Discrimination salariale ou racisme institutionnel?

Le racisme et les formes de discrimination sous lesquelles il se manifeste peuvent trouver dans le monde du travail des espaces propices à leur expression. Au Canada, trois programmes qui régissent les flux de main-d’œuvre migrante temporaire contribuent à instituer des inégalités ethniques.

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Sid Ahmed Soussi
Département de sociologie, UQAM

Le racisme et les formes de discrimination sous lesquelles il se manifeste peuvent trouver dans le monde du travail des espaces propices à leur expression. Certains milieux du travail le sont plus que d’autres, comme ceux où il y a une présence significative d’employés-es d’origines ethnoculturelles diverses ou de « travailleurs-es issus-es de l’immigration[1] ». Ce type de discrimination, souvent qualifiée de « rapports sociaux racisés » dans la recherche sociale[2], est attribué à certains facteurs comme le déficit d’intégration économique ou culturelle, ou à des comportements xénophobes suscités entre autres par la peur de l’altérité. Dans tous ces cas, la lutte contre les effets néfastes de ce racisme ordinaire tire — à tort ou à raison — une partie de sa légitimité du fait que ce racisme est d’autant plus inadmissible qu’il frappe des citoyen-ne-s ou des résident-e-s permanents[3] et qu’il contrecarre les efforts d’intégration déployés par la société civile et les politiques publiques mises en œuvre par l’État.

Qu’en est-il, dès lors, des milieux du travail où le recours aux travailleuses et travailleurs migrants temporaires est devenu un phénomène en pleine croissance, accéléré par la remarquable expansion du Programme de travailleurs étrangers temporaires (PTET) conçu et géré par l’État au Canada?

Le Canada considère l’immigration comme un des fondements de son développement économique et de sa croissance démographique. Jusqu’aux années 1960, il a favorisé une immigration d’origine européenne[4], même si à certains moments de son histoire les besoins de main-d’œuvre massive (mines, chemin de fer, etc.) l’ont conduit à recourir à des bassins d’immigration ethniquement plus diversifiés. Cette immigration, à vocation permanente, n’a pas été épargnée par différentes formes de discrimination raciale, systémique ou conjoncturelle, à l’instar de celles qui ont affecté l’immigration chinoise au tournant du 20e siècle, l’immigration japonaise durant le dernier conflit mondial ou encore l’immigration arabe et/ou musulmane depuis les attentats du 11 septembre 2001. Cette politique d’immigration permanente subira un changement radical dès la fin des années 1990. Au Canada, comme dans plusieurs pays de l’OCDE, l’immigration permanente laisse progressivement place à l’immigration temporaire. Les flux migratoires internationaux sont désormais marqués par une croissance accélérée du nombre des travailleuses et travailleurs migrants temporaires[5]. L’immigration fait l’objet de politiques publiques de plus en plus sélectives de la part de ces pays.

 

Des politiques publiques tournées vers la migration temporaire

Au Canada, cette transition s’est accentuée ces dernières années avec la réorientation des politiques publiques en matière d’emploi et d’immigration, notamment par l’expansion du Programme de travailleurs étrangers temporaires. Ces politiques participent d’une tendance internationale lourde privilégiant la mobilité temporaire plutôt que l’immigration permanente. La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (2002) ouvre l’accès au marché de l’emploi à des travailleuses et travailleurs étrangers et accorde un pouvoir discrétionnaire à l’État pour gérer des programmes ad hoc qui « contribuent à la compétitivité de l’économie canadienne ». Ces nouvelles règles encouragent le recrutement d’une main-d’œuvre migrante temporaire et concordent pleinement avec les directives des principales institutions internationales en la matière, dont l’OCDE et, surtout, l’Organisation internationale pour les migrations[6] qui enjoignent expressément aux États de s’assurer que les migrations du travail n’ouvrent pas la voie à l’immigration permanente[7].

Au Canada, trois programmes régissent les flux de main-d’œuvre migrante temporaire. Le Programme des aides familiaux résidants, remanié en 1992, draine une main-d’œuvre destinée au travail domestique : soins pour enfants, personnes âgées, handicapées; mais ce sont les tâches d’entretien ménager qui caractérisent ce personnel. Ce programme recrute surtout des femmes en provenance des Philippines et est le seul à autoriser l’accès à la résidence permanente sous certaines conditions sévères de durée de séjour et de volume horaire d’activité notamment. Le 2e programme, Programme des travailleurs agricoles saisonniers, résulte d’un accord signé entre le Canada et la Jamaïque en 1966, suivi par d’autres protocoles avec des pays d’Amérique centrale, dont le Mexique, devenu la principale source de main-d’œuvre dans le cadre de ce programme. Le 3e programme, Programme des travailleurs étrangers temporaires — peu spécialisés (PTET-PS), le plus important par son volume, a été lancé en janvier 1973 et visait, sous sa mouture initiale dite PTET-standard, une main-d’œuvre hautement qualifiée (universitaires, ingénieur-e-s, cadres). Ce programme connaît une remarquable expansion, jusqu’à concurrencer le Programme des travailleurs agricoles saisonniers en raison d’une flexibilité particulièrement favorable aux employeur-e-s. Son élargissement à différents secteurs (technologie, finance, etc.) contribue à une profonde transformation du phénomène migratoire au Canada où le nombre des visas temporaires de travail a quadruplé depuis le début des années 2000, passant à 221 273 en 2013 (EDSC, 2014).

Au Québec, comme dans le reste du Canada, la main-d’œuvre migrante temporaire est présente dans l’agro-industrie, le travail domestique, la construction, l’exploitation minière et l’hôtellerie/restauration. Elle provient essentiellement des Philippines, pour les aides familiales, du Guatemala et du Mexique pour les travailleuses et travailleurs saisonniers agricoles et le personnel de la restauration et de l’hôtellerie. D’autres secteurs y ont recours, comme les banques, les assurances, les télécommunications et l’informatique. Constat : ces emplois, faiblement rémunérés, prévalent dans des secteurs où, de l’avis même des économistes de Statistiques Canada, il n’existe pas ou peu de pénurie[8].

 

De la précarisation institutionnelle des statuts à la discrimination

Les travailleuses et travailleurs admis au titre du PTET ont des statuts individuels précaires, leur permis de travail les subordonne nominativement à l’employeur, la durée de leur contrat est limitée à 48 mois et doivent quitter le pays pour 4 ans avant de pouvoir y revenir (CIC, 2015). Ces statuts sont multiples et comprennent plus de 16 catégories, elles-mêmes subdivisées selon les situations administratives transitoires de chacun de ces travailleuses et travailleurs. Constat : l’emploi est permanent, mais la travailleuse et le travailleur migrant a un statut temporaire.

Tout se passe comme si on avait affaire à une précarisation institutionnelle de chaque migrant-e, notamment dans ses rapports, strictement réglementés, avec l’agence de recrutement, l’employeur nominatif auquel il est assujetti ou l’une des multiples officines prévues[9] auxquelles il a affaire pour régulariser chaque phase de son séjour. Les exemples sont nombreux de travailleuses domestiques philippines maltraitées par leur employeur, qui ne peuvent se plaindre, pour garder un « dossier propre » ou favoriser une demande de résidence permanente accessible seulement au prix de sévères critères de volume horaire de travail à effectuer au préalable; ou encore l’exemple de travailleuses ou travailleurs agricoles saisonniers ou d’employé-e-s d’abattoirs ne pouvant contester des conditions de travail frisant l’indécence[10] pour ne pas risquer de compromettre leur prochain contrat.

En matière de protection sociale, plusieurs études démontrent la vulnérabilité des travailleuses et travailleurs migrants temporaires [11] [12]. Il y a naturellement la Loi sur les normes du travail et la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, mais leurs dispositions sont difficilement applicables aux environnements du travail de ces employé-e-s et aux conditions de subordination à l’employeuse ou à l’employeur. Beaucoup de travailleuses et travailleurs saisonniers ne parlent pas la langue majoritaire et ne peuvent quitter physiquement leur lieu de travail. Ces personnes peuvent aussi, comme les aides familiales résidantes, se voir confisquer leurs documents d’identité par l’employeur nominatif grâce auquel le permis de travail a été obtenu[13]. Ce lien de dépendance et l’isolement social de ces travailleuses et travailleurs ressortent souvent dans les recherches et les bilans des intervenant-e-s (organisations de défense des migrants, ONG, syndicat) et montrent l’incapacité de ces travailleuses et travailleurs à faire valoir leurs droits par méconnaissance des recours administratifs et juridiques en matière de droit du travail et de protection sociale.

Ces constats traduisent plusieurs formes de discrimination — particulièrement en matière de droits sociaux du travail — auxquelles sont soumis ces travailleuses et travailleurs au regard des travailleuses et travailleurs locaux (citoyen-ne-s ou immigrant-e-s permanents). Cette discrimination multiforme renvoie clairement aux dispositifs administratifs et au cadre législatif qui règlementent leurs conditions de séjour et de travail et pose une interrogation majeure quant au rôle de l’État et à sa responsabilité dans ce que certains analystes n’hésitent pas à qualifier de racisme d’État[14], de discrimination systémique d’État[15] voire de racisme institutionnel[16] en ce sens que ces dispositifs contribuent à instituer et à reproduire des inégalités ethniques de facto dans les milieux du travail concernés en créant des espaces institutionnellement clivés : d’abord par des inégalités salariales et des conditions de travail[17] inacceptables, ensuite par des rapports sociaux racisés avérés. La cause première de ces clivages renvoie ainsi non pas à des comportements racistes individuels ou collectifs, mais à des dispositifs institutionnels stigmatisant spécifiquement cette catégorie de travailleuses et travailleurs.

 

Bibliographie

[1] Désignation utilisée par certaines organisations politiques et syndicales.

[2] Soussi, Sid Ahmed. 2013. « Les flux du travail migrant temporaire et la précarisation de l’emploi : une nouvelle figure de la division internationale du travail? », Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, vol. 8, n° 2, p. 145-170.

[3] Sharma, Nandita. 2006. Home economics: Nationalism and the making of ‘migrant workers’ in Canada, Toronto, University of Toronto Press.

[4] Thobani, Sunera. 2007. Exalted Subjects. Studies in the Making of Race and Nation in Canada, Toronto, University of Toronto Press.

[5] Organisation Internationale du Travail. 1997. « Les rangs des migrants grossissent, et les travailleurs immigrés temporaires se substituent de plus en plus aux immigrants permanents ». Genève, Suisse. http://www.ilo.org/global/about-the-ilo/newsroom/news/WCMS_008169/lang–fr/index.htm. Consulté le 29/10/2016.

[6] Organisation internationale pour les migrations. 2013. Énoncé de mission.

https://www.iom.int/fr/enonce-de-mission. Consulté le 27/10/2016.

[7] Newland K. 2005. The Governance of International Migration: Mechanisms, Processes and Institutions. Global Commission on International Migration. 18 p.

http://iom.ch/jahia/webdav/site/myjahiasite/shared/shared/mainsite/policy_and_research/gcim/tp/TS8b.pdf. Consulté le 29/10/2016.

[8] Soussi, Sid Ahmed et Ranger, Jean-Sébastien. 2015. « les programmes des travailleurs étrangers temporaires et leurs impacts sur le rapport salarial et l’action syndicale ». Rapport de recherche, Service aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

[9] À l’exemple de l’organisme FERME, acronyme désignant la Fondation des entreprises en recrutement de main-d’œuvre agricole étrangère (ou son équivalent anglais, tout aussi imagé, FARMS).

[10] Les journées des travailleuses et travailleurs saisonniers dépassent parfois les 15 heures, alors que des aides familiales résidantes sont occupées par des tâches domestiques sans balises horaires.

[11] Galerand, Elsa; Gallié, Martin et Ollivier Gobeil, Jeanne. 2015. « Travail domestique et exploitation : le cas des travailleuses domestiques philippines au Canada ». Rapport de recherche, en collaboration avec PINAY et le Service aux collectivités de l’UQAM.

[12] Soussi, Sid Ahmed. 2015. « Le travail migrant temporaire : une figure hors normes de la division internationale du travail », dans Repenser Le Travail. Des concepts nouveaux pour des réalités transformées, pp. 165‑194. Martine D’Amours, Sid Ahmed Soussi et Diane-Gabrielle Tremblay. Québec, Canada : Presses de l’Université du Québec.

[13] Galerand, Elsa; Gallié, Martin et Ollivier Gobeil, Jeanne. 2015, Ibid.

[14] Balibar, Étienne; Wallerstein, Immanuel. 1989. Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte.

[15] Sala Pala, Valérie. 2010. « Faut-il en finir avec le concept de racisme institutionnel? » Regards Sociologiques, n° 39, pp. 31-47.

[16] Miles, Robert et Brown, Malcolm. 1989. Racism, Londres, Routledge.

[17] Conditions de travail difficiles décrites notamment dans la décision du Tribunal Administratif du Travail du Québec dans Orantes Silva c. 9009-1729 Québec Inc., 2016 QCTAT 2155. http://www.crt.tat.gouv.qc.ca/uploads/tx_crtdecisions/2016_QCTAT_2155.pdf. Consulté le 29/10/2016.

 

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