété abusent de leur pouvoir en toute légalité au détriment des titulaires des droits de la personne pourtant garantis par la Charte. La Semaine ne serait-elle qu’une sorte de cache-sexe qui dissimule maladroitement la violation honteuse de nos droits à grande échelle et la marginalisation qui en résulte?

Ibram X. Kendi, historien américain spécialiste des politiques discriminatoires et fervent militant antiraciste, estime que ses compatriotes (mais le phénomène semble universel) « sont formés pour voir les déficiences des individus plutôt que celles de la politique ». Selon lui, c’est « une erreur très facile à commettre » parce que « les gens sont devant nos yeux », mais que « [l]a politique est lointaine[1] ».

Détachons donc les yeux des personnes ayant des limitations fonctionnelles pour les poser sur les politiques déficientes (en matière de construction, d’urbanisme, de transports, d’information) qui nous maintiennent en situation de handicap, font de nous des citoyennes et citoyens de seconde zone et nous excluent du contrat social.

Seule l’action publique peut corriger ces atteintes à nos droits. Il faut agir collectivement, comme nous y exhorte l’OPHQ, mais parce que les gestes isolés ne peuvent pas grand-chose contre des préjugés et une discrimination profondément ancrés dans les institutions et dans les mœurs — ce dont il ne dit mot.

Nourrir le mythe des petits gestes individuels qui changent le monde, c’est laisser entendre qu’on peut uniquement soulager des cas particuliers, comme si la discrimination systémique nécessitant une réponse systémique hors de la portée du commun des mortels n’existait pas. C’est aussi perpétuer le préjugé éculé selon lequel toute solution relève de la charité, alors qu’il s’agit de prendre des mesures législatives et réglementaires pour faire respecter nos droits fondamentaux à l’égalité et à la dignité. L’inclusion ne saurait se résumer à se donner bonne conscience en tenant une porte ouverte pour laisser passer une personne en fauteuil roulant.

S’il veut réellement sensibiliser la population, l’OPHQ doit parler de l’oppression bien réelle et dévoiler toute l’ampleur des enjeux.

Comment se fait-il que seulement 16 des 68 stations du métro de Montréal — sciemment conçu sans ascenseurs — soient accessibles aux personnes à mobilité réduite? Pourquoi des milliers de commerces de proximité sont-ils encore ségrégués? Pour quelle raison les logements accessibles et abordables sont-ils une denrée aussi rare? Pourquoi ne pas parler de ces inégalités sociales qui, parmi tant d’autres, caractérisent la condition des personnes en situation de handicap? Au lieu d’insinuer que le handicap n’est qu’une tragédie personnelle méritant l’attention compatissante de la majorité, l’OPHQ doit expliquer qu’il s’agit, comme le racisme systémique, d’une responsabilité sociale que le gouvernement québécois doit saisir à bras-le-corps.

La plupart des personnes non handicapées l’ignorent sans doute, mais il n’y a toujours pas de loi québécoise sur l’accessibilité universelle à l’horizon.

 

Plusieurs provinces et pays, dont l’Ontario, le Manitoba, la Nouvelle-Écosse, la France, les États-Unis et le Canada (au palier fédéral), ont compris l’importance d’une législation sur l’accessibilité universelle, dans certains cas depuis longtemps. À l’heure de la sortie de crise, a-t-on pris acte des inégalités criantes révélées par la pandémie ou reprendra-t-on ses vieilles habitudes discriminatoires comme si de rien n’était? Nous demandera-t-on encore de patienter tout en menant une politique des petits pas qui, d’atermoiements en tergiversations, remet toujours à plus tard la pleine égalité promise par la Charte? Pour emprunter les mots de Martin Luther King, il faut se garder de « prendre le tranquillisant du gradualisme[2] » : il faut au contraire substituer de toute urgence à l’immobilisme ambiant une action publique volontariste et prioritaire pour l’égalité des personnes en situation de handicap. Qu’attendons-nous?


[1] Ibram X. Kendi, Comment devenir antiraciste, trad. Thomas Chaumont, Les Éditions de l’Homme, 2020.

[2] « I Have a Dream », Discours de Martin Luther King, 28 août 1963, trad. Pascale Haas, Paris, Points, « Grands discours », 2009.


Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices.